Franz Kafka fait partie de ces auteurs allemands dont l’influence ne s’est pas limitée au seul monde germanique. Bien plus, il a exercé une influence sur certains auteurs étrangers et mérite aujourd’hui véritablement sa place parmi les auteurs les plus connus au monde. Son œuvre, du moins la partie la plus connue de celle-ci, peut être résumée par ce seul mot : « kafkaïen ». Cet adjectif permet de cerner sa contribution à une meilleure compréhension du monde contemporain. Le recours à cet adjectif permet de décrire un monde absurde, dont le mode de fonctionnement est incompréhensible, traversé notamment par des règles bureaucratiques dont la logique nous échappe. Il traduit en même temps l’impuissance de l’individu face à ce système tout-puissant, seul face à lui-même. C’est tout cela qui est exprimé dans ses romans (Le Procès, Le Château, America) mais aussi dans certaines de ses nouvelles (La métamorphose, Un médecin de campagne ou encore Le verdict). C’est le Kafka peu connu, le Kafka novelliste que nous allons essayer de mieux comprendre, sans pour autant nous y restreindre.
Né à Prague sous l’Empire austro-hongrois en 1883, Franz Kafka fait partie de cette minorité germanophone dans une région à majorité tchèque. C’est donc en allemand qu’il a écrit ses œuvres, mais la plupart de celles-ci ont été publiées après sa mort, et contre sa volonté. En effet, Kafka a chargé Max Brod, son ami et exécuteur testamentaire, de brûler tous ses manuscrits et lettres, tout ce qu’il avait écrit de son vivant. Cependant, Max Brod, appréciant ce qu’écrivait Kafka, a estimé que plutôt que de tout brûler, il était plus judicieux de faire connaître le talent de son défunt ami. Ce qui peut paraître anecdotique constitue en réalité une donnée majeure pour comprendre l’évolution de la réception de l’œuvre de Kafka. Il s’ensuit en effet que l’œuvre de Kafka a pendant un temps été conditionnée par l’image que Brod voulait donner de l'auteur, par les interprétations qu’il a faites de certains de ses textes. Il a été jusqu’à modifier ou continuer certains textes inachevés de Kafka afin d’en faire ce qu’il désirait. Durant les années qui ont suivi la mort de l'auteur, Brod a notamment publié des études sur l’œuvre de Kafka, faisant de lui avant tout un penseur de la judéité, ce qui relève en réalité d’une piste d'interprétation, parmi toutes celles qui ont été faites. Mais ce tour de force ne peut se comprendre que si l’on sait que Brod était un fervent défenseur du mouvement fondé par Theodor Herzl à la fin du XIXe siècle, le sionisme (le sionisme « entend œuvrer à redonner aux Juifs un statut perdu depuis l'annexion du Royaumes d'Israël à l'Empire Romain, à savoir celui d'un peuple disposant d'un territoire » [1]). Il entendait donc utiliser Kafka afin de servir les intérêts de ce nouveau mouvement. Lorsqu’on est confronté à Kafka, il est nécessaire d’avoir en tête ces quelques données concernant sa vie ainsi que de savoir ce qu’il est advenu de son œuvre, et notamment la manière par laquelle son œuvre a pu être publiée. Mais il ne faut pas céder à la tentation de vouloir tout expliquer par le seul prisme biographique et il nous faut quitter là la vie de Kafka et nous concentrer sur son œuvre. Nous allons essayer de cerner les thèmes principaux qu’il traite dans ses nouvelles et dans son roman Le Procès, qu’il utilise comme autant d’exutoires.
Kafka a écrit un nombre important de nouvelles, dont la plus connue n’est autre que La métamorphose, dont voici les premières lignes :
En se réveillant un matin après des rêves agités, Gregor Samsa se retrouva, dans son lit, métamorphosé en un monstrueux insecte. Il était sur le dos, un dos aussi dur qu’une carapace, et, en relevant un peu la tête, il vit, bombé, brun, cloisonné par des arceaux plus rigides, son abdomen sur le haut duquel la couverture, prête à glisser tout à fait, ne tenait plus qu’à peine. Ses nombreuses pattes, lamentablement grêles par comparaison avec la corpulence qu’il avait par ailleurs, grouillaient désespérément sous ses yeux2.
Comme souvent, Kafka introduit directement son lecteur, sans prologue, brutalement presque, dans l’histoire. Ce début in medias res ne se limite pas à ses seules nouvelles, il procède de même pour ses romans.
Le premier thème que l’on peut dégager se rapporte à la question de l’identité qui semble traverser nombre de ses nouvelles. Le début de La métamorphose nous décrit un homme transformé en insecte. Cette représentation de l’homme en animal est un motif qui revient assez régulièrement dans ses nouvelles : des souris, des chacals, un singe, un insecte… autant de personnages animalisés qui abordent des thèmes très variés. Cette animalisation ne peut pas ne pas nous faire penser au principe de la fable. D’une certaine manière, on peut le rattacher à La Fontaine ou à Esope, en ce qu’il utilise les animaux pour traiter de questions sur lesquelles une morale peut être dégagée à la fin (à la différence près que Kafka ne semble pas exprimer de morale aussi explicitement qu'Esope ou La Fontaine).
La question de l’identité cependant est particulièrement exprimée dans La métamorphose avec l’insecte, dans Rapport pour une académie avec le singe et, sans les animaux cette fois, dans Le chasseur Gracchus. Dans la première d’abord, l’onomastique, c’est-à-dire l’étude des noms, est révélatrice de cette préoccupation de Kafka pour l’identité. Samsa et Kafka ont le même nombre de lettres, ainsi que la même structure : le redoublement du « s » d’un côté, du « k » de l’autre, à la même place, tout comme le « a » qu’il conserve. Cela pourrait sembler anodin, si ce petit jeu n’était répété dans d’autres nouvelles. Le chasseur Gracchus par exemple est encore plus explicite : son nom, Gracchus, n’a que peu de rapports avec les hommes politiques romains portant ce nom, si ce n’est le point commun du fleuve (Gracchus erre sur une barque, transporté par les fleuves ; les frères Gracchus, quant à eux, ont eu leurs corps jetés dans un fleuve). Pourquoi Gracchus ? C’est l’onomastique qui nous apporte la réponse : gracchus provient du latin gracculus signifiant "choucas" (une espèce de corbeau). Or Kafka en tchèque signifie également choucas.3 Par ce petit jeu onomastique, il nous montre d’une certaine manière ses préoccupations concernant l’identité, et plus particulièrement une identité morcelée et multiple. En choisissant de se représenter sous un nom différent, quoique similaire, dans ses nouvelles, c’est son rapport problématique à l'identité qu’il exprime et qu'il essaie dans une certaine mesure de régler, à l’aide de fictions qu’il crée.
Dans Rapport pour une académie, un autre aspect de l’identité est abordé. Le singe capturé sur la Côte de l’Or ne porte de nom, Peter le Rouge, qu’après avoir été blessé par balles lors de sa capture, soit le moment où il est arraché à son état naturel par l’homme4. Il relate le passage d’une identité à une autre, le passage, de manière plus globale, d’une identité de singe à une identité d’homme civilisé (non sans ironie), de la nature à la culture, la civilisation. C’est en devenant un homme (il a été domestiqué, « civilisé » par les membres de l’expédition à bord du bateau) qu’il acquiert une identité, mais cette identité n’est pas lui, elle a été acquise et il a l’impression de ne pas être lui-même, comme s’il se reniait. Il a été forcé de prendre cette identité, de s’adapter aux souhaits des hommes. Certains ont pu voir illustrée dans cette nouvelle la situation des Juifs en Europe : ces individus, qui ont été assimilés à certaines populations européennes, forcés d’abandonner leur culture au profit de celle du pays d’accueil, forcés donc de se défaire de leur ancienne identité et de leur culture, ou de la vivre dans l’ombre.
Cette préoccupation constante pour ce thème de l’identité se retrouve également dans la fameuse Lettre au père, où il aborde son rapport problématique à ses racines juives, reprochant à son père notamment de ne pas lui avoir transmis la culture juive, ou du moins très partiellement (son père n’était pas très pratiquant et donc peu disposé à transmettre cette culture). Kafka a eu beaucoup de problèmes avec son père et sa personnalité imposante, ce qui n’est pas sans rapport avec son identité. Ce thème de l’identité est donc un thème central qui traverse de part en part l’œuvre de Kafka. Mais il est également un autre thème tout aussi récurrent que nous allons brièvement esquisser : le thème de la faute, de la culpabilité.
La culpabilité est en effet un autre des grands motifs de son œuvre. C’est sans aucun doute dans Le Procès que ce motif est le plus développé et le plus frappant. La première phrase nous donne immédiatement le fil conducteur du roman : « Il devait s’agir d’une calomnie car un matin, sans avoir rien fait de mal, Joseph K. fut arrêté [5] ». Dans cet incipit, ainsi que dans tout le reste du roman, Joseph K. sera considéré comme coupable et tentera de chercher la faute qu’on lui reproche, en vain. Il est condamné pour une faute que personne ne peut lui nommer et que lui-même ne connaîtra jamais. C’est notamment dans ce livre que l’adjectif « kafkaïen » trouve sa meilleure illustration : un univers bureaucratique, à l’atmosphère étouffante, à la logique incompréhensible et aux intentions obscures. C’est également à l’aide du motif de la faute que l’on peut percevoir ses autres nouvelles comme Rapport pour une académie, où son mal-être peut être interprété comme cette culpabilité d’avoir perdu son identité originelle, dont il n’est pourtant pas le moins du monde responsable. Le sentiment de la culpabilité constitue donc un des motifs, mais ce sentiment n’est dû à aucune faute, l’origine est et reste inconnue. Culpabilité, ainsi peut-on l’interpréter, qui s’incarne dans La métamorphose par cette transformation en insecte, c'est-à-dire la culpabilité comme prison intérieure.
C’est à travers les motifs de l’identité ou de la culpabilité, ainsi que l’individu abandonné à lui-même et victime d’une logique bureaucratique impénétrable que, dans un monde caractérisé par une individualisation croissante et des problèmes qui y sont liés, l’actualité de l’œuvre de Kafka prend toute sa valeur et lui confère une étonnante modernité.