Dans un article consacré à une réflexion sur les enjeux de la lecture1, Laurent Jenny discerne la « lecture privée » de la « lecture critique ». La première est « caractérisée comme dilettante (du latin delectare, « s'adonner à un plaisir ») » et « se borne en général à une première lecture parce qu'elle est soucieuse de préserver les agréments de la surprise ». Contrairement à la lecture critique, elle « n'est guidée par aucun principe productif ou utilitaire. Elle n'a pas nécessairement à interpréter ce qu'elle lit. Elle ne vise ni un savoir ni la production d'un autre texte ». La lecture critique quant à elle « implique nécessairement un regard second sur le texte, c'est-à-dire une relecture ». Elle « est (souvent) productive d'une interprétation, qui éclaire non seulement le texte lu, mais d'autres textes et le phénomène littéraire dans son ensemble. Elle est (parfois) productive d'un autre texte, commentaire ou critique ». Cet article a le mérite de synthétiser une réflexion complexe sur la lecture, que Maurice Rollinat a lui-même menée et représentée dans ses Névroses. Dans son poème « La Nuit de novembre » (p. 330), il semble résoudre les antagonismes de ces deux types de lecture en représentant, au sein d'un hypertexte (donc d'une lecture « critique »), une expérience de lecture dilettante (donc d'une lecture « privée ») :
Il faisait aussi clair qu'à trois heures du soir,
Lorsque, las de fumer, de lire et de m'asseoir,
Emportant avec moi le rêve qui m'agite,
J'abandonnai ma chambre et sortis de mon gîte.
Et j'errai. Tout le ciel était si lumineux,
Que les rochers devaient sentir passer en eux
Des caresses de lune et des frissons d'étoiles.
La terrible araignée aux si funèbres toiles
Semblait guetter encor le crépuscule gris,
Car les arbres du clos par l'automne amaigris
Montraient dans la clarté qui glaçait leur écorce
Mainte cime chenue et mainte branche torse.
C'était le jour sans bruit, le jour sans mouvement,
Comme en vécut jadis la Belle au bois dormant,
Plutôt fait pour les morts que pour nous autres : l'ombre
Qui devenait l'aurore, à l'heure où tout est sombre.
L'air avait la moiteur exquise du rayon,
Et l'objet dessiné comme par un crayon
Prenait l'aspect diurne, et fluet, long, énorme,
Accusait nettement sa couleur et sa forme.
Et le silence, horrible et douce mort du bruit,
Triomphait-il assez dans ce plein jour de nuit
À l'abri du vent rauque et du passant profane
Sous les scintillements du grand ciel diaphane !
Le froid devenait tiède à force de douceur ;
Et, grisaille des murs, vert des volets, rousseur
Du toit, corde du puits, dents de la girouette,
Là-bas, au fond de clos, une vielle brouette,
À terre ça et là, des bois et des outils,
Toute espèce d'objets, hauts, plats, grands et petits,
Tout, jusqu'au sable fin comme celui des grèves
Se détaillait à l'œil ainsi que dans les rêves.
Alors, que de mystère et que d'étrangeté !
Sans doute, un mauvais sort m'allait être jeté
Par un fantôme blanc rencontré sur ma route ?
Le fait est que jamais plus fantastique voûte
N'illumina la terre à cette heure d'effroi :
Je me voyais si bien que j'avais peur de moi.
Minuit allait sonner dans une demi-heure,
Et toujours pas de vent, pas de source qui pleure,
Rien que l'affreux silence où je n'entendais plus
Que le bruit régulier de mes pas résolus ;
Car, au fond, savourant ma lente inquiétude,
Je voulais m'enfoncer dans une solitude
Effroyable, sans murs, sans huttes, sans chemins,
Vierge de tous regards et de tous pieds humains !
Et j'étais arrivé sur une immense roche
Quand je me rappelai que j'avais dans ma poche
Le bréviaire noir des amants de la Mort,
Cette œuvre qui vous brûle autant qu'elle vous mord,
Que la tombée a dictée et qui paraît écrite
Par la main de Satan, la grande âme proscrite.
Oui, j'avais là sur moi, dans cet endroit désert,
Le Cœur Révélateur, et la Maison Usher,
Ligeia, Bérénice et tant d'autres histoires
Qui font les jours peureux, les nuits évocatoires,
Et qu'on ne lit jamais sans frisson sur la peau.
Oui délice et terreur ! j'avais un Edgar Poe :
Edgar Poe, le sorcier douloureux et macabre
Qui chevauche à son gré la raison qui se cabre.
Seul, tout seul, au milieu du silence inouï,
Avais-je la pâleur d'un homme évanoui
Quand j'ouvris le recueil de sinistres nouvelles
Qui donnent le vertige aux plus mâles cervelles ?
Mes cheveux s'étaient-ils dressés, à ce moment ?
Je ne sais ! Mais mon cœur battait si fortement,
Ma respiration était si haletante,
Que je les entendais tous les deux : oh l'attente
Du fantôme prévu pendant cette nuit-là !
Et je lus à voix basse Hélène, Morella,
Le Corbeau, le Portrait ovale, Bérénice,
Et, – que si j'ai mal fait le très-Haut me punisse ! –
Je relus le Démon de la Perversité !
Puis, lorsque j'eus fini, je vis à la clarté
Du ciel illuminé comme un plafond magique,
Debout sur une roche un revenant tragique
Drapé dans la guenille horrible du tombeau
Et dont la main sans chair soutenait un corbeau :
Fou, je m'enfuis, criblé par les rayons stellaires,
Et c'est depuis ce temps que j'ai peur des nuits claires !
Nous avons cité ce poème dans son intégralité pour plusieurs raisons : il est l'un des plus longs des Névroses et doit se lire du premier au dernier vers sans interruption ni commentaire pour prendre la mesure du mode de narration. N'étant pas rythmé par des strophes, « La Nuit de novembre » se rapproche à bien des égards du genre de la nouvelle.
Le début est un long passage descriptif qui installe le lecteur dans une atmosphère propice à la lecture d'Edgar Poe. Les éléments du décor sont perçus (à la fois vus et sentis) en focalisation interne : Maurice Rollinat place le lecteur de ses Névroses dans la même situation que lui-même en représentant non seulement un lecteur mais aussi une certaine attitude de lecture. La « lecture privée » (L. Jenny) n'est plus personnelle mais partagée, et même transmise et se veut contagieuse. Pour résumer : le lecteur lit l'expérience de lecture du poète qu'il est en train de lire.
Pourtant, la singularité de « La Nuit de novembre » vient moins de cette mise en abyme, que du fait que le poème a été écrit par Maurice Rollinat après la lecture qu'il a faite de Poe. La description inaugurale décrit une atmosphère qui semble nourrir par pur hasard la dimension fantastique du « bréviaire noir des Amants de la Mort ». Mais il s'agit là d'un leurre, d'une pure fiction que Maurice Rollinat brode d'après le « choc » qu'il a reçu en tant que lecteur. C'est en fait grâce à la lecture de Poe que Maurice Rollinat a pu écrire ce poème, mais le lecteur des Névroses ne peut comprendre ce stratagème qu'à la fin.
Il y a ainsi dans « La Nuit de Novembre » un travail subtil sur ce que Wolfgang Iser appelle les rétentions/protentions. Iser élabore une théorie2 sur la « mobilité du point de vue » du lecteur. Selon lui, l'action de lecture n'est pas linéaire, mais repose sur la créativité de la réception, au sens où le point de vue du lecteur est mobile : le lecteur retient des éléments (dans « La Nuit de novembre », il retient cette atmosphère de départ typiquement Edgar Poe) – c'est la rétention – et fait des hypothèses pour la suite du récit – c'est la protention. Il nous semble que le poème de Maurice Rollinat correspond tout à fait à ce schéma de lecture car l'atmosphère dans laquelle le poète « erre » est une somme de rétentions qui annoncent l'ouverture du livre de Poe, tout en donnant l'illusion que le poète ne l'a pas encore lu. Cette dialectique rétention/protention est par ailleurs tout à fait intéressante dans le cadre d'une esthétique de la nouvelle, genre dans lequel excellait Edgar Poe.
Le phénomène de rétention/protention est particulièrement illustré à la fin du poème avec l'image du « revenant » (« Debout sur une roche un revenant tragique ») qui symbolise doublement la protention : 1) Le revenant est une représentation symbolique et métatextuelle de la protention puisqu'il donne corps à ce qu'on pourrait appeler « la réminiscence », « le souvenir » ou « la surprise » du lecteur. 2) Le revenant a un pouvoir proprement dramatique dans le poème, et agit sur l'âme de Maurice Rollinat (et sur celle du lecteur) en nourrissant la surprise et la peur. Enfin, « La Nuit de novembre » s'achève sur un vers qui vient donner un sens général au recueil des Névroses : « Et c'est depuis ce temps que j'ai peur des nuits claires ! » éclaire par un effet rétroactif l'atmosphère générale du recueil dans son ensemble. « La Nuit de novembre » met en regard, par une habile mise en abyme, le lecteur que nous sommes avec l'autre lecteur qu'est Maurice Rollinat, et en situant l'ensemble des poèmes des Névroses dans le cadre d'une Peur qui résulte d'une expérience de lecture.
Les Névroses exhibent le caractère transtextuel et polyphonique de toute littérature, plus qu'elles ne le dissimulent. Ce recueil est un moyen pour Rollinat de mener une réflexion – par le poème – sur la lecture et l'interprétation des productions poétiques ou artistiques. Sorte de carnet de intime d'un poète/lecteur qui nous livre ses sentiments sur les auteurs qu'il aime lire, le recueil devient la source d'une réflexion métalittéraire sur la réécriture et l'usage de la littérature.