Adorno dans sa Théorie Esthétique s’inspire du marxisme mais dans le même temps, il élargit la conception marxiste de l’art qui était assez sommaire. Pour Marx, l’art fait partie de l’idéologie « La religion, la famille, l’Etat, le droit, la morale, la science, l’art, etc. ne sont que des modes particuliers de la production et tombent sous sa loi générale. » (Manuscrits de 1844). Bien sûr l’art a à voir avec la structure sociale. Peut-on le réduire à être un reflet passif ou un instrument de distinction des classes comme le fait Bourdieu dans La Distinction « La principale fonction de l’art est d’ordre social, La pratique culturelle sert à différencier les classes et les fractions de classes, à justifier la domination des uns par les autres. » . L’œuvre d’art ne serait que le reflet de la réalité, reflet jouant un rôle idéologique de légitimation sociale.
Mais il reste tout de même un problème que Marx se pose même s’il ne le résout pas : « La difficulté n’est pas de comprendre que l’art grec et l’épopée soient liées à certaines formes de l’évolution sociale. Ce qui est paradoxal, c’est qu’ils puissent encore nous procurer une joie esthétique et soient considérés comme norme et comme modèles inimitables. » (Introduction à la Critique de l’Economie Politique.). Marx escamote le problème en invoquant l’attrait que nous éprouvons pour notre propre enfance. « Pourquoi l’enfance sociale de l’humanité, au plus beau de son épanouissement, n’exercerait-elle pas, comme une phase à jamais disparue, un éternel attrait ? ». Nous ne croyons plus aux dieux grecs mais nous sommes fascinés par l’Iliade ou par les statues grecques. Réponse très superficielle mais il est vrai que la réflexion sur l’art n’était pas le problème théorique le plus urgent pour Marx.
Adorno analyse la situation « aporétique » de l’art contemporain. Toute œuvre cherche à innover mais inévitablement, la société la récupère. Malgré le message de souffrance et le discours sur l’absurde qu’il véhicule, l’art contemporain est récupéré : ainsi le théâtre de Beckett. L’art devient décoratif. Le dodécaphoniqme de Schönberg par son refus des normes établies critique le caractère aliéné de la musique conçue comme une marchandise. Mais dans le même temps, l’œuvre est toujours objet d’une évaluation sociale.
Pourtant ce que l’art évoque va au-delà de la lutte des classes. Il fait signe vers un rapport à la nature. « Inexorablement intriqués, la peine et la joie, le désespoir et la fête, Eros et Thanatos ne peuvent se laisser dissoudre dans les problèmes de lutte des classes. ».
On ne peut considérer une œuvre d’art comme un simple reflet, comme une part de l’idéologie. Sinon, les œuvres cesseraient de nous solliciter au-delà de l’époque de leur création. On ne peut pas non plus voir dans l’art une essence éternelle qui se manifeste hors des conditions historiques : la liberté, l’humanité… Car l’homme est ce qu’il se fait par son histoire. C’est en rester à une vision métaphysique de l’œuvre d’art. Il s’agit donc de comprendre ce mystère que sont les œuvres :produits de l’histoire humaine mais en même temps qui perdurent au delà dans leur puissance d’interroger les hommes. IL faut donc prendre au sérieux la remarque de Marx sur l’art grec et lui donner une réponse effective : l’art n’est pas une forme d’infantilisme. Quelle est la nature des œuvres d’art ?
L’œuvre d’art se présente comme une contradiction vivante, comme un nœud de conflits maintenus dans un équilibre précaire et pour cela précieux. Adorno compare l’œuvre d’art au moi freudien qui tient en équilibre dans la conscience les conflits contradictoires de l’inconscient. Lorsque les contradictions sont réifiées, figées, elles sont aliénantes : il n’y a plus de pensée, plus de progrès. Lorsque la contradiction reste irrésolue, elle ouvre un espace de liberté. L’œuvre est une contradiction sans solution. Même sa récupération ne la rend pas inoffensive car demeure en elle la puissance de la contradiction. « Les antagonismes non résolus de la réalité se reproduisent dans les œuvres d’art comme problèmes immanents à leur forme. » L’œuvre est présentation des contradictions de la réalité mais elle ne les présente pas de façon statique, comme un tableau, elle les fait vivre et vit elle-même des contradiction dont elle est porteuse : « Si les œuvres d’art sont des réponses à leurs propres questions, elles deviennent elles-mêmes à plus forte raison des questions. ». L’œuvre intègre son autre, la réalité sociale et naturelle, en la thématisant dans sa forme qui est elle-même un redoublement du problème. « Vis à vis de son autre, l’art se conduit comme un aimant dans un champ de limaille de fer. ». L’œuvre aimante des éléments du réel pour les structurer de façon contradictoire dans une forme dynamique. Le dynamisme pour Adorno n’est donc pas seulement dans la subjectivité qui crée l’œuvre ou qui la recrée comme dans l’esthétique kantienne, mais il est dans la réalité donc l’œuvre est partie prenante. Analyser l’art et les œuvres c’est donc montrer leur contenu contradictoire. Au delà de la particularité de chaque œuvre, on peut trouver des grandes structures par les quelles les oppositions prennent forme.
- Une première contradiction entre l’œuvre d’art et la réalité sociale dans son contenu : l’œuvre est-elle un simple un reflet de la réalité sociale, une idéologie ?
L’art est en rapport à un contenu qui n’est pas esthétique , qui est la réalité, et qui le menace car ce contenu est toujours dépassé par l’histoire. Adorno évoque toute la littérature sur l’adultère, par exemple, Madame Bovary. Mais plus encore, c’est la volonté d’autonomie de l’art qui marque en négatif son rapport à un monde dans lequel la seule liberté peut être le détachement. « Le contenu thématique peut également entraîner dans sa chute ce qui le dépasse. Mais l’art et les œuvres d’art sont menacées de déclin, non pas seulement parce qu’ils sont hétéronomes mais parce que jusque dans la formation de leur autonomie qui confirme la constitution sociale de l’esprit, isolé du reste par la division du travail, ils ne sont pas seulement de l’art. ». En effet, la forme n’est pas une pure invention subjective, une pure recherche de style. La forme a un lien étroit avec la réalité. La forme est une transposition du contenu : ainsi, l’abstraction esthétique apparaît comme une réaction à un monde devenu abstrait du fait de la généralisation des échanges marchands. Adorno donne l’exemple de l’œuvre de Kafka : « Du point de vue social, l’élément décisif des oeuvres d’art est le contenu révélé par leurs structures formelles. Kafka, chez qui le capitalisme monopolistique n’apparaît que de loin, codifie plus fidèlement et puissamment dans le rebus du monde administré ce qui arrive aux hommes placés sous l’emprise totale de la société que ne le font les romans traitant de la corruption des trusts industriels. ». De la même façon, le théâtre de Beckett est pris comme exemple : « Les grimaces clownesques, puériles et sanglantes, en lesquelles, chez Beckett le sujet se désintègre, expriment sa vérité historique : le réalisme socialiste est puéril. Godot thématise le rapport maître esclave avec toute sa folie et sa sénilité à une époque où persiste l’exploitation du travail d’autrui alors que l’humanité pourrait s’en passer pour se conserver. ».
L’œuvre traduit des contradictions et les élève à leur sens, non en décrivant des situations mais en assumant une forme contradictoire. Adorno analyse le sens du silence dans le théâtre de Beckett : faire signifier l’absence de sens pour montrer un monde dont le sens s’est absenté. C’est la forme qui est signifiante et non le contenu qui est montré. De même, c’est en élaborant une autre forme, celle du roman que Cervantès montre la contradiction entre les idéaux féodaux et le monde bourgeois qui commence à poindre : « Don Quichotte a pu servir une tendance particulière et peu importante, celle de détruire le roman de chevalerie, survivance de l’ère féodale à l’époque bourgeoise. Cette modeste tendance lui permis de devenir une œuvre exemplaire. L’antagonisme des genres littéraires d’où est parti Cervantès devint sous sa plume un antagonisme des ères historiques et finalement un antagonisme métaphysique : l’expression authentique de la crise de sens dans le monde désenchanté ».
C’est pourquoi une œuvre ne peut être jugée en fonction de son contenu, c’est toujours par son travail de formalisation qu’elle est signifiante et qu’elle peut faire vivre une réalité contradictoire. Si elle se contente d’être une reproduction, elle est statique, il n’y a plus formalisation vivante mais décalque du réel. Comme le dit énergiquement Adorno « Mieux vaut la disparition de l’art que le réalisme socialiste. ». Le contenu, le message ne sont que des excuses : « L’engagement n’est le plus souvent rien d’autre qu’un manque de talent ou de concentration, un relâchement de la force. ».
Pas plus qu’elle n’est décalque de la société, l’œuvre n’est un décalque de la perception : L’art reprend les catégories de la perception temps, espace mais il les change, il « les dépossède de leur caractère obligatoire. ». La musique comprime le temps, le tableau replie l’espace.
Bien que vivant des mêmes contradictions que celle du réel qui est son contenu, l’art a donc une effective autonomie dans la formalisation, dans le style. L’art possède une autonomie par rapport à la société. Il est d’autant plus révolutionnaire quand il manifeste cette autonomie que lorsque qu’il se veut didactique. L’art se doit de éloigner de la vie qui le détermine par la forme qu’il crée. L’anti-art qui laisse se traduire la vie sur la toile (Warhol par exemple) n’est pas pour Adorno de l’art. Il ne dit plus rien. L’artiste est devenu superflu, la formalisation est absente, l’œuvre est un événement qui se produit dans le monde. L’art n’a rien gagné, il s’est simplement dissout dans le réel. C’est pourquoi Adorno privilégie l’art dan lequel la formalisation est première par rapport à la signifiance directe du contenu : la musique.
« La musique trahit l’essence de tout art. De même que dans la musique, la société, son mouvement, ses contradictions n’apparaissent que sous forme d’ombres, … il en va de même dans tout art. »
L’œuvre d’art doit donc viser l’autonomie et dans le même temps, sa formalisation est porteuse des contradictions sociales : « L’ambiguïté des œuvres d’art, à la fois autonomes et phénomène sociaux, fait facilement osciller les critères. » : c’est en tant qu’elles sont autonomes qu’elles sont le mieux des phénomènes sociaux et quand elles sont des phénomènes sociaux, elles sont poussées vers l’autonomie. « Ce qui est social dans l’art, c‘est son mouvement immanent contre la société et non pas sa prise de position manifeste. ». Nous sommes donc renvoyés à l’impact de l’œuvre sur le réel et là encore, l’œuvre est prise dans une contradiction.
-L’œuvre est prise dans une contradiction entre sa puissance de contestation et sa puissance d’affirmation, de légitimation du monde.
En effet, l’œuvre est affirmative, elle sanctionne le réel en le représentant. Après l’holocauste, l’art est-il encore possible ? Est-il possible de dire une parole de légitimation sur un monde qui a pu sombrer dans l’inhumain ? « Dans la culture ressuscitée après la catastrophe, l’art prend un aspect idéologique par sa simple existence. Avant tout contenu anecdotique ou philosophique. Sa disproportion par rapport à l’horreur passée et menaçante le condamne au cynisme ; même lorsqu’il fait face à l’horreur, il en détourne l’attention. Son objectivation implique la froideur vis-à-vis de la réalité. ». Mais l’art n’est pourtant pas vain. Que le monde retombe à la barbarie ne signifie pas que la culture n’ait pas plus de valeur que la barbarie, de quelque culture qu’il s’agisse : « Le contenu affirmatif de la culture et de l’art n’est pas un leurre total » écrit Adorno. L’art n’est pas une pure idéologie, il a un contenu humain au delà des formes sociales : « Si l’affirmation est un moment de l’art, cette affirmation elle-même n’a jamais été totalement fausse, pas plus que la culture qui a échoué n’est fausse totalement. Elle réfrène la barbarie, ce qu’il y a de pire, elle n’opprime pas seulement la nature mais la conserve à travers son oppression… La vie, y compris la perspective d’une vie authentique s’est perpétuée grâce à la culture : on en trouve l’écho dans les œuvres d’art authentiques. En sympathie avec ce qui est, elle se défend contre la mort, la finalité de toue domination. Si l’on veut en douter, il faut en payer le prix : celui de croire que la mort elle-même est espérance. ». Renoncer à l’art et à la culture,c’est renoncer à une vie à dimension humaine. L’art ne justifie pas une forme de société dans son contenu affirmatif, il voit au-delà et justifie la revendication à une vie humaine et non animale.
Et de fait, pour Adorno, l’œuvre d’art est toujours une évocation de ce qui n’est pas. Par son pouvoir d’évoquer l’absence, elle est en rupture avec ce qui existe. « Dans toute œuvre authentique, apparaît quelque chose qui n’existe pas. », ou plus loin : « La réalité des œuvres témoigne de la possibilité du possible. »
Ce qui est évoqué dans l’œuvre c’est la dimension de la liberté que l’acte de formalisation fait introduit dans le réel, une liberté totale de recréer la réalité plutôt que la subir et être aliéné par elle. Cette liberté évoquée dans l’art est contradictoire avec l’aliénation sociale. « L’absolue liberté dans l’art, qui demeure liberté dans un domaine particulier, entre en contradiction avec l’état permanent de non-liberté dans la totalité. En celle-ci la place de l’art est devenue incertaine. ». L’art est donc toujours en rupture : « L’idée d’une œuvre d’art conservatrice a quelque chose d’absurde. En se séparant en toute rigueur du monde empirique, de leur autre, les œuvres témoignent que ce monde lui-même doit devenir autre chose. » Par son existence même d’objet échappant à la fonctionnarisation, l’œuvre est une contestation : .« La fonction de l’art dans ce monde totalement fonctionnel est son absence de fonction. ».
De ce fait, l’art doit s’émanciper de l’impératif de la communication « L’art, quant à lui, n’est intègre que lorsqu’il en joue pas le jeu de la communication ». Mais ce faisant, en donnant dans l’hermétisme, il se prive d’une quelconque efficacité. Il en peut qu’évoquer la liberté qu’il s’interdit de créer pour échapper à la récupération, à la réification qui le guette s’il joue le jeu de la communication. Adorno évoque l’abstraction en peinture, l’hermétisme en poésie. « Aujourd’hui, la raison principale de l’inefficacité sociale des oeuvres d’art qui ne cède pas à la propagande pure et simple est que, pour résister au système tout puissant de la communication, elles sont obligées de se débarrasser des moyens de communication qui les rapprocheraient peut-être des gens. ». L’art populaire est un leurre, un abandon de l’art authentique. « La survie des œuvres, leur réception en tant qu’aspect de leur histoire, se situe entre leur refus de se laisser comprendre et leur volonté d’être comprises : cette tension est le climat de l’art. »
« Paradoxalement, l’art doit témoigner de l’irréconcilié et tendre cependant à la réconciliation. » Il est œuvre formalisée qui doit éloigner de la contradiction du monde et ne peut exister qu’en contradiction avec ce monde.
-La présence de la réalité se manifeste aussi dans la part de technique qui est inscrite dans l’œuvre d’art et fait d’elle aussi un objet. L’œuvre entretient une relation contradictoire avec son statut d’objet. « Les œuvres d’art sont des choses qui tendent à rejeter leur chosalité. ». Elles ne peuvent se réduire à leur aspect technique, pourtant, elles n’existeraient pas sans cet aspect. « Autant il est certain que les œuvres d’art sont plus que la totalité de leurs procédures techniques, … autant il est sûr qu’eles n’ont de contenu objectif que dans la mesure où il apparaît en elles – apparition conditionnée par la totalité de sa technique et par elle seule. ».
-Mais ce qui rend l’œuvre contradictoire, c’est plus encore le rapport interne entre ses éléments et la totalité. Adorno refuse de réduire une œuvre à la juxtaposition de ses éléments, il ne croit pas qu’on puisse épuiser une œuvre par l’analyse. Il faut prendre acte du « fait que les oeuvres d’art, grâce à leur organisation, non seulement sont plus que l’organisé, mais plus également que le principe d’organisation. ». Mais inversement, il ne veut pas faire de la totalité une entité mystérieuse qui serait comme l’âme de l’œuvre, un au-delà indicible et irrationnel. la totalité et les éléments dans l’œuvre. Adorno va reprendre un concept élaboré par Benjamin : l’aura de l’œuvre d’art « Ce qu’on appelle aura est familier à l’expérience esthétique sous le nom d’atmosphère de l’œuvre d’art dans la mesure où le rapport entre ses éléments renvoie au-delà de ceux-ci et permet à chacun ce ceux-ci de se dépasser. » L’interprétation d’une œuvre ne peut consister dans sa seule analyse. « Cette signifiance objective dont ne rend comte aucune intention subjective ». Adorno fait une comparaison avec la nature lorsqu’elle n’est pas objet d’action, elle peut être « l’expression de la mélancolie ou de la sérénité que l’on puise dans la nature. ». L’aura n’est donc pas subjective : « le spectateur ne doit pas projeter sur l’œuvre ce qui se passe en lui comme pour s’y voir valorisé, confirmé, satisfait. Il doit au contraire sortir de soi pour s’ouvrir à l’œuvre, se faire semblable à elle et l’accomplir à partir de lui. ». L’aura c’est l’unité du tout dans laquelle les éléments circulent librement et prennent sens. Ce n’est pas quelque chose mais un élément dans lequel les détails viennent prendre place comme la lumière pou la vue ou le support des ondes sonores. On en peut identifier l’aura, mais elle est la règle qui donne sens à l’organisation des éléments. On pourrait presque dire que c’est un « transcendantal » au sens kantien. Elle n’a donc rien de mystérieux. Comme je ne vois pas l’espace mais je vois dans l’espace, je ne vois pas l’aura d’une œuvre mais je vois dans son aura les éléments comme éléments constitutifs d’une œuvre d’art (et pas comme une juxtaposition dénuée de sens).
Il faut donc saisir les rapports entre la totalité et les éléments dans l’œuvre. « Le critère qui sert à juger des œuvres d‘art est équivoque : à savoir si elles réussissent à intégrer les niveaux thématiques et les détails dans leur loi formelle immanente et à conserver dans une telle intégration, même avec des failles, l’élément qui leur est contraire. ». De façon imaginée, Adorno écrit : « Toute œuvre authentique est la résultante de forces centripètes et de forces centrifuges. » entre les détails et la totalité. IL faut parvenir dans la réception de l’œuvre à donner leur importance aux détails tout en les comprenant à l’intérieur du tout : « Celui qui part en quête des beaux passages d’une œuvre musicale est un dilettante ; mais celui qui n’est pas capable de percevoir les beaux passages, autrement dit la densité variable de l’invention et de la facture dans une œuvre, est sourd. »
L’œuvre est donc le fait de faire tenir ensemble des éléments dont la somme est plus que leur simple addition, c’est pourquoi Adorno prend la métaphore du « tour de force » : « Le tour de force n’est pas une forme première de l’art, ni une aberration, ni une dégénérescence mais le secret de l’art qu’il tait pour ne le livrer qu’à la fin. ». On ne peut donc pas juger les œuvres sur un critère formel ou de contenu. Elles se jugent elles-mêmes dans leurs rapports mutuels : Les œuvres sont leur propre critère « Il suffit après une pièce de Beckett de voir une pièce contemporaine plus modérée pour mesurer à quel point la nouveauté juge sans jugement. »
-En conséquence, l’interprétation de l’œuvre en peut se réduire à une décomposition analytique de ses éléments constituants. « Les grandes œuvres attendent. Il y a dans leur contenu de vérité –difficile à cerner avec précision- quelque chose qui ne se dissout pas avec leur sens métaphysique : ce par quoi elles restent éloquentes. ». Leur aura ne peut être cernée par un discours définitif, ni sur leur sens, ni sur leurs éléments. Interpréter une œuvre n’est pas analyser ses éléments mais comprendre les conflits qu’elle maintient en équilibre. La comprendre comme un « tour de force ». Il n’y a rien de mystérieux, d’incompréhensible dans l’oeuvre mais elle n’est pas réductible par analyse car le conflit est dynamique, vivant. Il se saisit dans ses interactions et non dans la dissection de ses composants. Il s’agit d’identifier non pas une essence de l’art mais une saisie dialectique des œuvres. Les œuvres les plus grandes en se laissent pas déchiffrer immédiatement. Adorno compare la conscience de l’absurde dans le théâtre de Sartre où l’absurde devient une thèse à illustrer et l’œuvre dans sa forme reste très conventionnelle. Au contraire dans le théâtre de Beckett (qu’Adorno apprécie beaucoup plus que celui de Sartre), l’absurde n’est pas une thèse à illustrer lais le mouvement même qui structure l’œuvre et fait disfonctionner le langage à l’intérieur duquel un sens pourrait être véhiculé : les répétitions, les dialogues de sourds, les silences…
Mais dans le même temps, une connaissance des techniques de l’œuvre et de son contenu est fondamentale dans l’expérience esthétique. « Quelqu’un qui ne comprend pas l’aspect purement musical d’une symphonie de Beethoven, la comprend aussi peu que quelqu’un qui n’y décèle pas l’écho de la révolution française…. L’expérience seule ne suffit pas, il faut qu’elle soit nourrie par la pensée. La conscience de l’antagonisme de l’extérieur et de l’intérieur immanente à l’art fait partie de l’expérience artistique. ».
Mais l’expérience esthétique ne se résume pas à un art de l’analyse et de la synthèse bien dosé. Elle a un fort contenu émotif. Adorno évoque « le sentiment d’être assailli que l’on éprouve devant toute œuvre importante. L’émotion esthétique est constitutive de l’œuvre.
On a donc une compréhension qui reste contradictoire car incomplète : « La compréhension n’anéantit pas le caractère énigmatique. » : je comprends une œuvre mais j’ai toujours du mal à comprendre pourquoi il y a de l’art.
-Dans une telle perspective, la notion de beauté redevient centrale. La beauté est la maîtrise de la forme sur le contenu. Mais le contenu doit être dense et contradictoire pour que l’art soit sérieux. L’œuvre est une lutte continuelle, un fragile équilibre entre le beau et le laid. « Dans le laid, la loi formelle, impuissante, capitule. ». Il y a toujours l’ombre de la laideur dans les grandes œuvres, elles en sont pas naïves, elles ne véhicule pas l’idée d’un monde idyllique. « L’éclat de leur rayonnement est sombre, le beau est de part en part gouverné par la négativité qu’il semble avoir maîtrisée. » Pensez à un poème comme Charogne de Baudelaire. Sinon, l’œuvre serait un jeu futile et un peu niais. L’art est au contraire dramatique. « Si l’on mettait à l’index le concept le concept de beau, ce serait la résignation de l’esthétique. ». ce qui ne signifie absolument pas qu’on puisse définir le beau. C’est chaque œuvre, par l’équilibre qu’elle crée entre beauté et laideur qui donne un exemple de beauté, mais je n’en ai pas de définition générale car le beau n’est pas un contenu mais une lutte. « On ne peut pas plus définir le concept de beau que renoncer au concept de beau. ». Cet élan vers la beauté constitue le drame intérieur de toute grande œuvre : renoncer au beau c’est se livrer au contenu et le traduire de façon purement descriptive et donc idéologique, perdre sa force de rupture. Imposer une forme c’est aussi en un sens, figer la vie, reconstruire nuie dialectique beauté-laideur qui n’est pas exactement la dialectique du rôle mais sa transposition dans la forme : « L’affinité de toute beauté avec la mort a sa place dans l’idée de la forme pure que l’art impose à la diversité du vivant qui s’éteint en lui. ». Mais la forme doit vivre de cette extinction du contenu, c’est par cette extinction qu’elle fait vivre le contenu. « Les œuvres d’art non-réussies ne sont pas des œuvres d’art…. Les oeuvres académiques ne valent rien car les composantes que devrait synthétiser leur logicité n’engendrent aucune impulsion antagoniste et n’existent en fait absolument pas. ». Une œuvre non-réussie est une œuvre qui tombe dans le pur formalisme, qui ignore le sérieux contradictoire de son contenu ou une œuvre purement descriptive. Ce ne sont pas des œuvres d’art pour Adorno. Il en suffit pas pour faire de l’art de prendre un matériau et de le transformer ou simplement de le changer de lieu. IL y a dans l’œuvre une réflexion plus profonde encore que dans la philosophie sur l’essence contradictoire de l’existence et du monde car l’œuvre n’en annule pas le caractère dramatique dans l’abstraction et la généralité du concept. L’artiste est plus intègre que la philosophe qui nous leurre sur l’illusion d’une possible réconciliation par la pensée. Dans sa Minima Moralia, Adorno est obsédé par le caractère invivable de l’existence de l’homme moderne : le sous-titre est « réflexions sur la vie mutilée ». Si comme il le dit dans une des premières réflexions, la philosophie est devenue une pure méthodologie, c’est peut-être à l’art que revient le rôle de dire ce qu’est le drame de l’existence prise dans la contradiction.
-Cette dimension existentielle de l’art transparaît dans la place qu’Adorno attribue au plaisir esthétique. Le plaisir esthétique est comme promesse de bonheur dans un monde malheureux (=en scission, divisé). L’art est protestation contre la logique utilitaire du monde marchand. « L’art est dans son désintéressement une protestation contre une pratique immédiatement utilitaire » et par là, il est anticipation d’un monde qui ne serait pas gouverné par l’utilité. « La formule stendhalienne sur la promesse de bonheur signifie que l’art rend justice à l’existence en accentuant ce qui en elle préfigure l’utopie. ». Dans la jouissance qu’il procure, l’art va bien au delà d’un plaisir hédoniste et calculable. C’est le plaisir de l’inutile, du sans raison, comme la vie. Marcuse voit dans la beauté des œuvres une expression du principe de plaisir opposé au principe de réalité « L’œuvre d’art accomplie perpétue le souvenir du moment de jouissance. » : l’œuvre expose un ordre non répressif dans lequel le plaisir n’a pas de prix. Adorno parle de « la substance sensuelle du beau. »
Ce plaisir esthétique découle du pouvoir de rupture des œuvres d’art. C’est pourquoi on ne peut les réduire à la compréhension de leurs éléments, c’est les ramener à un monde dont leur essence est de se détacher contradictoirement (attention, ce n’est pas un appel à l’imagination, un remake du vieux thème de l’art comme évasion, le sérieux du contenu reste dans l’œuvre mais pas de façon descriptive lorsqu’il s’agit d’une grande oeuvre ) « Si l’on extirpait toute trace de jouissance, la question de savoir pourquoi les œuvres sont là plongerait dans l’embarras. En fait, plus on comprend les œuvres d’art, moins on en jouit. ». C’est là où il est impossible de ramener l’œuvre au descriptif qu’intervient la rupture et la jouissance. « L’art n’est pas la nature mais il veut tenir la promesse de la nature. », promesse d’une existence réconciliée. Il ne s’agit pas d’un plaisir hédoniste dans lequel le sujet ramène à lui l’objet. Au contraire, devant la beauté sombre des grandes œuvres, le sujet est décentré, car il saisit le caractère contradictoire du réel à travers le tour de force désespéré de l’œuvre. Adorno décrit ainsi l’expérience esthétique : « Elle fait partie de l’instant où la conscience réceptive du sujet s’oublie et s’abolit dans l’œuvre ; instant de grande émotion ; il perd pied. ». Se produit une « irruption de l’objectivité dans la conscience subjective. » qui produit cette impression d’être saisi par l’œuvre. Le plaisir esthétique est austère, il n’a rien à voir avec l’agrément. Il est plus de l’ordre du désir que de la possession. « Promesse de bonheur signifie plus le fait que, jusqu’à présent, la praxis empêche le bonheur…. Pour l’amour du bonheur, on renonce au bonheur. Ainsi survit le désir dans l’art. »
Pour conclure : « Ce qui crisse dans les œuvres d’art, c’est le bruit provoqué par la friction des éléments antagonistes que l’œuvre cherche à concilier. ». L’œuvre ne transige pas sur les illusoires compromis qui rendent la vie vivable. La contradiction reste vivante dans l’œuvre. « L’art ne constitue pas un domaine bien délimité mais un équilibre momentané et précaire comparable à celui du moi et du çà en psychologie. » si le moi était conscient de la précarité de cet équilibre. L’œuvre d’art n’est pas irrationnelle, c’est la réalité qui est contradictoire. Ce n’est pas le théâtre de Beckett qui est absurde, c’est l’existence. L’œuvre est une contradiction vivante. Elle refuse d’apaiser la contradiction. Elle n’est jamais un résultat calme. C’est pourquoi l’art ne peut être défini par une essence mais on reconnaît immanquablement une grande œuvre par la beauté sombre qui émane d’elle : « La définition de ce qu’est l’art est toujours donnée à l’avance par ce qu’il fut autrefois, mais n’est légitimée que par ce qu’il est devenu, ouvert à ce qu’il veut être et pourra peut-être devenir. »