La mythologie évoque tout un univers imaginaire, un monde qui fascine et fait rêver, elle est tellement ancrée dans nos mémoires, qu'on en oublie l'étymologie. D'où vient ce terme de « mythologie » et que signifie-t-il originellement ?
Il convient à cette fin de noter que le mot est constitué de deux parties : mytho- et -logie. « Mytho » renvoie au mot d'origine grecque, « muthos » (le u en grec est devenu le y en français) qui désigne, « de manière neutre, tout type de parole ou de discours. Il correspond primitivement à un mode de pensée […] dont il est l'expression. Ce sens large de ''parole proférée'' est le sien jusqu'au Ve siècle avant J-C. [1] » Ainsi, fondamentalement, le mot « muthos » n'est en rien différent du « logos », auquel on l'oppose traditionnellement.
Dans ce cas, pourquoi différencie-t-on ces deux termes aujourd'hui ? En fait, la distinction s'est effectuée aux alentours du Ve siècle avant J-C, au moment de l'émergence de la philosophie – avec ceux que l'on a appelé rétrospectivement les pré-socratiques ainsi que Socrate –, et d'autres domaines comme la médecine avec le célèbre Hippocrate. Cette différence se fonde sur la nature particulière des différents discours : en effet, un discours philosophique ne se situe pas au même niveau qu'une simple conversation ou d'un discours prononcé devant une foule de personnes. Le discours philosophique engage des idées qui se chargent de formuler la conception que l'on se fait de la vie avec un degré plus ou moins élevé d'abstraction. Quant au discours médical, il relève d'une technique, qui obéit à la raison et, tout comme la philosophie, est à la recherche de la vérité.
C'est de là que vient la différence entre « muthos » et « logos » : le logos se définit ainsi par sa subordination à la raison, et sa recherche de la vérité ; le muthos s'est quant à lui définit négativement, c'est-à-dire par opposition au logos. Le muthos réside donc en ce qui n'est pas rationnel, qui n'obéit ni à la raison ni à la recherche de vérité. Afin de définir le mythe, on peut se référer à Hérodote (qualifié de ''père de l'histoire'') qui qualifie de « muthos » des épisodes fabuleux ou impossibles à vérifier. De même, l'historien Thucydide définit par l'adjectif « mythôdes » tout ce qui relève du merveilleux et ne correspond pas à la vérité des faits. Le mythe est donc affaire de magie, de merveilleux : il a un pouvoir séducteur, il est celui qui charme et ne démontre pas.
Du point de vue de la forme, le mythe est un récit, sans pour autant avoir d'auteur précis : il est légué par la tradition. Son action et son cadre temporel relèvent du temps des origines tandis que son cadre spatial correspond souvent à des lieux réels fréquentés par des hommes : il suffit de songer au Mont Olympe (censé être la résidence des dieux) qui existe réellement (c'est la plus haute montagne de Grèce, à plus de 2 900 m d'altitude). Si ce lieu existe bien, les actions et personnages que le mythe lui attribue sont en revanche inventés de toute pièce, tout droit sortis de la fertile imagination de l'homme. Le mythe est ainsi un récit fabuleux, le plus souvent d'origine collective, qui met en scène des êtres incarnant sous une forme symbolique des forces de la nature, des aspects sociaux de l'être humain ou de la condition de l'humanité [2].
La distinction que l'on a faite entre le « muthos » et le « logos » a également été faite par Platon. Il est notoire que Platon méprisait les mythes. Mais il ne s'agit pas de tous les mythes, puisque Platon lui-même y eut recours dans certains de ses discours : le mythe de l'Atlantide est de loin le plus fameux. Ceux qu'il méprise sont les mythes hérités de la tradition : ils ne peuvent être que trompeurs et mensongers dans la mesure où ils sont une image redoublée du réel, ils sont un miroir déformant la réalité. Ils ne sont que des fictions créées par les poètes, et c'est ce qui explique que, dans La République, Platon bannit les poètes de sa cité idéale.
Les mythes que Platon utilise sont-ils différents ? En effet : les mythes dont il se sert sont soit inventés de toute pièce, soit repris tel quel mais dans le but d'en tirer des conclusions différentes. L'exemple de mythe inventé est l'Atlantide, cette cité mauvaise (l'envers d'Athènes), cette terre qui aurait un jour occupé l'espace constitué actuellement par la mer Méditerranée, et qui permettait aux Africains du Nord de rejoindre à pied la France ou n'importe quel pays d'Europe. Quant aux mythes qu'il revisite, on peut citer l'exemple du mythe de Prométhée dans le Protagoras, qui sert à mettre en évidence la nudité originelle de l'homme: « La nudité première de l’homme est un trait essentiel de l’humanité : non seulement elle indique une fragilité, un dénuement radical, qui rend nécessaire l’ensemble de l’éducation, des arts et de la politique, mais aussi elle révèle une exposition au monde que seul l’homme connaît » [3]. On touche ici à une fonction capitale du mythe, sa fonction étiologique, c'est-à-dire explicative. Un mythe sert à justifier un état de fait, à donner des causes : pourquoi le monde est-il ainsi et non autrement ? Voilà les questions auxquelles les mythes répondent. Par exemple, pour expliquer la présence du feu sur la terre, on a recours au mythe de Prométhée et son vol du feu.
Revenons alors à notre point de départ : la mythologie. Maintenant que l'on a élucidé le sens du « muthos » et du « logos », on peut dire que la mythologie désigne toute étude, tout discours rationnel et logique traitant de faits considérés comme merveilleux, en somme ayant les caractéristiques du mythe évoquées ci-dessus.
La mythologie grecque, aux alentours du Ve siècle avant Jésus-Christ, n'était pas perçue comme telle mais comme des témoignages indiscutables du passé des hommes, permettant avant tout d'expliquer l'état actuel des choses. Le mythe remplit dans ce cas une fonction explicative. C'est grâce aux récits mythiques que le présent peut être compris. En Grèce antique, c'est le mythe des âges qui permet d'expliquer nombre d'interrogations fondamentales comme la mort ou les peines. Tout comme dans la Bible où l'homme aurait, dans un passé lointain, vécu heureux, à l'abri du besoin dans le Jardin d'Eden avec Eve, dans la mythologie grecque, l'homme aurait connu cet état de félicité, qui est relaté par Hésiode dans Les Travaux et les jours. C'est le mythe des races. Hésiode distingue cinq âges ou « races ». L'âge d'or est celui où l'homme ne connaissait pas la souffrance mais vivait en harmonie avec les dieux :
Loin à l'écart des malheurs et des peines ; jamais la vieillesse âpre n'approchait. Hésiode (vers 113-114)
La nourriture était alors offerte aux hommes sans qu'ils aient à accomplir le moindre travail ni le moindre effort :
La terre […] leur donnait ses fruits abondants. Hésiode (vers 117-118)
La mort est comparée à un assoupissement (« Ils mouraient comme ils s'endormaient », vers 116), les hommes naissaient de la terre elle-même (« la terre qui donne la vie », vers 117) [4].
Pourtant, cette situation s'est progressivement dégradée. L'âge d'or a cédé sa place à l'âge d'argent, puis à l'age de bronze, l'âge d'airain ou âge des Héros, et l'âge de fer, où existent souffrances, travail, douleurs et maladies. Tout comme dans la Bible, c'est la femme qui est rendue responsable de ces maux et de cette dégradation. Dans la Bible, elle provoque en effet sa chute et celle d'Adam du Jardin d'Eden. La mythologie grecque fait de la femme l'outil de la vengeance de Zeus, désirant se venger après la tromperie de Prométhée. C'est elle qui ouvre la boîte que lui a confiée Zeus, contenant tous les maux dont les hommes sont atteints tels que la maladie, la vieillesse, la guerre, la misère... [5]
Ce mythe des races cherche à rendre raison du présent et à expliquer la vie des hommes. En outre, la mythologie permet d'expliquer la supériorité de certaines familles sur d'autres, en leur prêtant des ancêtres héroïco-mythiques, comme des descendants de Thésée, d'Hercule...
Aux alentours du Ve siècle avant J.-C., la discipline historique, telle que nous la connaissons actuellement, n'existait pas. C'est d'ailleurs ce siècle qui voit l'émergence de l'ancêtre de l'histoire. Ce sont Hérodote et Thucydide qui ouvrent la voie à cette discipline, à la recherche des causes, même s'ils n'ont pas la même rigueur que celle qui est attendue aujourd'hui d'un historien. En ce Ve siècle, se produit ce que Jean-Pierre Vernant appelle l'avènement de la « Raison grecque » [6] qui va bouleverser la perception qu'on a de la mythologie. Avant cet avènement, la mythologie était presque considérée comme une religion, c'est-à-dire qu'on ne pouvait douter de sa véracité et qu'on y croyait aveuglément. Mais lors du siècle de la naissance de la Raison grecque, ce statut est renversé. Le caractère religieux attribué à la mythologie s'est assoupli, il devient possible de se moquer des dieux, comme l'a fréquemment fait Aristophane, mais en aucun cas il n'était permis de les nier. Socrate l'a appris à ses dépens, qui l'a payé de sa vie. Mais la mythologie a bien été sécularisée, arrachée au domaine du religieux et appropriée par la Raison grecque. Elle a alors, en prenant de la distance vis-à-vis de la religion, trouvé de nouveaux intérêts dans cette mythologie, telle que l'explication du monde. La fonction explicative, en somme, est le fruit de la Raison grecque. Sécularisé, le mythe a servi à d'autres fins que religieuses. La guerre de Troie par exemple, dont le caractère historique reste encore de nos jours incertain, était une donnée historique incontestée. Seule l'ampleur du conflit que lui a donnée Homère était sujette à caution, comme l'affirme Thucydide: « La guerre de Troie elle-même, la plus célèbre des expéditions d'autrefois, apparaît en réalité inférieure à ce qu'on en a dit et à la renommée qui lui a été faite par les poètes ». [7]
Bien que les fonctions historique et explicative se recoupent en partie, il était utile de mentionner cette première fonction dans le cadre de l'émergence de la Raison grecque, afin de comprendre que la réception des mythes n'a pas toujours été la même, mais a évolué avec le temps, comme l'explique Paul Veyne dans Les Grecs ont-il cru à leurs mythes ? [8]. Si de nos jours, nous savons que ces mythes ne peuvent être interprétés dans un sens littéral, qu'ils ne relatent pas des évènements s'étant effectivement déroulés, il n'en allait pas nécessairement de même il y a plusieurs millénaires. Par ailleurs, si la pensée critique moderne considère, à l'instar de Claude Lévi-Strauss, le mythe comme un révélateur des catégories de pensée, ou de l'ordre social et des coutumes, les Grecs le considéraient quant à eux comme une forme de code à respecter, par exemple dans une perspective morale. Loin de n'être qu'un jeu intellectuel, le mythe avait une vertu pédagogique et éthique.
Les Grecs, et plus globalement toutes les civilisations ayant été imprégnées de la culture, de la civilisation et de la mythologie grecques, avaient accès à une forme de connaissance concernant les dieux et ce qu'on pourrait appeler le code moral. C'est ainsi que le courage ou la bravoure sont des valeurs qu'il fallait non seulement respecter mais aussi rechercher, si l'on voulait s'attirer les bonnes grâces d'un dieu. En l'occurrence, c'est Arès, le dieu de la guerre, qui vient au secours de l'homme valeureux. On disait d'ailleurs d'un homme valeureux, dans l'Iliade d'Homère, qu'Arès était avec lui. Si les mythes peuvent inciter à adopter telles ou telles valeurs, ils peuvent également proscrire des attitudes négatives, eu égard aux dieux. C'est ainsi que le péché le plus grave, l'hybris, est puni de mort dans de nombreux mythes, comme celui de Tantale qui fait manger aux dieux son propre fils Pélops. L'hybris, que l'on peut traduire par le terme « démesure », est un orgueil nullement toléré par les dieux. C'est ainsi par exemple que dans Les Métamorphoses d'Ovide, Arachnée, une femme se disant meilleure qu'Athéna au tissage finit par être transformée en araignée par Athéna : c'est le prix à payer lorsqu'on fait preuve d'hybris.
La mythologie regorge de prescriptions et de proscriptions. Présente non seulement dans les textes, la mythologie imprégnait la vie quotidienne et régissait le rythme des fêtes de la cité grecque. Les différentes poteries, partout présentes, dans les foyers, étaient décorées de scènes tirées de récits mythologiques. Ainsi, la mythologie s'immisce jusque dans la vie privée, jusque dans les activités les plus fondamentales de la vie. Elle régit également le rythme de la cité, avec diverses fêtes en l'honneur des dieux, comme les Dionysies, célébrations liturgiques en l'honneur de Dionysos, dieu de la vigne, du vin mais également du théâtre et de la tragédie. À cette occasion, les dramaturges présentaient des pièces : d'Eschyle à Sophocle en passant par Euripide, y participèrent et gagnèrent les concours organisés à l'occasion de ces Dionysies (seules les pièces des gagnantes étaient conservées). Les Mystères d'Eleusis étaient également célébrés en l'honneur de Déméter, la déesse de l'agriculture et des moissons. Ce culte ésotérique avait vraisemblablement pour but de célébrer le retour à la vie et le cycle des moissons. En somme, la mythologie régissait la quasi-intégralité de la vie de la cité et était extrêmement présente dans la vie quotidienne et personnelle des hommes, jusque dans les banquets où, en l'honneur des dieux, les premières gouttes de vin étaient répandues sur le sol, et dans les sacrifices : on pensait en effet qu'il fallait nourrir les dieux en brûlant la graisse de l'animal que l'on venait de tuer, et que la fumée qui montait au ciel nourrissait les dieux. Ainsi tous les domaines de la vie étaient plus ou moins régis par la mythologie et ses dieux.
Les trois fonctions évoquées, explicative, historique et éthique, ne sont qu'une infime partie de toutes les fonctions de la mythologie établies par le structuralisme de Lévi-Strauss jusqu'à l'ethnosociologie. Cela témoigne de l'extraordinaire richesse de ces récits, qui, en dépit des deux millénaires qui nous en séparent, sont toujours inépuisables.
Notes :
Article rédigé par Alexandre Léger, ancien étudiant d'anglais en khâgne au lycée Louis Barthou à Pau, aujourd'hui en licence 3 d'allemand à l'université de Nantes.