L’art a-t-il une réelle efficacité dans la pratique ou bien n’est-il qu’un passe-temps innocent, inoffensif ?
Georges Steiner dans Dans le Château de Barbe-Bleue réfléchit sur la paradoxe du nazisme : comment est-il possible qu’éclate une telle barbarie politique dans le peuple de Kant et de Goethe ? Les nazis n’étaient pas des brutes épaisses et sans culture. Pourquoi une sensibilité réceptive à des formes d’art raffinées ne les a-t-elle pas empêcher de participer à de telles aberrations ? « L’art, les préoccupations intellectuelles, les sciences de la nature, de nombreuses formes d’érudition fleurissaient très près dans le temps et dans l’espace, des lieux de massacres et des camps de la mort. » … « Des qualités évidentes de finesse littéraire et de sens esthétique peuvent voisiner chez le même individu, avec des attitudes barbares, délibérément sadiques. Des hommes comme Hans Frank, qui avait la haute main sur la solution finale en Europe de l’Est, étaient de connaisseurs exigeants, et parfois même de bons interprète de Bach et de Mozart. On compte parmi les ronds-de-cuir de la torture ou de la chambre à gaz, des admirateurs de Goethe ou des amoureux de Rilke. ».
L’art est impuissant face à la violence « Quel poème immortel jamais enrayé ou tempéré le règne de la terreur ? » s’interroge Steiner.
Deux interprétations :
En tant que forme sociale, l’art n’a aucun impact sur les autres formes de la vie sociale. La production artistique ne modifie pas la politique ni l’économie alors que l’inverse est possible.
En tant que pratique humaine, l’art en change pas les hommes qui en sont les auteurs ou les spectateurs : l’art n’éduque pas, ne raffine pas notre personnalité au point de nous éloigner de formes de barbarie. On peut apprécier Mozart et participer à un génocide. L’art ne serait qu’un passe-temps sans importance, de l’ordre de l’agrément passager et d’une portée très réduite.
Danto pose le problème de la portée pratique de l’art dans deux articles. « L’art dangereux » dans Après la Fin de l’art. Il part d’une réflexion sur le pouvoir soviétique qui avait mis sous surveillance l’art, l’obligeant à une dissimulation de son réel contenu. Dans une ère plus libren l’art va revendiquer sa neutralité : « Considérons les arguments mis en avant dans la défense d’Ulysse ou de L’amant de Lady Chatterley. L’argument n’était pas que les mots et phrases qui avaient fait que la question de la censure fût soulevée en méritaient pas en eux-mêmes et en tant que tels d’être censurés : ils étaient réellement scatologiques et offensifs, et les auteurs ne les auraient pas utilisés s’ils ne l’avaient pas été. Mais puisqu’ils faisaient partie intégrante de textes, qui, de l’avis des experts, étaient des œuvres d’art – en fait des œuvres de grande littérature - on pouvait les tolérer : il semblait qu’en tant que parties d’une totalité artistique, ces mot ou phrases ne pouvait plus affecter un lecteur immunisé par leur statut artistique sur ce qui aurait été leur venin s’ils avaient été écrits ou énoncés dans un contexte non artistique. C’est comme si le fait d’être de l’art neutralisait leur contenu. ». L’art est vidé de tout sérieux., coupé de la vie réelle. L’esthétisation enlève au contenu de l’œuvre toute efficacité. Danto rappelle une remarque de Kant selon laquelle des choses laides peuvent être objets de belles représentations. « Les furies, les maladies, les dévastations de la guerre etc. peuvent, en tant que choses nuisibles, être décrites de très belle façon et peuvent même être représentées par des peintures. ». L’art neutralise l’objet, tout est donc représentable dans l’art. On perçoit le problème que pose par exemple l’appréciation des déclarations antisémites dans l’œuvre de Céline. Peut-on les tolérer comme parties d’une œuvre artistique ou faut-il les considérer comme inacceptables d’un point de vue moral ? (Dans ce dernier cas, on donne raison à Platon qui refusait que l’art imite des caractères vils). Danto pose le problème d’une pièce antisémite de Fassbinder : L’ordure, la ville et la mort. L’auteur aurait affirmé « Ce n’est qu’une pièce de théâtre ». L’artiste ne joue-t-il pas cette innocence présumée de l’art pour délivrer des messages d’une teneur morale plus que douteuse ? Danto rappelle à la suite du texte sur l’exposition de Mapplethorpe une anecdote « Warhol avait laissé traîner des photographies d’un bras poilu fourré dans un anus poilu et de plusieurs autres pénétrations plus prévisibles. Lorsque Colacello objecta que les filles qui travaillaient dans le bureau trouveraient ces photographies inacceptables Warhol fit preuve d’un hypocrisie méprisable : Tu n’as qu’à leur dire que c’est de l’art. ». Pour Danto, l’art ne peut pas s’abriter derrière son innocence. Il faut accepter et reconnaître son caractère dangereux.
« L’assujettissement philosophique de l’art » dans l’ouvrage du même titre. Danto s’interroge : « Le jazz a-t-il été, de quelque manière que ce soit, la cause des transformations morales à l’âge du jazz ou n’a-t-il été que leur emblème ? Les Beatles ont-ils provoquées ou seulement préfiguré les perturbations politiques des années soixante ? ».
Il constate qu’une œuvre comme Guernica, le paradigme de l’œuvre engagée, ne fait que constater un fait accompli et que concrétiser des attitudes déjà choisie (ceux qui vont l’admirer sont déjà républicains).
« autant d’œuvres qui ne font rien arriver d’important et se bornent à commémorer, à mettre en sépulcre, à spiritualiser…. Aussi se situent-elles plus ou moins au même niveau q’une cérémonie religieuse, dont la fonction est précisément d’avouer l’étroite limitation de notre pouvoir de faire quoi que ce soit. ».
Mais dans ce cas, pourquoi considère-t-on souvent que l’art est dangereux, pourquoi la censure ? Pour Danto, c’est la philosophie qui constitue cette image d’un art dangereux car l’art est un dangereux concurrent par la séduction qu’il exerce sur les esprits. « La structure des œuvres d’art est la même que celle de la rhétorique et cette dernière a comme tâche de transformer d’abord les esprits, ensuite les actions des hommes et des femmes, cela par une cooptation de leurs sentiments. » : c’est pourquoi Platon a été hostile à l’art comme à la rhétorique.
C’est l’idée qui va dominer chez Aristote : il existe une proximité entre art et rhétorique, tous deux travaillent dans le domaine du vraisemblable et cherchent la persuasion comme résultat. L’art n’est pas directement efficace comme une cause matérielle, mais il n’est pas sans effets non plus sur les sujets qui agissent.
L’art se débat contre une conception qui fait de lui une consolation par rapport aux déboires de la vie. Dans le Monde comme Volonté et comme représentation, Schopenhauer assigne à l’art cette vertu de nous faire échapper à la soufrance d’une vie qui oscille perpétuellement de la souffrance du désir à l’ennui que génère la satisfaction. L’art sort de la sphère de la volonté cart il est pure contemplation, il nous soustrait à la volonté et à la souffrance qu’elle engendre. Danto définit cette conception de l’art comme : « un plaisir narcotique défini par l’absence de douleur. ». La beauté comme anesthésiant permet de comprendre la raison d’être des formes d’art qui s’opposent à l’idéal de la beauté pour retrouver une portée pratique ou politique de l’art. Danto cite Duchamp : « Le danger qu’il faut éviter réside dans la contemplation esthétique. ».
Quel est donc le pouvoir pratique de l’art dans le domaine politique : peut-il changer le monde ? Nous permettre de sortir de l’idéologie ? Marx admire l’art Grec : comment une forme de culture peut-elle échapper à l’idéologie et rester objet d’admiration ? Y-a-t-il dans l’art une portée révolutionnaire, universelle ? Ou bien l’art n’est-il qu’un passe-temps agréable, une consolation aux duretés de la vie ?
L’art est-il un élément fondamental de la formation d’un homme ou bien un agrément superflu ?
Du point de vue de la formation de l’homme, Aristote oppose nature et techné : l’action morale est praxis (formation de l’homme), l’art est techné (production d’un objet extérieur) : l’art n’est-il pas aussi une praxis : ce par quoi l’humanité de l’homme peut se former et se révéler ? Aristote lui-même fait la théorie de la catharsis : l’art peut avoir des effets durables sur l’homme et non seulement être la cause d’un agrément passager. Plus qu’une imitation de la nature, ne faut-il pas voir dans l’art la plus grande réalisation de la liberté humaine ?
Mais l’homme est aussi un être de nature, un être sensible : l’art jette un pont de la nature à la liberté ; il réconcilie l’homme charnel et l’homme spirituel, le corps et l’esprit en développant une sensibilité proprement esthétique, c’est-à-dire une sensibilité qui n’a rien d’animal.
Quel est le pouvoir pratique de l’art ? Quelle est la place de l’art dans la pratique humaine ? Est-il une simple illusion, la production d’une consolation illusoire à la dureté de la vie mais qui ne change rien à la vie ou bien a-t-il une réelle portée pratique, c’est-à-dire une pouvoir de changer notre vie et/ou la réalité ? L’art nous permet-il de passer de la nature à la liberté en nous réalisant comme être humain ?