Cet article a été écrit par Pierre-Olivier Benech
Fédor Mikaïlovitch Dostoïevski naquit à Moscou en 1821, la même année que Flaubert et Baudelaire. A cette période, en Russie, la production littéraire se concentre autour de Pouchkine (qui meurt en 1837) et de Gogol (qui meurt en 1852).
Pour situer le contexte politique, on peut notamment expliquer que la Russie connait sa première vague de contestation démocratique portée par l'aristocratie libérale contre l'absolutisme de Nicolas Ier ; en 1825, un complot est découvert et la rébellion est étouffée. C'est l'Affaire des Décembristes.
Après des études d'ingénieur à Saint-Pétersbourg, Dostoïevski se consacre à la littérature tout en participant à des réunions clandestines de libéraux (où il s'initie à la doctrine de Fourier et au socialisme utopique), qui s'insurgent contre le régime autocratique des tsars. Arrêté en 1849, il est envoyé dans un bagne de Sibérie pendant cinq ans. A sa libération, il se remet à écrire intensément et entreprend de nombreux voyages en Europe, ce qui lui permet d'avoir un panorama très large sur son temps, et d'acquérir une solide culture générale (il avait traduit Eugénie Grandet de Balzac en 1843), malgré ses graves difficultés d'argent.
C'est en 1865 que paraissent Crime et Châtiment, et Le Joueur. Puis, c'est au tour de l'Idiot en 1868, l'Eternel Mari en1870, Les Frères Karamazov en 1879, et le Discours sur Pouchkine l'année suivante.
Il meurt en 1881.
Un jeune précepteur, Alexeï Ivanovitch, au service d'un général à la retraite et de sa famille, arrive en Allemagne à Roulettenbourg, ville d'eaux et de distractions pour la haute société. Là, il revoit Pauline Alexandrovna, la belle-fille, veuve, du général, et dont il est désespérément amoureux. Celle-ci lui demande de jouer à la roulette pour résorber ses dettes ; mais, très vite, il y prendra goût et jouera pour lui...
Sur fond d'intrigues familiales, la grand-mère du général arrive alors qu'on la croyait morte. Ce personnage extravagant va également prendre goût au jeu et prend le précepteur sous sa protection.
L'expérience de Dostoïevski fut si décisive dans ce roman, qu'on est allé jusqu'à se demander si celui-ci n'était pas de veine autobiographique : jeune, il est déjà passionné par les jeux de hasard, qu'il expérimente lors de ses voyages à l'étranger (surtout les villes d'eaux allemandes comme Bade-Bade). Il se confond alors avec son personnage, « trop passionné », ainsi qu'il se décrit lui-même, pour pouvoir s'arrêter de jouer.
Le jeu est en outre indissociable du second thème principal du roman ' l'amour, qu'Alexeï éprouve pour Pauline et qui fut celui de Dostoïevski pour Apollinaria. Cette dimension est bien rendue dans l'analyse que Georges Philipenko écrit dans son dossier complémentaire de l'édition Folio (ISBN : 2 ' 253 - 01173 ' 8). C'est ainsi que Georges Philipenko commence par se demander s'il ne s'agirait pas d'un roman autobiographique en établissant des parallèles entre la vie amoureuse qu'a connue l'écrivain et la passion tragique du héros, Alexeï, pour ainsi dire le double de Dostoïevski. Lorsqu'il aborde ensuite la question du jeu, il ne peut que constater, encore une fois, d'évidentes similitudes entre l'écrivain et son personnage : « le roman a servi également à conjurer un autre démon qui harcelait Dostoïevski à cette époque, le démon du jeu. » Il s'agit d'une passion fatale et tragique, de la même façon que le jeu : c'est bien dans ce sens que Philipenko rajoute : « L'amour et le jeu étaient les deux faces d'une même aventure, d'un même risque : celui de remettre son destin aux mains du hasard, de connaître l'ivresse de l'attente fiévreuse, de l'instant où tout va se décider[...] »
Issu d'une famille aisée, bachelier, 25 ans, c'est un « outchitel » (terme dépréciatif) qui désigne le précepteur, qui n'est mis en valeur que par la grand-mère. Ses motivations qui le poussent à jouer sont nombreuses : au départ, il joue pour le général, puis pour Pauline. Mais finalement, il lui apparaît que jouer pour les autres ne peut que lui porter malheur. Convaincu de gagner ' du moins il n'a pas le droit de perdre ' il joue à la roulette pour gagner de l'argent (« En quoi le jeu serait-il pire que tel autre moyen de gagner de l'argent, que le commerce, par exemple ? » se demande-t-il ainsi), afin, espère-t-il, de s'élever jusqu'à Pauline et acquérir une forme de reconnaissance sociale :
« Mais, naturellement il y a un but, dit[s]-il [je] à Pauline, mais je ne saurai vous expliquer lequel. C'est tout simplement qu'avec de l'argent je deviendrai pour vous aussi un autre homme et je serai plus esclave. -Comment cela ? Comment y arriverez-vous ? -Comment ? Alors vous ne comprenez même pas que je puisse parvenir à ce que vous me considériez autrement que comme un esclave ! Eh bien, j'en ai assez de ces surprises et de ces questions ! »
Poussé par le risque (il se retrouvera ainsi en prison pour dettes), il n'en croit pas moins en Dieu et ses superstitions. Il est conscient que cette méthode pour gagner de l'argent lui pose comme un problème de conscience révélé par ses réflexions internes prouvant ainsi qu'il n'est pas dépourvu de lucidité. Mais laissons-le décrire sa première entrée au casino et imprégnons-nous de la psychologie du personnage:
« D'abord, tout me parut très sale. Malsain et sale moralement, pour ainsi dire. Et je ne parle pas de ces visages anxieux et avides qui par dizaines, par centaines, assiègent les tables de jeu. Je ne tiens absolument pas pour malsain l'envie de gagner vite, de gagner gros ; j'ai toujours trouvé très bête la pensée du moraliste bien nourri et bien renté qui, à l'argument qu'on « jouait petit jeu », avait répondu : « C'est pire car c'est de la petite cupidité ».En effet, la petite et la grosse cupidité, ce n'est pas la même chose. Tout cela est relatif, mesquin pour un Rothschild, mais fort riche pour moi. En matière de lucre et de gain, ce n'est pas seulement à la roulette que les gens s'évertuent à gagner, à extorquer quelque chose aux autres, c'est partout ; et on ne fait que cela. »
Il est de même tout à fait conscient de son « destin » : « A ce moment précis, je compris que j'étais un joueur. Mes mains, mes pieds tremblaient, ma tête bourdonnait. » Mais bientôt, il est pris lui-même dans l'engrenage et se rend compte qu'« il [je] avait [avais] misé sur sa[ma] vie » : il gagne ainsi 200 000 francs en un soir et s'invente une vie mondaine et artificielle. Seulement, l'argent n'est pas une valeur sûre et il est condamné à jouer à chaque manque.
Cette riche propriétaire de 75 ans est l'autre « joueur » du roman. Agressive, imbue d'elle-même et autoritaire, elle demande à Alexei de lui apprendre à jouer. Même si elle ne joue pas pour l'argent, elle tombe vite dans le cycle infernal : « mais une fois qu'elle eut recommencé à jouer, impossible de la retenir ! ». Cette hystérie du jeu ' « Que la mort me saisisse, mais je me rattraperai ! Allez, en avant, et surtout pas de questions ! On peut jouer jusqu'à minuit, n'est-ce pas ? » déclare-t-elle de but en blanc à Alexeï ' finit par la ruiner après l'avoir favorisée : elle rentre alors à Moscou.
Dans ce roman, l'accent est mis sur les bénéfices financiers qu'on peut réaliser au jeu, bien que pour Alexeï, ce ne soit pas le seul argument. La dernière phrase d'Alexeï est énigmatique, mais résume à elle seule la tragédie du joueur, littéralement empoisonné par le jeu : « « Demain, demain, tout sera fini ! », dit le joueur qui recommence à jouer éternellement », comme le résume Georges Philipenko.
Un prolongement serait à établir avec Le Joueur d'échecs de Stefan Zweig (1942). Cet écrivain, qui s'est toujours intéressé à l'étude des monomanies des hommes, se penche ici sur l'étrange et paradoxale relation entre un homme et les échecs. Interné dans une chambre par les Nazis, complètement isolé, monsieur B. n'a pour survivre, pas d'autre choix que de s'inventer un passe-temps, une raison de vivre pour éviter la folie que donne la solitude. N'ayant à sa disposition qu'un manuel d'échecs, il apprend les règles de ce jeu et s'entraîne à faire les deux parties adverses à la fois. Puis, il s'invente peu à peu un échiquier mental, où son cerveau de dédouble pour jouer les deux parties adverses, jeu qui l'épuise en accaparant ses journées et ses nuits. Le paradoxe survient alors, qui fait du jeu d'échecs un sauveur dans un premier temps, avant de faire sombrer progressivement le joueur dans la schizophrénie et la folie. Nous n'avons donc pas la même figure du joueur. Le premier, chez Dostoïevski, joue pour accéder à plus de considération sociale et pour gagner de l'argent. Le second, chez Zweig, joue par nécessité vitale le temps de son incarcération, puisque aussitôt libéré, il s'empressera de ne plus toucher aux échecs, même s'il lui reste des séquelles...
On peut aussi évoquer la nouvelle Vingt Quatre Heures de la vie d'une femme de Zweig dont le sujet est précisément la passion pour le jeu d'un des personnages. Zweig décrit de façon très réaliste à quel point le personnage est pris par le jeu.