Nous avons décidé d'aborder ici un des aspects du bonheur, tel qu'il est pensé au XVIIIème siècle, à travers un extrait du Neveu de Rameau de Diderot.
LUI.-- Mais je crois que vous vous moquez de moi ; monsieur le philosophe, vous ne savez pas à qui vous vous jouez ; vous ne vous doutez pas que dans ce moment je représente la partie la plus importante de la ville et de la cour. Nos opulents dans tous les états ou se sont dit à eux-mêmes ou ne sont pas dit les mêmes choses que je vous ai confiées ; mais le fait est que la vie que je mènerais à leur place est exactement la leur. Voilà où vous en êtes, vous autres. Vous croyez que le même bonheur est fait pour tous. Quelle étrange vision ! Le vôtre suppose un certain tour d'esprit romanesque que nous n'avons pas ; une âme singulière, un goût particulier. Vous décorez cette bizarrerie du nom de vertu ; vous l'appelez philosophie. Mais la vertu, la philosophie sont-elles faites pour tout le monde. En a qui peut. En conserve qui peut. Imaginez l'univers sage et philosophe ; convenez qu'il serait diablement triste. Tenez, vive la philosophie ; vive la sagesse de Salomon : Boire de bon vin, se gorger de mets délicats, se rouler sur de jolies femmes ; se reposer dans des lits bien mollets. Excepté cela, le reste n'est que vanité.
MOI.-- Quoi, défendre sa patrie ?
LUI.-- Vanité. Il n'y a plus de patrie. Je ne vois d'un pôle à l'autre que des tyrans et des esclaves.
MOI.-- Servir ses amis ?
LUI.-- Vanité. Est-ce qu'on a des amis ? Quand on en aurait, faudrait-il en faire des ingrats ? Regardez-y bien, et vous verrez que c'est presque toujours là ce qu'on recueille des services rendus. La reconnaissance est un fardeau ; et tout fardeau est fait pour être secoué.
MOI.-- Avoir un état dans la société et en remplir les devoirs ?
LUI.-- Vanité. Qu'importe qu'on ait un état, ou non ; pourvu qu'on soit riche ; puisqu'on ne prend un état que pour le devenir. Remplir ses devoirs, à quoi cela mène-t-il ? A la jalousie, au trouble, à la persécution. Est-ce ainsi qu'on s'avance ? Faire sa cour, morbleu ; faire sa cour ; voir les grands ; étudier leurs goûts ; se prêter à leurs fantaisies ; servir leurs vices ; approuver leurs injustices. Voilà le secret.
MOI.-- Veiller à l'éducation de ses enfants ?
LUI.-- Vanité. C'est l'affaire d'un précepteur.
MOI.-- Mais si ce précepteur, pénétré de vos principes, néglige ses devoirs ; qui est-ce qui en sera châtié ?
LUI.-- Ma foi, ce ne sera pas moi ; mais peut-être un jour, le mari de ma fille, ou la femme de mon fils.
MOI.-- Mais si l'un et l'autre se précipitent dans la débauche et les vices.
LUI.-- Cela est de leur état.
MOI.-- S'ils se déshonorent.
LUI.-- Quoi qu'on fasse, on ne peut se déshonorer, quand on est riche.
MOI.-- S'ils se ruinent.
LUI.-- Tant pis pour eux.
MOI.-- Je vois que, si vous vous dispensez de veiller à la conduite de votre femme, de vos enfants, de vos domestiques, vous pourriez aisément négliger vos affaires.
LUI.-- Pardonnez-moi ; il est quelquefois difficile de trouver de l'argent ; et il est prudent de s'y prendre de loin.
MOI.-- Vous donnerez peu de soins à votre femme.
LUI.-- Aucun, s'il vous plaît. Le meilleur procédé, je crois, qu'on puisse avoir avec sa chère moitié, c'est de faire ce qui lui convient. A votre avis, la société ne serait-elle pas fort amusante, si chacun y était à sa chose ?
MOI.-- Pourquoi pas ? La soirée n'est jamais plus belle pour moi que quand je suis content de ma matinée.
LUI.-- Et pour moi aussi.
MOI.-- Ce qui rend les gens du monde si délicats sur leurs amusements, c'est leur profonde oisiveté.
LUI.-- Ne croyez pas cela. Ils s'agitent beaucoup.
MOI.-- Comme ils ne se lassent jamais, ils ne se délassent jamais.
LUI.-- Ne croyez pas cela. Ils sont sans cesse excédés.
MOI.-- Le plaisir est toujours une affaire pour eux, et jamais un besoin.
LUI.-- Tant mieux, le besoin est toujours une peine
MOI.-- Ils usent tout. Leur âme s'hébète. L'ennui s'en empare. Celui qui leur ôterait la vie, au milieu de leur abondance accablante, les servirait. C'est qu'ils ne connaissent du bonheur que la partie qui s'émousse le plus vite. le ne méprise pas les plaisirs des sens. l'ai un palais aussi, et il est flatté d'un mets délicat, ou d'un vin délicieux. l'ai un coeur et des yeux ; et j'aime à voir une jolie femme. J'aime à sentir sous ma main la fermeté et là rondeur de sa gorge ; à presser ses lèvres des miennes ; à puiser la volupté dans ses regards, et à en expirer entre ses bras. Quelquefois avec mes amis, une partie de débauche, même un peu tumultueuse, ne me déplaît pas. Mais je ne vous dissimulerai pas, il m'est infiniment plus doux encore d'avoir secouru le malheureux, d'avoir terminé une affaire épineuse, donné un conseil salutaire, fait une lecture agréable ; une promenade avec un homme ou une femme chère à mon coeur ; passé quelques heures instructives avec mes enfants, écrit une bonne page, rempli les devoirs de mon état ; dit à celle que j'aime quelques choses tendres et douces qui amènent ses bras autour de mon col. Je connais telle action que je voudrais avoir faite pour tout ce que je possède. C'est un sublime ouvrage que _Mahomet_ ; j'aimerais mieux avoir réhabilité la mémoire des Calas. Un homme de ma connaissance s'était réfugié à Carthagène. C'était un cadet de famille, dans un pays où la coutume transfère tout le bien aux aînés. Là il apprend que son aîné, enfant gâté, après avoir dépouillé son père et sa mère, trop faciles, de tout ce qu'ils possédaient, les avait expulsés de leur château, et que les bons vieillards languissaient indigents, dans une petite ville de la province. Que fait alors ce cadet qui, traité durement par ses parents, était allé tenter la fortune au loin, il leur envoie des secours ; il se hâte d'arranger ses affaires. Il revient opulent. Il ramène son père et sa mère dans leur domicile. Il marie ses sœurs. Ah, mon cher Rameau ; cet homme regardait cet intervalle, comme le plus heureux de sa vie. C'est les larmes aux yeux qu'il m'en parlait : et moi, je sens en vous faisant ce récit, mon coeur se troubler de joie, et le plaisir me couper la parole.
LUI.-- Vous êtes des êtres bien singuliers !
MOI.-- Vous êtes des êtres bien à plaindre, si vous n'imaginez pas qu'on s'est élevé au- dessus du sort, et qu'il est impossible d'être malheureux, à l'abri de deux belles actions, telles que celle-ci.
LUI.-- Voilà une espèce de félicité avec laquelle j'aurai de la peine à me familiariser, car on la rencontre rarement. Mais à votre compte, il faudrait donc être d'honnêtes gens ?
MOI.-- Pour être heureux ? Assurément.
LUI.-- Cependant, je vois une infinité d'honnêtes gens qui ne sont pas heureux ; et une infinité de gens qui sont heureux sans être honnêtes.
MOI.-- Il vous semble.
Diderot écrit Le Neveu de Rameau entre 1762 et 1777. Il s'agit d'un texte original et satirique (en réponse à une pièce de Palissot Les Philosophes) qui repose sur la pratique de la discussion mondaine et philosophique : « côté brillant de l'improvisation et traits d'esprit » dû à la pratique de la conversation savante dans les cabinets de lectures ou les salons littéraires, très appréciée sous les Lumières. En effet, la conversation entre "Lui", Jean-François Rameau, un parasite cynique , et "Moi", un philosophe qui est peut être Diderot lui-même, porte sur des sujets multiples ayant trait à l'esthétique et à la morale.
Diderot développe par ce biais un panel de sujets qui l'intéresse plus particulièrement : le génie (son rôle social et moral), l'éducation, une morale d'existence sur laquelle fonder sa vie.
Deux milieux s'opposent : le milieu médiocre et corrompu d'une aristocratie décadente et la sphère du penseur qui croit encore aux vertus de l'homme. « Lui » et « Moi » confrontent ainsi leur conception du bonheur.
Il s'agit de voir en quoi ce dialogue permet d'exprimer les aspects antithétiques d'une même pensée. Certaines interprétations de cette œuvre proposent de lire « Lui » et « Moi » comme les deux facettes d'une même personne, qui débattraient intérieurement sur la question du bonheur. Ainsi, on peut considérer que la forme du dialogue permet de traduire les doutes et les hésitations d'une même pensée.
Dans la première partie du dialogue, « Moi » pose des questions, qui traduisent son indignation et poussent « Lui » à développer davantage ses idées. Diderot s'engage ainsi dans les méandres et les coins les plus reculés de sa pensée. De cette façon le philosophe prépare ou met en ordre ses propres idées en rappelant les valeurs de la société et de la vertu. « Lui » répond en niant tout ce qui fait les valeurs de la société, c'est certainement une manière de faire table rase de tout pour mieux mettre à l'épreuve nos fondements.
Pour cela, le Neveu, se fait en quelque sorte l'avocat du diable, par l'utilisation anaphorique du terme « Vanité », et pose des questions rhétoriques pour contester les arguments du philosophe. Néanmoins, Diderot fait à travers le Neveu, qui se prétend le porte-parole des gens riches, la satire d'une société rongée et pervertie. Cette joute oratoire entre « Lui » et « Moi » permet d'approfondir le débat et de mettre déjà en place la thèse du philosophe.
Entre l'idéologie du Neveu et celle du philosophe, la discussion se lie autour des affirmations de l'un et des contradictions de l'autre. Mais tout en s'opposant sur les mots, ils finissent par se retrouver sur le terrain de la critique de la société.
Ainsi Diderot peut en faire la satire à travers ses deux personnages. En représentant les grands, le Neveu nous en montre également ses aspects négatifs. Néanmoins, après la démonstration du philosophe, « Lui » n'est pas convaincu par ses arguments et il reste sur l'idée de bizarrerie des philosophes. Chacun reste sur ses positions. Le dialogue s'équilibre donc, chacun ayant gardé sa conviction initiale. Le but du dialogue devient peut-être alors précisément d'amener le lecteur à se faire une opinion. En cela le lecteur est la troisième instance du dialogue et son esprit critique est sollicité. En effet, l'esprit des Lumières ne visait-il pas justement la liberté de tout soumettre à la critique ?
« Lui » désigne le Neveu, un marginal, brillant causeur et observateur de la société. Le Neveu est une personne imbue d'elle-même, qui n'a de cesse de porter des jugements sur les choses et les gens. Il s'agit de voir justement en quoi l'idéologie du Neveu est provocatrice, cynique et caractéristique d'un libertin :
vous ne vous doutez pas que dans ce moment je représente la partie la plus importante de la ville et de la cour. Nos opulents dans tous les états ou se sont dit à eux-mêmes ou ne sont pas dit les mêmes choses que je vous ai confiées ; mais le fait est que la vie que je mènerais à leur place est exactement la leur.
Lui défend en quelque sorte un idéal du luxe et de la richesse. Il défend à des valeurs aristocratiques et libertines subverties (dans le sens où il prône le luxe et le vice), alors qu'il n'appartient pas socialement à cette classe. Il est fier de sa personne et méprisant vis à vis des plus humbles.
Dans la première partie du dialogue (lignes 1 à 43), le Neveu défend sa conception du bonheur en faisant des reproches au philosophe. Il s'inscrit donc en contre-point des valeurs admises par les Lumières. Il pense, en effet, que l'égalité dans le bonheur n'existe pas et que celui-ci n'est pas forcément associé à la vertu. Selon lui c'est une « bizarrerie » des philosophes et autres gens de la même espèce, c'est-à-dire de personne en marge de la société et de la vie de cour telle qu'il la conçoit dans sa plus grande partie. Les adjectifs « étrange », « romanesque», « singulière » et « particulier » confirment le fait que les courtisans ne partagent pas le même point de vue unanime sur la vie bonne.
Au contraire de la sagesse et de la vertu, le Neveu prône les vices, seuls remèdes contre la tristesse et le malheur. C'est une doctrine de l'épicurisme poussé à son extrême qu'il défend, en faisant le culte de la richesse, de la volupté, des plaisirs. La figure de Salomon, figure de la décadence et de la volupté, vaut pour exemple d'autorité dans sa démonstration. Le Neveu refuse toute vertu et toute morale. Par dérision il va même jusqu'à dire que « tout n'est que vanité ». Il incarne un être vil et pragmatique, guidé par l'égoïsme et le cynisme. Il n'a nullement besoin d'amitié et de patriotisme pour satisfaire son bonheur. Au contraire, il excelle dans l'art de la dissimulation, du mensonge et de l'hypocrisie auprès des grands de ce monde. Pour accéder à ses désirs, il flatte les grands, même si pour cela il est immoral et lâche. Le fait de le reconnaître ne le gêne nullement, peut-être parce qu'il se décharge de toute responsabilité.
Le Neveu incarne donc le libertin, tel qu'on le conçoit au XVIIIème siècle, c'est-à-dire un être qui satisfait sans vergogne ses plaisirs selon son bon vouloir et qui n'a aucune mauvaise conscience à négliger les autres.
Le philosophe est plus nuancé que le Neveu dans ses propos ; il est davantage attaché aux valeurs traditionnelles, au goût de la vie naturelle et accorde la primauté à la vertu.
En effet, il fait une différence, contrairement au Neveu, entre le plaisir éphémère et le bonheur. Il réfute l'idée selon laquelle le bonheur réside seulement dans des plaisirs hédonistes. Cependant, il nuance ses propos en concédant qu'il éprouve également du bonheur dans les plaisirs:
Je ne méprise pas les plaisirs des sens; j'ai un palais aussi, et il est flatté d'un mets délicat ou d'un vin délicieux, et j'aime à voir une jolie femme, j'aime à sentir sous ma main la fermeté et la rondeur de sa gorge, à presser ses lèvres des miennes, à puiser la volupté dans ses regards, et à en expirer entre ses bras (...) Mais, je ne vous dissimulerai pas, il m'est infiniment plus doux encore d'avoir secouru le malheureux, d'avoir terminé une affaire épineuse, donné un conseil salutaire...
Le philosophe est plus exigeant et délicat dans ses plaisirs, également plus respectueux de ce qui lui est offert et des autres. C'est pourquoi il hiérarchise les différents plaisirs. Les instants simples sont les plus importants, tels que la générosité, l'altruisme, le sens des responsabilités, etc... Le bonheur réside donc dans les scènes de la vie courante et doit reposer sur la réciprocité, c'est-à-dire donner, recevoir et partager.
En se référant à Voltaire et son ouvrage Mahomet, il nous montre ce qu'il admire le plus en Voltaire : son action pour réhabiliter la mémoire de Calas (Calas fut condamné pour avoir assassiné son fils, qui voulait se convertir au catholicisme, alors qu'il était lui-même protestant. Voltaire obtint sa réhabilitation en prouvant son innocence après avoir publié Le Traité sur la tolérance.). De même, en faisant allusion à l'Ecossais Hoope, le philosophe, ici Diderot, veut mettre en évidence le bonheur d'un homme d'avoir été généreux avec autrui. Cet exemple lui permet de faire un apologue (récit à idée morale) qui défend sa conception du bonheur.
Dans le Neveu de Rameau, la question de savoir si Diderot dialogue avec lui-même pose problème, car il semble avoir un avis mitigé sur la question du bonheur. Il est difficile de conclure sur qui est qui, la question reste ouverte quant à savoir si Diderot est incarné en Lui ou en Moi.
Le Neveu défend une conception du bonheur basée sur le profit et l'ascendance sociale, alors-que le philosophe prône une forme de morale sociale, basée sur l'altruisme et le respect d'autrui.