Nous présentons ici des articles écrits par Evelyne Buissière, professeur de philosophie en classes préparatoires de lettres, au lycée Champollion de Grenoble. Elle a bien voulu mettre en ligne l'intégralité des cours qu'elle a rédigés pour un cours sur l'Art en philosophie, thématique qui était au programme du concours d'entrée à l'ENS Lyon en 2004.
Peut-être est-ce là la question préliminaire à toute réflexion philosophique : en quoi la pensée a-t-elle le devoir de s'attarder sur tel objet, de séjourner en lui et de se repenser elle-même à travers lui ?
A propos de l'art, cette question s'impose puisque, de fait, une bonne partie de la tradition philosophique, suivant les traces de Platon, s'évertue à nous répéter que l'art n'est pas digne d'être objet de réflexion philosophique, qu'il est même l'anti-thèse de la philosophie et qu'à ce titre, tout esprit désireux de bien penser ne peut que se détourner des séductions sensibles que les œuvres d'art sèment sur le difficile chemin de l'ascèse philosophique :
L'art a ainsi longtemps été dévalué par la philosophie ou ignoré : l'œuvre d'art était comprise par Platon comme une imitation de moindre valeur ontologique. La sensibilité par laquelle l'art nous est accessible était identifié à la sensualité, aux sens. L'œuvre est bien un objet d'abord appréhendé par les sens.
Dans une telle perspective, en quoi la philosophie trouve-t-elle un intérêt à réfléchir à l'art, à s'approprier l'art comme un objet philosophique ?
Mais dans le même temps, la philosophie n'est pas comme une science qui vit dans la juxtaposition et l'incomplétude des discours qu'elle produit. Elle entretient un rapport particulier au sujet qui la pratique en qu'elle lui permet de penser réflexivement sa propre activité et lui-même, c'est-à-dire qu'elle constitue l'unité cohérente de la conscience de soi (ou plus modestement, une conscience de soi qui vise une cohérence). Toute conscience de soi est réflexive et se saisit dans une unité. Cette saisie de soi par soi ne peut être purement discursive car la discursivité est toujours partielle. Elle doit idéalement être immédiate, globale. Bien des philosophies expriment cette idée en faisant culminer la pensée dans une identité de l'esprit au vrai (pour Aristote, penser c'est s'immortaliser dans la mesure du possible, pour Spinoza, nous vivons et expérimentons que nous sommes éternels....). Retenons simplement l'idée que la possibilité d'une saisie immédiate de soi par soi opérée par la conscience est ce qui distingue la philosophie de la science. Saisie qui, bien sûr, doit être articulée sur une activité discursive sinon, la philosophie serait une forme de mysticisme. Cette saisie immédiate est de nature esthétique (l'esthétique s'oppose donc au discursif comme l'immédiat à la médiation).
L'esthétique est toute forme de saisie immédiate et intuitive d'un contenu. Kant nommera « esthétique transcendantale » la première partie de sa Critique de la Raison Pure dans laquelle il élabore une théorie de la sensibilité. La sensibilité n'est pas comprise par Kant comme une faculté inférieure à l'intelligence, comme de l'intelligence obscurcie. Elle est une faculté ayant sa dignité et son fonctionnement propre, une faculté essentielle à la construction d'une pensée conceptuelle.
En 1750 Baumgarten publie un ouvrage intitulé « Esthétique théorique ». Il y soutient la possibilité d'une science du sensible : « L'esthétique est la science de la connaissance sensible. ». Il y a donc une connaissance sensible et non seulement des illusions sensibles et cette connaissance sensible est objet d'une théorisation.
La théorisation d'une esthétique est le préalable à une réelle théorie philosophique de l'art. En effet, si la sensibilité est une faculté inférieure, si toute saisie immédiate est dévaluée par rapport au discursif, l'œuvre d'art dans sa particularité, en tant qu'elle est saisie par les sens, n'a que le statut d'un objet sensible, c'est-à-dire un statut inférieur. L'art ne peut en aucun cas permettre d'accéder à une vérité. Il reste toujours subordonné et n'a pas de sens véritable pour la pensée. Au contraire, si l'esthétique occupe une place tout aussi importante que celle de la pensée discursive dans l'accès au vrai, l'objet d'art devient le corrélat d'une saisie esthétique égale en dignité et en importance à la saisie conceptuelle, voire supérieure de par son immédiateté. Et surtout, si la philosophie parvient à conférer un statut à la saisie de l'œuvre d'art, elle fonde la possibilité d'une saisie esthétique en général et justifie ainsi sa différence d'avec la pensée scientifique.
Ce qui est en jeu dans l'esthétique et dans une théorie philosophique de l'art c'est donc autant le statut de l'objet d'art, de l'activité artistique que celui de la philosophie. Doit-on penser dans l'activité de la conscience une part d'esthétique, une relation immédiate de soi à soi ou bien la conscience n'est-elle que médiations, que processus discursif ? Le risque dans le second cas est de faire de la philosophie une simple méthode calquée sur la science dont les médiations sont d'ailleurs bien mieux construites et plus rigoureuses que celles que la philosophie peut construire. Inversement, si l'on donne trop de place à l'esthétique, on risque de tomber dans une conception mystique de la conscience comme présence immédiate de soi à soi et comme saisie intuitive du vrai dans cette intériorité immédiate. On verra ce glissement vers le mysticisme à l'œuvre avec Heidegger.
Walter Benjamin dans Le concept de Critique esthétique dans le romantisme allemand, met au fondement de la construction d'une l'esthétique « La pensée se réfléchissant en elle-même dans la conscience de soi. ». De fait, le romantisme allemand qu'il analyse va sacraliser l'art et voir en l'œuvre d'art et surtout en la poésie la voie royale pour accéder à l'absolu : une poésie totale qui inclut même la critique d'elle-même.
Schlegel écrit, cité par Benjamin « L'essence du sentiment poétique réside peut-être dans la faculté de s'affecter uniquement à partir de soi-même. » Novalis, cité dans l'ouvrage de J.M. Schaeffer, L'Art de l'Age Moderne, écrit :
Le poète clôt la marche comme il l'ouvre. Alors que la philosophie ne fait que tout ordonner, tout poser, le poète défait tout les liens. Ses mots ne sont pas des signes généraux - ce sont des sons- des mots magiques qui meuvent de beaux groupes autour d'eux.
La poésie est ainsi appelée à remplacer la philosophie comme voie d'accès vers la vérité intérieure à l'immédiateté de la conscience à elle-même. Mais cette voie d'accès a une part de magie. Le mot n'est pas un simple sens, il exerce un pouvoir magique sur la conscience. « Ce sera une belle époque que celle où on ne lira plus rien d'autres que de belles compositions - les œuvres d'art littéraires. » Autre fragment de Novalis significatif de cette sacralisation de l'art et de la poésie :
La disposition pour la poésie a beaucoup en commun avec la disposition pour le mysticisme. Il s'agit d'une disposition pour tout ce qui est particulier, personnel, inconnu, mystérieux, pour ce qui est à révéler, pour le contingent nécessaire. Elle présente l'imprésentable. Elle voit l'invisible, sent le non-sensible.... Le poète est insensé au sens vrai du terme - c'est la raison pour laquelle tout se rencontre en lui. Il représente au sens le plus propre du terme le sujet-objet - l'âme et le monde. D'où le caractère infini d'un bon poème, son éternité.
Quand la saisie esthétique remplace l'effort discursif, l'art devient le moyen d'accéder à l'absolu et le risque d'un mysticisme de l'art est bien présent. Mais à vouloir élimer toute saisie esthétique pour éliminer le mysticisme, il ne reste plus que le discursif dont on peut douter de sa capacité à atteindre un absolu. La philosophie ne serait plus qu'une science inférieure. L'art interroge donc la philosophie sur le rapport de la discursivité et de l'immédiateté dans l'activité de la pensée, rapport qui constitue la définition même de la philosophie dans la mesure où elle n'est ni science ni mysticisme. Construire une théorie de l'art c'est mettre au clair le statut de l'esthétique c'est l'acte essentiel par lequel une philosophie peut prendre conscience de sa propre identité. L'art n'est donc pas un objet quelconque pour la philosophie, un objet sur lequel elle pourrait se dispenser de réfléchir.
Faire de l'œuvre un objet philosophique c'est donc accepter de reconsidérer le statut de la sensibilité par laquelle l'œuvre nous est accessible, accepter de s'interroger sur la part d'esthétique intérieure à l'activité philosophique. C'est aussi accepter l'idée que la philosophie ne se nourrit pas du pur concept abstrait mais qu'elle a à apprendre sur elle-même à travers sa prise en considération de l'art et donc d'un contenu particulier.
Alors à quel prix la philosophie peut-elle conférer un réel statut ontologique à l'œuvre d'art ? Quelles conséquences sur la philosophie elle-même ? Quelles conséquences sur notre vision de l'œuvre d'art ? En s'appropriant l'art, la philosophie ne commet-elle pas un abus de pouvoir ?
J.M. Schaeffer dans L'Art de l'âge moderne soutient que « la définition de l'art comme présentation de l'onto-théologie implique la réduction des œuvres (et des arts) à la théorie de l'Art. ». La construction d'une théorie de l'art dans la pensée spéculative nous ferait ainsi manquer la rencontre concrète avec l'œuvre. Elle nous masquerait sa particularité en l'absorbant dans son sens spéculatif et surtout, la compréhension de ce sens nous empêcherait de goûter le plaisir du rapport à l'œuvre. « En nous adonnant au mirage -philosophique- de l'Art, nous nous sommes donc coupés de la réalité, multiple et changeante, des arts et des œuvres ; en prétendant que l'Art importait d'avantage que cette œuvre-ci, ici et maintenant, nous avons affaibli notre sensibilité esthétique (et -souvent- notre sens critique) ; en réduisant les œuvres à des hiéroglyphes métaphysiques, nous avons raréfié les voies de nos plaisirs et nié la diversité - et donc la richesse cognitive des arts. ».
Une théorie spéculative de l'art nous ferait donc perdre l'essentiel : la particularité de l'œuvre et le plaisir esthétique. Dans ce cas, comment aborder l'œuvre d'art ? Quelles autres solutions sont possibles ? Aborder chaque œuvre comme un objet entièrement particulier et avec pour critère le plaisir esthétique n'est-ce pas perdre le moyen de s'orienter dans le monde foisonnant des œuvres, partir sans boussole ni carte dans un monde touffu et foisonnant ? Ce d'autant que l'œuvre qui correspondait autrefois à des critères nettement repérables comme le travail de l'artiste, l'inscription dans une tradition, semble aujourd'hui s'émanciper de tels critères. Il nous devient de plus en plus difficile de nous transformer en critiques d'art improvisés !
En 1917, Marcel Duchamp propose l'œuvre Fontaine, un urinoir renversé signé du faux nom de R. Mutt au Salon des Indépendants de New-York qui refusa l'œuvre. Il démissionna aussitôt du comité de sélection du Salon. Dans une revue The Blind Man, il fit publier une photo de l'œuvre. Cette œuvre prend à rebrousse poil la conception habituelle de l'art. Pour les anglicistes Mutt signifie pauvre hère, idiot. C'est un objet préfabriqué qui existe en série, il n'a rien de noble. Les ingrédients traditionnels de l'œuvre disparaissent : la transfiguration artistique du banal, le travail de l'artiste. Le ready-made brouille la conception de l'art.
Sur la signification et les interprétation de Duchamp, CF : M. A. Lescouret, Introduction à l'Esthétique, pp 267-271. Pour des détails sur la biographie de Duchamp et pour voir l'urinoir renversé, cf. le site internet du centre Pompidou de Paris surlesquel on peut consuleter un dossier pédagogique complet sur Duchamp et son œuvre.
Pour partir de l'œuvre, encore faut-il savoir ce qu'est une œuvre, ce qui la constitue comme une œuvre d'art et la distingue d'un objet quelconque. De plus, partir de l'œuvre elle-même nous permet-il d'aller beaucoup plus loin que le contenu matériel et symbolique contenu dans l'œuvre, c'est-à-dire de lire l'œuvre comme un document sur son auteur ou sur son époque ? On écarterait le sens spéculatif de l'œuvre au profit d'une interprétation sociologique ou psychologique de son contenu, interprétations qui ne sont guère de notre compétence et dont on peut interroger l'objectivité.
S'il faut se contenter d'une méthode descriptive qui analyse les œuvres, le problème reste entier de savoir pourquoi cet objet-ci est une œuvre : Arthur Danto dans La transfiguration du Banal semble revenir à certain relativisme culturel : « Elle extériorise une manière de voir le monde : elle exprime notre époque culturelle de l'intérieur. » écrit-il de l'œuvre d'art.
Il propose une aimable parodie : le texte d'un critique d'art à propos d'une œuvre qui ressemble à s'y méprendre à un banal ouvre-boite. Texte p69-71 : sur l'ouvre-boite.
Ne risquons nous pas de tomber dans de tels ridicules en remplaçant la spéculation sur l'art par l'interprétation concrète des œuvres sans savoir ce qui fait qu'une œuvre est une œuvre d'art ?
Faut-il en rester à une conception culturaliste de l'œuvre ? : ce qu'une époque reconnaît comme œuvre est donc ce qui l'exprime et est donc, de fait, une œuvre d'art. Danto exprime cette conception institutionnelle de l'œuvre d'art dans Après la fin de l'art « Le discours des raisons est ce qui confère le statut d'art à des choses qui autrement ne seraient que de simples objets et ce discours n'est autre chose que le monde de l'art dans sa construction institutionnelle. » Bref, l'art est ce que nous rangeons dans les musées. Peut-on aller au-delà de cette constatation si on refuse une vision spéculative du sens de l'art ? En rester là, c'est bien saisir dans l'art sa particularité, éprouver le plaisir qu'il nous procure ; mais tout objet, y compris ceux qui n'ont aucune valeur artistique, est particulier et bien des choses nous procurent du plaisir sans être pour autant des œuvres d'art. Nous nous interrogerons donc au final sur la possibilité d'une interprétation non spéculative de l'art. Toute interprétation de l'œuvre en suppose-t-elle pas aujourd'hui, plus encore que dans le passé, une théorie de l'art ?
Il s'agit donc de faire le point sur la signification philosophique de l'art. Surmonter le platonisme qui scinde art et philosophie est donc le préalable. Puis nous analyserons les conceptions spéculatives de l'art et les conceptions de la philosophie qui les accompagnent avec Hegel, Nietzsche et Heidegger, pour finir en nous demandant s'il est vraiment possible de penser sérieusement l'art en dehors d'une saisie spéculative de son sens. Deux questions fondamentales donc dans notre réflexion : en quoi la philosophie doit-elle nécessairement penser l'art ? Pourquoi l'art ne peut-il être vraiment pensé que par la philosophie ? Ces réflexions nous permettront d'éclaircir le rapport de l'art à la vérité.