L’énigme du retour de l’écrivain Dany Laferrière témoigne du processus à la fois compliqué, douloureux et triomphal du retour au pays natal, qui, tout comme l’expérience de l’exil, s’anime et se diffuse en boucle pendant toute la vie de l’être exilé par le filtre de l’imaginaire. La volonté de l’individu de céder la place à l’onirisme s’avère une stratégie d’adaptation primordiale qui permet d’atténuer la nostalgie vis-à-vis de son pays natal, et de « transporter » toutes ses villes en lui où qu’il aille[1]. Le narrateur-protagoniste, décalquage quasi-autobiographique de Dany Laferrière, assume le rôle puissant et nécessaire du rêve par de multiples facettes, dont les plus importantes constituent la rêverie, la lecture et l’écriture. Il n’en reste pas moins que le pays rêvé risque d’empêcher une acculturation constructive au sein de sa terre d’habitation actuelle si l’exilé néglige la vie réelle et l’instant présent. Enfin, lorsque l’écrivain nomade rentre vraiment dans son pays d’origine, il affronte une réalité qui menace de supprimer l’imaginaire en le remplaçant par un désespoir ultime. Pourtant, Laferrière offre une conciliation envisageable entre pays rêvé et pays réel qui défie l’espace et le temps et favorise un retour de rapprochement et non pas d’éloignement.
Lorsque Dany reçoit le coup de fil « fatal » (13) annonçant la mort de son père, il s’embarque pour un voyage au pays natal qui se fait par de nombreux retours imaginés. De prime abord, la perte du père précipite une division d’esprit ainsi qu’un manque de direction immédiat chez le narrateur, qui rôde « sans destination » (13) dans les villages glacés de Québec pendant qu’il observe objectivement son impression de ne vivre ni ici ni ailleurs, ni dans le présent, ni dans le passé:
J’ai perdu tous mes repères. La neige a tout recouvert… Je suis conscient d’être dans un monde à l’opposé du mien (16-17).
Afin de préparer l’esprit et le corps pour le voyage inévitable du retour — « Il arrive toujours ce moment. / Le moment de partir » (39) — le narrateur se plonge dans l’enfance et le rêve, se contentant du refoulement du réel et d’une régression enchantée envers l’âge d’enfance. C’est ainsi qu’un troisième lieu, l’espace du rêve, s’inscrit dans l’histoire et se déclare aussi important, voire plus important, que les endroits dits « réels » comprenant Le Québec et Haïti contemporains. La gravité du rêve dans l’œuvre va de pair avec le style, qui vacille entre poésie et roman, témoignage ethnographique et récit allégorique, mais aussi avec les déclarations de l’écrivain qui dit, lors d’un entretien en 2003, que le rêve constitue « le minimum qu’il faut pour vivre dans la société »[2]
Il s’agit donc d’un besoin essentiel dont l’essor « rattrape » subitement l’exilé par le sommeil et le fait tomber dans « une chute si douce ». Peu après, Dany se réveille et se trouve transplanté dans une ville lointaine imaginée (59). En effet, à maintes reprises, le narrateur ne ressent « rien à part cet impérieux besoin de dormir » (37), invoquant, à chaque fois qu’il rêve, la dimension sublime de cet acte involontaire :
C’était le seul moyen / pour rentrer incognito au pays…et calmer ma soif des visages d’autrefois…Dormir pour me retrouver dans ce pays que j’ai quitté un matin sans me retourner (21-23).
L’espace de la baignoire institue par excellence un lieu sacré où le narrateur somnolent réussit à entrer dans ce monde rêveur. Dany constate que, seul dans « cette eau brûlante qui achève de [lui] ramollir les os », il parvient à éprouver le sentiment d’être « parfaitement » chez lui (33). L’image du protagoniste recroquevillé « comme dans un ventre rempli d’eau » (26) évoque la figure d’une mère enceinte protectrice et situe Dany dans le rôle de fœtus. D’autant plus que la baignoire est une image récurrente et ritualiste dans le livre laferrien ; en témoigne l’épisode dans Le Goût des jeunes filles, lorsque le narrateur se met dans une baignoire à Key West en position fœtale et s’enfonce dans la rêverie[3]. En outre, à travers le roman, le personnage manifeste sa tendance de se remplir le corps avec des substances liquides, que ce soit dans la forme de l’eau du bain ou des gorgées de rhum qu’il avale pendant ces retours imaginés[4]. Alors que la glace recouvrant la province de Québec (ainsi que ses hommes qui « nourrissent » le silence de l’hiver) dissimule des désirs brûlants et des élans vifs (15), Dany refuse cet environnement qu’il juge répressif en reconstituant la terre d’enfance dans une baignoire sauveuse. Entrent en fusion l’eau chaude du bain et les os ramollis de l’exilé dans une certaine hibernation fantasmagorique qui implique non seulement la mer Caribéenne et la chaleur d’Haïti mais aussi la réunion éternelle entre mère et fils. Si sans le regard essentiel de la mère, Dany vit « sans reflet », ne se reconnaissant plus (27), ce rite maternel lui confirme, au moins temporairement, ses origines identitaires[5].
L’acte de lire est également une technique dont Dany se sert dans le dessein de calmer les tiraillements identitaires en lui. La lecture de l’ouvrage fondateur d’Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal [6], lui est particulièrement utile dans son initiation pour retrouver son passé culturel. En considérant les nombreuses références et citations intertextuelles, il paraît clair que l’écrivain martiniquais aide Dany à subir les conséquences difficiles de son propre exil. En même temps, la lecture du Cahier facilite aussi l’entrée dans un univers lyrique échappatoire. De la même façon que ce dernier absorbe âprement en lui l’eau de la baignoire et son rhum, il dévore des yeux les pages du recueil poétique, et s’assure de ne jamais s’en séparer : « J’alterne chaque gorgée de rhum avec une page du Cahier » (34).
Cette lecture quasi-obsessionnelle peut s’expliquer non seulement par le sujet et le style analogue des deux textes, mais aussi par les sentiments et thèmes que les deux écrivains abordent, malgré leurs origines différentes. Afin d’éclaircir les liens entre les deux livres, il convient de relever brièvement quelques concepts de la prose-poésie inspiratrice de Césaire. Son œuvre présente un compte-rendu bien complet des sentiments que peut ressentir l’individu qui choisit (ou qui est forcé) de quitter sa ville natale : la rage, la déception, l’impuissance, le désespoir. Il voit les Antilles comme « sinistrement échouées » (8), sa ville « inerte » et « morne », son peuple misérablement malade et affamé. Le poète souligne également la perte d’identité dont souffrent les Martiniquais ainsi que leur incapacité de s’exprimer sincèrement : « …cette foule criarde si étonnamment passée à côté de son cri…à côté de son vrai cri…à côté de son cri de faim, de misère, de révolte de haine, cette foule si étrangement bavarde et muette »[7]. Césaire communique un sentiment de perplexité face à la question « Qui et quels nous sommes ? » et il témoigne de sa propre perte d’identité en se décrivant comme une matière spongieuse qui absorbe l’essence de tout ce qui l’entoure : « A force de regarder les arbres je suis devenu un arbre…à force de penser à Congo / je suis devenu Congo »[8].
En plus d’accentuer les aspects affligeants de l’exil et la sensation déboussolante de perte d’identité qui risque d’en découler, Césaire évoque aussi une profonde nostalgie rêveuse vis-à-vis de son enfance naïve, cet ailleurs idyllique dans lequel un Noël en famille fait abolir la peur « dans les fines sablures du rêve »[9]. Or, trop vite ce rêve d’enfance s’efface derrière la sourde réalité de l’état chaotique de la Martinique et Césaire choisit de partir pour pouvoir vivre librement ses rêves et ainsi imaginer, librement, une terre « mille fois plus natale et dorée…la terre où tout est libre et fraternel »[10]. Néanmoins, le jeune homme sait qu’un retour prochain sera assuré au moment où il sera prêt à mener infailliblement son peuple perdu :
…je dirais à ce pays dont le limon entre dans la composition de ma chair : « J’ai longtemps erré et je reviens vers la hideur désertée de vos plaies. » Je viendrais à ce pays mien et je lui dirais : « Embrassez-moi sans crainte… »[11].
Malgré le manque d’assurance qui l’accable, dû au mauvais traitement subi, Césaire réussit à se reconstruire plus fort — « Faites de moi l’exécuteur de ces œuvres hautes »[12] — en acceptant ses racines pleinement : « J’accepte, j’accepte tout cela…le corps de mon pays dans le désespoir de mes bras »[13]. Ceci fait, le jeune révolutionnaire peut se mettre à créer « l’œuvre de l’homme » qui « vient seulement de commencer »[14]. En ce faisant, parvient-il à « inventer » ses propres poumons, et à se revendiquer d’une place dorénavant « debout et libre » dans son pays natal bien-aimé[15].
Étant donnée la force prometteuse de ce livre de Césaire, sa présence dans L’énigme du retour n’est guère surprenante, surtout en considérant la similarité des luttes et des émotions auxquelles Dany doit faire face. Car lui aussi se languit pour son pays, qu’il décrit en tant que vrai « fleuve de douleurs dans lequel on se noie » (86) et où « la misère fait la sieste » (87). De surcroît, il ne faut pas oublier la fonction indispensable de l’acte de lire, qui constitue un mécanisme de survie nécessaire pour Laferrière. En effet, il ne lit pas « pour apprendre », il lit « pour vivre »[16]. Il est vrai que Dany fait allusion, à plusieurs reprises, à son besoin infatigable de lire et relire Césaire dans le but de comprendre et de vivre son exil. Mais il ne comprendra profondément le recueil « fripé » et « gondolé » de Césaire qu'au moment de la mort de son père :
Je ne comprenais pas l’engouement que ce livre avait pu susciter chez les jeunes Antillais…Et je vois bien là où [Césaire] a dépassé sa colère pour découvrir des territoires inédits dans cette aventure du langage. Les images persécutantes de Césaire dansent maintenant sous mes yeux (62).
Car, si la baignoire le rassure en le réunissant avec sa mère lointaine, la lecture de Césaire le remet en contact métaphysique avec son père défunt. En effet, dans l’imagination de Dany, Césaire finit par se métamorphoser en prenant la place de son véritable père— « Dans mon rêve, Césaire se superpose à mon père » (34) — donnant ainsi lieu au processus difficile mais rédempteur du deuil : « Le poète m’aide à faire le lien entre cette douleur qui me déchire et le subtil sourire de mon père » (62). Vers la fin du roman, dans un geste très symbolique, le protagoniste consacrera son Cahier culte à son neveu qui aspire à faire le même voyage que Dany, trente-trois ans plus tôt. À son tour, ce dernier se mettra à lire un écrivain plus « serein », Lanza Del Vasto, afin d’affronter les difficultés de la vie turbulente qui l’attendent en sa terre natale, lors du voyage de retour[17]. Transmettre ce précieux livre paternel suggère aussi que le narrateur, en quelque sorte, réussit à ramener son père de New York jusqu’en Haïti, et qu’en livrant le message fatal à sa mère, il peut à la fois honorer son père et accepter une vie en son absence[18].
Enfin, il existe une troisième stratégie – l’acte d’écrire – qui s’avère indispensable pour comprendre et surmonter l’exil, la mort du père et le retour au pays natal. Puisque l’écriture, comme le rêve, facilite une réappropriation du temps et de l’espace de la part de l’écrivain, elle lui permet de visiter et de revisiter ses souvenirs du pays d’origine tout en les rendant plus chers. Laferrière atteste qu’en écrivant il cherche toujours à « voler au-dessus des maisons, pour délirer, pour vivre pleinement… [pour] changer de monde »[19]. Dans le roman en question, le sentiment d’un besoin urgent de changer de pays et de visiter l’enfance incite le narrateur à écrire ; à travers ses créations romanesques, il arrive à réanimer sa mère et à faire revivre sa grand-mère Da[20]. Lors du décès du père, l’acte d’écrire devient un processus incontrôlable et éperdument cathartique, jusqu’au point où les lettres et les mots épuisent son corps :
Dès que j’ouvre la bouche les voyelles et les consonnes se dépêchent de sortir dans un grand désordre que je ne cherche plus à maîtriser. Je me contrôle encore en m’appliquant à écrire, mais je n’arrive pas à plus d’une dizaine de phrases sans tomber d’épuisement. Je cherche une manière qui n’exige pas trop d’effort physique (24).
L’exigence somatique, mais plus ou moins devenue inefficace de l’acte d’écrire, couplée à la réaction offensée d’un passant lorsqu’il apprend la profession de Dany, préfigure le retour nécessaire de ce dernier dans son île natale. De même, s’il célèbre la puissance émancipatrice de ses écrits, exprimant une « …certitude que la littérature [le] sauvera de tous les dangers » (186), il reconnaît aussi les limites paradoxales de toute création artistique. Ses écrits jugés trop politiques pendant le régime de Duvalier précipitèrent son propre exil de la même façon que son père avait du s’expatrier à cause du mot écrit. D’ailleurs, alors que l’écriture peut représenter une fenêtre ouverte sur son pays d’origine (160), permettant de mieux se connaître, il peut aussi obliger certains à renier plusieurs aspects de leur vraie identité. L’on pense au neveu de Dany, qui, à force de vouloir devenir écrivain, ne voit plus les choses comme des choses qui se passent dans sa vie, mais plutôt en tant qu’événements extérieurs qui se passent autour de sa vie (146)[21].
En effet, les trois stratégies d’adaptation principales de Dany – le rêve, la lecture et l’écriture – satisfont son désir de retourner métaphysiquement en Haïti, mais elles finissent par le décevoir à cause des limites inhérentes à chacune. L’imaginaire se révèle, au bout du compte, insuffisant comme manière de revisiter ses origines. Car si parfois le protagoniste arrive à traverser le temps et l’espace tout en restant dans une ville étrangère, il sera, à la mort de son père, victime des réalités écœurantes, voire complètement traumatisantes, de l’exil. Au Québec, Dany ne vit que dans un espace et temps oniriques et insulaires, « a côté de » la vie et de lui-même, de façon analogue à la foule hurlante et muette dans l’œuvre de Césaire. De même, s’il se baigne dans l’euphorie du retour rêvé, il reste conscient de son altérité et de son errance, et discerne un refoulement identitaire nécessaire chez tout exilé qui se trouve forcé de vivre « hors du temps inscrit dans [ses] gênes » (39). Par conséquent, l’individu émigré développe l’impression inquiétante de ne plus se comprendre :
Nous sommes déçus d’être devenus ce que nous sommes devenus. Et nous ne comprenons rien à cette étrange transformation qui s’est faite à notre insu (77).
C’est ainsi que le père de Dany aurait eu une telle douleur de vivre loin de sa famille pendant sa vie qu’il a dû « effacer son passé de sa mémoire » (68), reniant son fils qui vient lui rendre visite après plus de trois décennies de séparation.
Contrairement au père, qui abandonne volontiers son passé, le narrateur, en même temps qu’il insiste sur la manifestation de ses origines géographiques et culturelles dans sa vie actuelle, doit faire face à l’obstacle inévitable et automatique de l’oubli. Il regrette de ne pas se souvenir des traits du visage de son père, étant victime d’une « mémoire brûlée » (41) par les exigences de l’espace vécu et le passage du temps. En outre, le narrateur (et l’écrivain lui-même) de L’énigme du retour sait que les rêves idéalisants risquent de se faire envahir par le cauchemar (123) et peuvent aggraver la difficulté de l’exil en empêchant l’expérience réelle de la vie. Le narrateur conteste : « …dans chacun de nos rêves / on ne retrouvera jamais la saveur de ces après-midi d’enfance », et Laferrière va jusqu’à dire qu’il « déteste » le rêve, que son meilleur rêve est, en effet, « un excès de réalité ». Le rêve ne peut être vraiment bénéfique que s’il a un endroit pour s’ancrer, que si l’onirisme fait part d’une certaine réalité. Dany va s’efforcer de maîtriser cette relation symbiotique entre rêve et réalité en retournant à son pays, qui jusqu’à ce point était longtemps resté figé dans les limites de son imagination[22]. Sa « soif » (22) pour les visages d’autrefois et son désir de réclamer symboliquement le corps de son père[23] ouvrent la voie à une exploration plus authentique de son identité qui se fera au sein de son pays natal.
Lorsqu’il arrive en Haïti, Dany doit d’abord honorer sa position de spectateur passif afin de réapprendre pas à pas « ce qu’il sait déjà » (127) ; de surcroît, il doit faire le deuil d’un pays qui n’est plus le même que celui de ses 23 ans. Ce n’est qu’en passant par des étapes extrêmement douloureuses que le protagoniste retrouvera sa place parmi les siens. D’abord, une multitude de réalités dépaysantes ralentissent le processus du retour, et le psychisme semble rester en décalage, dans un espace intermédiaire ambigu. Entre-temps, le corps est déjà arrivé au pays natal. De la même façon que Césaire ne trouve pas de réponse définitive à la question « Qui et quels nous sommes ? », Laferrière pose à ses confrères exilés une question rhétorique analogue : « Saura-t-on un jour qui on est vraiment ? » (166)[24]. En s’appliquant à concilier les contradictions énigmatiques, nécessaires et libératrices de l’expérience du retour (résistance et absorption, intégration et distance, mort et renaissance), Dany, sous la plume de son créateur Laferrière, réussit à accepter fièrement une identité à jamais nomade, « entre deux vies » (282) temporelles et spatiales, ce qui laisse fleurir son âme profondément haïtienne.
Dès son arrivée en Haïti, l’intoxication des vérités subroge celle de l’onirisme et Dany respire réellement son environnement, qui lui est à la fois étranger et familier. Ce dernier reste ébahi face à ce Port-au-Prince explosif dont il se souvient ; il ne pense plus, il ne fait que voir, entendre et sentir « cette explosion de couleurs / d’odeurs et de saveurs tropicales » (82). La « consommation » de son pays ne se fait plus par une baignoire régressive lointaine, mais par l’absorption de vraies sensations. Alors qu’à première vue, il lui semble que « Les choses n’ont bougé d’un iota » (144), au fur et à mesure que le narrateur observe son pays, il s’aperçoit de nouveaux défis qui lui semblent insurmontables, ceux de la nouvelle génération de jeunes et de futurs exilés. Tandis que Dany a vécu l’époque dictatoriale de Duvalier et ses complices (les tontons macoutes, « Tueurs en série » (105)), la génération de son neveu subit la violence sanguinaire et séductrice des gangs, et démontre un espoir déconcertant à l’égard d’un retour possible à la dictature. Cette distance par rapport à la vie actuelle provoque un regard de plus en plus extériorisé de sa part : « Chaque détail que je remarque / mais que les autres ne voient pas / apporte une nouvelle preuve / que je ne suis plus de la région » (275). Le fait de se rendre compte de sa marginalité permet au narrateur de confectionner un reportage ethnologique de sa terre, mais le laisse personnellement détaché et désespéré. De ce fait, ce dernier passe une bonne partie de son temps à fréquenter d’autres exilés et étrangers plantés à l’intérieur du pays[25] et à rester dans les lieux retirés de la vie active : « Un petit mur rose / me sépare de la rue. / La vie est de l’autre côté » (91).
D’un côté, ce regard formel facilite une vision lucide de l’état du pays et incite les personnages à réfléchir sur un meilleur Haïti. De l’autre, cette émancipation souhaitée n’est guère réalisable. Par exemple, Dany rencontre un cameraman étranger qui croit que le talent théâtral des jeunes haïtiens a le potentiel de faire sortir leur patrie de sa misère et de susciter son épanouissement, si seulement « les Américains laissaient tomber Los Angelos et qu’ils viennent tourner un max de blockbusters ici… » (136). De manière analogue, un ami discute plus tard avec Dany le sujet du « grand roman haïtien » (la faim) tout en reconnaissant que personne n’arrivera jamais à l’achever, car l’affamé n’a ni les moyens ni l’énergie pour écrire ; il ne peut qu’attendre de crever. Il est évident que Laferrière présente au lecteur une série de possibilités inaccessibles de changer le destin malheureux d’Haïti. De ce fait, on peut constater un narrateur rendu pessimiste devant sa difficulté de s’intégrer dans la vie courante et sa frustration de la condition toujours chaotique de son pays[26]. Dany atteste avoir horreur de l’idée de ne plus appartenir à sa ville natale, mais il résiste contradictoirement à sa propre inclusion en restant à l’hôtel, son « périmètre de sécurité » où il ne sera jamais obligé d'affronter directement son sentiment d’être étranger (179). Néanmoins, sa marginalité le mène à des situations qui l’accablent d’une honte profonde. Ainsi, lorsqu’un vendeur de journal le traite en étranger, Dany se sent humilié, et quand des enfants croient qu'il est une « étrange apparition » (193), Dany réagit en boitant « comme s’[il] avait / un caillou dans le cœur » (157).
En dépit de la résistance à l’intégration et au manque d’acceptation auprès des autres, l’instant arrive où le narrateur commence à s’incorporer de nouveau à sa terre natale. Si de loin, ce dernier eût pu y appartenir en consommant ses rêves, son rhum et ses lectures, il accède à son pays réel en se vidant le corps, établissant ainsi une sorte de fusion entre son essence et l’essence de la terre. Par exemple, le narrateur tombe grièvement malade d'une diarrhée terrible après avoir bu trop de jus haïtien, bien qu’il connaisse en avance ce contrecoup désagréable : « Hier, j’avais pris un jus de fruit…juste pour me prouver que j’étais toujours l’enfant du pays » (184). L’expulsion violente et incontrôlable de la matière étrangère de son corps signale une action cathartique de la part de Dany par laquelle il fait le deuil d’un passé inatteignable et d’un père perdu. Ainsi peut-il se livrer au moment actuel de sa vie et devenir membre de la communauté. Son commentaire sarcastique (« Cette diarrhée étant ma seule implication / dans la réalité haïtienne » (188)) transmet le message qu’au lieu de rester dans un monde rêveur, le protagoniste commence à faire véritablement l’expérience de son pays du retour. En même temps que Dany expurge de son corps ce dont il n’a plus besoin, il récupère la capacité de dormir et de rêver de nouveau. Dans une scène très métaphorique, Dany observe son corps subir « un processus d’adaptation hors [sa] volonté » ; tous ses souvenirs gelés en son for intérieur pendant l’exil se dégèlent et deviennent une « petite flaque d’eau dans le lit » (151). Cette transformation en liquide de la matière de sa mémoire implique l’expérience involontaire d’une fusion entre espace, temps et corps. On peut deviner qu’en ce point culminant du roman, le protagoniste réussit la tâche difficile d’être « au même endroit de son corps », ainsi réunissant espace et temps, et vivant le plus pleinement possible (192).
On a déjà vu jusqu’à quel point le corps peut se lier à l’acte d’écrire, ce qui exige un effort physique épuisant. De fait, il est possible que, par la liquidation et le vidage de la matière intérieure de son corps, le protagoniste se rouvre au monde pour recommencer à écrire, cette fois-ci au sein de sa patrie retrouvée. A ce sujet, Laferrière, s’est déjà décrit en tant qu’écrivain-athlète, c’est-à-dire un artiste qui doit toujours se sentir en forme physiquement avant de se lancer dans son travail d’écriture. Cette préparation nécessite qu’il se vide complètement l’esprit en évacuant tout de sa tête sauf les petites observations[27]. Ainsi peut-il commencer à rédiger un texte dans l’ordre qu’il veut, avançant de façon circulaire, voyageant librement entre espace et temps à travers le monde de la littérature. Ceci explique la liberté que l’écrivain prend autour de l’événement décisif de la mort du père ; ce dernier serait décédée en 1984, bien que dans ce roman, le père meure plus de vingt ans plus tard[28].
En fin de compte, Laferrière transmet le message que sa réalité n’est pas limitée par les idées conventionnelles du temps ou de l’espace. Il perçoit le monde et la vie comme une quête éternelle dont le but est de trouver un ailleurs qui marie le rêve et la réalité en parfaite union. Pour le narrateur, la création de cet ailleurs peut se faire une fois qu’il accepte la continuation de la vie en admettant que, après deux générations d’hommes exilés et de femmes abandonnées, il faut inaugurer une troisième qui va, à son tour, rêver et vivre l’exil et le retour inévitables. Dany juge que de sa vie, le peuple haïtien n’a aucune chance de régler « le problème qui n’a pas de résolution » (146). Tout de même, si cette fin peut nous sembler trop sombre, Laferrière encourage à ses lecteurs qu’il faut célébrer la triomphe de la littérature avec le monde illimité qu’elle offre. A la clôture du livre, on prend Dany pour Legba, le dieu vaudou « qui se tient à la frontière du monde visible et du monde invisible, celui qui permet de passer dans l’autre monde » (292). Dany, ayant pris le rôle d’un dieu, a donc réussi entièrement à dépasser le temps et l’espace et à imaginer un monde miraculeux, le non-lieu de l’écriture, là où le rêve et la réalité se fusionnent harmonieusement, là où l’écrivain exilé arrive enfin chez lui, la où c’est, finalement, la fin du voyage (300).
Cet article a été rédigé par Joanna Ducey, étudiante américaine à l'université de Boston, département des "Romance Studies" (Graduate Student in French et Senior Teaching Fellow in French).