Publiée en 1961, Andorra est une pièce de théâtre de Max Frisch, auteur suisse de langue allemande, connu pour des œuvres telles que Homo Faber ou Stiller. Le sujet d’Andorra a précédemment été esquissé par Max Frisch dans ses journaux, sous la forme d’une nouvelle. La pièce est publiée dans un contexte bien précis, car au début des années 1960 se déroule le Procès de Francfort : pour la première fois depuis la fin de la guerre, des Allemands jugent des Allemands. En effet, ce sont les principaux responsables des crimes nazis, 24 officiers SS, qui sont jugés par les Allemands, tandis qu'au Procès de Nuremberg, les juges étaient les Alliés (Etats-Unis, Royaume-Uni, URSS et France). Ce contexte est nécessaire à rappeler car Andorra traite à première vue de l’antisémitisme.
Le titre désigne une ville fictive, entourée par un peuple antisémite, « les Noirs » (« die Schwarzen »). Le lecteur suit le personnage d'Andri, dans ses relations avec les habitants d’Andorra, dont on ne peut pas dire qu’elles sont des plus amicales. Le fait qu’Andri soit juif ne lui facilite pas la vie. Un professeur, Can, dit l’avoir recueilli à la frontière et l’a par la suite adopté, le sauvant ainsi des griffes de ce peuple antisémite et intolérant. Mais très rapidement, on apprend que le fils adopté, Andri, n’est peut-être ni juif ni adopté...
La structure de cette pièce est inhabituelle, puisqu’elle se compose de douze tableaux, certaines exposant les rapports d'Andri avec les autres habitants d’Andorra, d’autres se chargeant de faire progresser l’intrigue. Max Frisch détruit dès la première scène le ressort du théâtre en révélant au lecteur/spectateur la fin de la pièce. Quasiment chaque scène est suivie d’une annexe, appelée « scène au premier plan », dans laquelle un personnage revient sur les événements a posteriori : le témoignage qu’ils apportent portent donc sur des événements qu’ils ont déjà vécus mais auxquels le lecteur/spectateur n’a pas encore assisté. Les ressorts de l’intrigue sont donc neutralisés par ces révélations. Ainsi, il est révélé dès la première scène qu’Andri n’est en aucun cas un enfant adopté par Can mais qu'il est au contraire son propre enfant. Chaque scène apporte un développement ou une information de plus, éclairant et modifiant simultanément notre perception de la pièce. Cette organisation peut sembler aller à l’encontre des règles du théâtre mais elle répond en fait aux besoins spécifiques de l’auteur qui cherche à délivrer un message fort.
Au début de cette pièce, Max Frisch insère en effet une petite note : « L’Andorra de cette pièce n’a rien à voir avec l’Etat portant ce nom [Andorre], il n’est pas non plus question d’un autre État réel ; Andorra est le nom d’un modèle ». Cette note initiale est une clé permettant de saisir ce que l’auteur a voulu transmettre avec cette pièce et son organisation si singulière. Les noms des personnages au début en surprendront plus d’un : seuls deux d’entre eux possèdent de vrais noms, Andri et Barblin, tous les autres ne sont que des modèles, des types : le Soldat, le Professeur, la Mère, le Père, le Menuisier, le Docteur1…En dessous de cette catégorie « Personnages », se trouve une seconde catégorie, « Muets » : un Idiot, les Soldats en uniforme noir, le Démasqueur de Juifs et le Peuple d’Andorra2.
Le fait que l’auteur place le Peuple d’Andorra dans la catégorie « Muets » est significatif et révélateur : s’il est muet, c’est qu’il ne s’exprime pas, alors qu’il devrait le faire. Et de fait, seul un petit nombre de personnes contribue au dénouement tragique de la pièce. Si Andorra est un modèle, cela signifie aussi qu’elle représente un objet réel, qu’elle nous donne à voir un phénomène que l’on peut observer. Ce que Max Frisch cherche à illustrer avec cette pièce, c’est notamment le modèle du bouc émissaire. L’homme aurait constamment besoin de se trouver un bouc émissaire, notamment lorsque les choses vont mal. Dans la pièce, c’est Andri le bouc émissaire du peuple d’Andorra, qui est persécuté parce qu’il est juif. C’est le Soldat qui le traite de lâche parce qu’il est juif, le menuisier qui veut faire de lui un homme d’affaires parce qu’il est juif. Tout est fait en sorte pour que le lecteur/spectateur voient ces mécanismes, ces préjugés qui s’exercent sans aucune raison. En découvrant qu’il n’est pas juif dès la première scène, toutes les allusions aux Juifs et à ce qu’ils ont « dans le sang » paraissent d’autant plus absurdes à un lecteur/spectateur qui connaît des éléments qu’ignorent les personnages. Le modèle que Max Frisch se propose de faire voir au lecteur est le mécanisme du bouc émissaire qui conduit à l’exclusion, et ne fonctionne par conséquent pas sans un exemple : l’exclusion du Juif n’est inconnu de personne.
Mais le modèle fonctionnant grâce à l’exemple de l’antisémitisme n’est en aucun cas réductible à celui-ci. Il pourrait tout aussi bien fonctionner avec d’autres exemples comme les Musulmans, les Roms… Dernier thème traité dans cette pièce : la question de l’identité. Le problème est qu’Andri est persuadé qu’il est juif, même quand son père lui révèle qu’il ne l’est pas. On l’a tellement repoussé en raison de sa judéité, qu’il a totalement intériorisé le fait qu’il était juif. Il est et se sent différent des autres, et cette différence est attribuée au fait qu’on pense qu’il est juif. Ainsi, les habitants d’Andorra se vantant d’être un peuple où tout le monde est libre, au début de la pièce, se retrouve au même niveau que ces « Noirs », peuple ennemi et antisémite d’Andorra. L’image de soi et de celle des autres est donc également un des thèmes centraux.
C’est donc une pièce de théâtre originale que nous propose Max Frisch, en abordant des thèmes délicats à traiter. C'est la raison pour laquelle c'est une pièce à découvrir.
Article rédigé par Alexandre Léger. Ancien étudiant hypokhâgne à Quimper et en Khâgne à Pau, il est titulaire d'une licence d'allemand et actuellement en master 1 recherche CLLE Allemand à l'Université de Nantes. Son mémoire portait sur le concept de travail dans la philosophie de Axel Honneth, élève d'Habermas. Contact : a.leger91@laposte.net
1Notre traduction.
2Notre traduction.