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Solenne Beck (février 2006)

Le Bonheur chez Pascal

Quand je m'y suis mis quelquefois à considérer les diverses agitations des hommes et les périls et les peines où ils s'exposent dans la cour, dans la guerre, d'où naissent tant de querelles, de passions, d'entreprises hardies et souvent mauvaises, etc., j'ai dit souvent que tout le malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre. Un homme qui a assez bien pour vivre, s'il savait demeurer chez soi avec plaisir, n'en sortirait pas pour aller sur la mer ou au siège d'une place. On n'achète une charge à l'armée, si chère, que parce qu'on trouverait insupportable de ne bouger de la ville. Et on ne recherche les conversations et les divertissements des jeux que parce qu'on ne peut demeurer chez soi avec plaisir. Etc.

Mais quand j'ai pensé de plus près et qu'après avoir trouvé la cause de tous nos malheurs j'ai voulu en découvrir la raison, j'ai trouvé qu'il y en a une bien effective et qui consiste dans le malheur naturel de notre condition faible et mortelle, et si misérable que rien ne peut nous consoler lorsque nous y pensons de près. Quelque condition qu'on se figure, où l'on assemble tous les biens qui peuvent nous appartenir, la royauté est le plus poste du monde. Et cependant, qu'on s'en imagine un accompagné de toutes les satisfactions qui peuvent les toucher. S'il est sans divertissement et qu'on le laisse considérer et faire réflexion sur ce qu'il est, cette félicité languissante ne le soutiendra point. Il tombera par nécessité dans les vues qui le menacent des révoltes qui peuvent arriver et enfin de la mort et des maladies, qui sont inévitables. De sorte que s'il est sans ce qu'on appelle divertissement le voilà malheureux, et plus malheureux que le moindre de ses sujets et qui se divertit. De là vient que le jeu et la conversation des femmes, la guerre, les grands emplois sont si recherchés. Ce n'est pas qu'il y a en effet du bonheur, ni qu'on s'imagine que la vraie béatitude soit d'avoir l'argent qu'on peut gagner au jeu ou dans le lièvre qu'on court, on n'en voudrait pas s'il était offert. Ce n'est pas cet usage mol et paisible et qui nous laisse penser à notre malheureuse condition qu'on recherche ni les dangers de la guerre ni la peine des emplois, mais c'est le tracas qui nous détourne d'y penser et nous divertit.

(...)

D'où vient que cet homme, qui a perdu depuis peu de mois son fils unique et qui accablé de procès et de querelles était ce matin si troublé, n'y pense plus maintenant? Ne vous en étonnez pas, il est tout occupé à voir par où passera ce sanglier que les chiens poursuivent avec tant d'ardeur depuis six heures. Il n'en faut pas davantage. L'homme, quelque plein de tristesse qu'il soit, si on peut gagner sur lui de le faire entrer en quelque divertissement, le voilà heureux pendant ce temps-là. Et l'homme, quelque heureux qu'il soit, s'il n'et diverti et occupé par quelque passion ou quelque amusement qui empêche l'ennui de se répandre, sera bientôt chagrin et malheureux. Sans divertissement il n'y a point de joie. Avec le divertissement il n'y a point de tristesse. Et c'est aussi ce qui forme le bonheur des personnes de grande condition qu'ils ont un nombre de personnes qui les divertissent, et qu'ils ont le pouvoir de se maintenir dans cet état.

Les Pensées de Blaise Pascal sont une vaste apologie, une défense de la religion chrétienne. Il marque ainsi son attachement aux jansénistes et prend définitivement position en leur faveur en 1657 (date à laquelle sont publiées Les Provinciales) dans la querelle qui les oppose aux jésuites. Il défend leur conception de la grâce divine : une vision pessimiste de la grâce et du péché. L'homme en effet n'a aucun recours qui lui permettrait d'accéder à son salut. Dieu seul décide de le damner ou de lui accorder la grâce : il n'a donc pas de libre arbitre. Alors que du point de vue des jésuites, l'homme peut tenter de racheter ses fautes par des actions vertueuses (par exemple la charité) et gagner ainsi son salut.

L'œuvre est divisée en quatre grands mouvements :

Cependant, les Pensées demeurent une œuvre inachevée et fragmentaire ; il ne nous en reste qu'une partie.

L'engagement de Pascal en faveur de la religion chrétienne : démonstration et conception

Pascal milite en faveur de la religion chrétienne. C'est pourquoi il désire avant tout écrire pour ceux qui ne croient pas, les athées. Il est indispensable qu'ils prennent conscience de la misère de l'homme sans dieu sur terre. Le vrai bonheur réside en effet dans cette quête, qui consiste à rechercher Dieu au cours de sa vie. Il procède donc à une démonstration savante et ingénieuse, qui a pour objectif de montrer l'homme tel qu'il est, c'est-à-dire un être misérable, qui se complaît dans des basses occupations, indignes des créatures de dieu.

Les activités des hommes sont présentées négativement par Pascal. En effet tout ce que les hommes considèrent comme des activités nobles et importantes ne sont en réalité que de basses agitations.

A plusieurs reprises il utilise des négations pour montrer la vanité de toutes ses actions : « on n'achète, on ne recherche, etc. » Le fait qu'elles soient toutes évoquées sur le même plan prouvent que Pascal les considère aussi futiles les unes que les autres.

Par ce biais, il désire mettre en évidence la faiblesse de l'homme, qui nie sa misérable condition : face à l'ennui et au néant l'homme ne fait pas le poids, il est incapable de surmonter cette peur viscérale de la mort et tout son comportement se ressent de cette impuissance. Il est aveuglé par une vie basée sur l'agitation et l'illusion. l'homme attache de l'importance à des activités futiles et inconséquentes : les honneurs, la richesse et l'argent, le faste et le luxe, le divertissement. Il fuit l'idée de sa mort et de sa finitude dans une course effrénée de divertissements. Mais, il se trompe en recherchant le bonheur dans les soi-disant plaisirs de la vie sensible et terrestre, alors qu'il devrait consacrer sa vie à dieu.

En effet, si l'homme est misérable c'est parce qu'il est privé de dieu. Pascal sait d'autant mieux le désarroi dans lequel il se trouve, qu'il a fréquenté les milieux mondains. Il s'adresse donc sans doute aux libertins, qui n'ont cure de sa morale.

L'évocation de la condition humaine : un homme faible et misérable

Il va s'agir de voir pourquoi l'homme est éternellement insatisfait et fondamentalement malheureux.

Le malheur de l'homme provient certainement de sa faiblesse physique, Pascal n'hésite pas à évoquer ouvertement la mort, c'est-à-dire la finitude de l'homme sur cette terre (« notre condition faible et mortelle ») mais également à souligner sa faiblesse intellectuelle qui consiste à éviter la pensée de la mort au lieu de l'affronter. (« ...et si misérable que rien ne peut nous consoler lorsque nous y pensons de près »)

Et c'est justement cette peur viscérale de la mort et de l'au-delà qui poussent les hommes à fuir leur triste condition par le divertissement. Ils n'ont qu'une idée : remplir le vide de leur vie, échapper, par tous les moyens, à la conscience de leur faiblesse et de leur néant. Pascal énumère donc les multiples divertissements de l'homme : la conversation des femmes, la guerre, les emplois, la chasse, etc. Il n'opère pas de hiérarchie en évoquant ces différents divertissements, probablement encore une fois pour souligner leur futilité. Il en parle d'ailleurs en terme de « périls », de « peines », à l'origine de « querelles » ou encore de « passions » incessantes, il les considère ainsi comme des activités inhérentes au malheur des hommes.

Il leur oppose le fait de « demeurer en repos dans une chambre » ou encore celui de « demeurer chez soi avec plaisir », c'est-à-dire au fond le véritable bonheur, la vraie béatitude qui puisse exister.

L'exemple de la condition royale est significatif de toute cette effervescence, de tout ce mouvement qui cache à l'homme ses faiblesses. En apparence le roi est celui qui bénéficie d'un statut et d'une vie, que chacun de ses sujets convoite. Néanmoins, sa charge est telle que sans divertissement pour fuir toutes ses préoccupations, comme les révoltes, comme la mort et les maladies, il deviendrait le plus faible et le plus malheureux des hommes : « De sorte que s'il est sans ce qu'on appelle divertissement, le voilà malheureux, et le plus malheureux que le moindre de ses sujets qui joue et se divertit. »

De même l'exemple du père, heureux de chasser le sanglier, alors qu'il vient de perdre depuis peu son fils, met bien en avant le caractère profondément contradictoire de l'homme, qui se suffit d'un banal divertissement pour effacer son chagrin. Mais, cela cache sans aucun doute un malaise flagrant face à l'ennui, au néant et à la mort. Cette anecdote pourrait constituer une parabole : l'homme reste fondamentalement malheureux malgré tous ses divertissements : « L'homme, quelque plein de tristesse qu'il soit, si on peut gagner sur lui de le faire entrer en quelque divertissement, le voilà heureux pendant ce temps là. Et l'homme, quelque heureux qu'il soit, s'il n'est diverti et occupé par quelque passion ou quelque amusement qui empêche l'ennui de se répandre, sera bientôt chagrin et malheureux. Sans divertissement il n'y a point de joie. Avec le divertissement il n'y a point de tristesse. »

D'un cas particulier, Pascal généralise (ici bien remarquer le parallélisme de construction et l'antithèse lexicale avec les termes « tristesse », « ennui », « chagrin » et « malheureux » s'opposent à « heureux ») afin de faire ressortir la faiblesse intrinsèque de l'homme.

Conclusion

Selon Pascal, l'homme n'a de cesse de fuir l'idée de sa mort prochaine. Il en a une telle hantise qu'il éprouve la nécessité de se détourner, de fuir cette image misérable de lui-même par le biais des divertissements. Tous les moyens lui sont utiles : jeux, conversations, plaisirs liés à la vie mondaine, charges, guerres, etc. Cependant, le bonheur qu'il peut en retirer n'est pas véritable, puisqu'il repose sur la vacuité. Si l'homme est malheureux c'est parce qu'il est en fait privé de Dieu; ainsi celui qui consacrera sa vie à dieu sera pleinement heureux.

Probablement, est-ce à cette condition misérable de l'homme, que Giono, lecteur de Pascal, a voulu faire référence en concluant de la sorte son œuvre Un roi sans divertissement :

Qui a dit : Un roi sans divertissement est un homme plein de misères ?

Bibliographie