Alors que nous avons essayé de montrer, au début de notre étude, que Maurice Rollinat s'abrite derrière un masque, une persona, il nous semble à présent qu'il faut considérer Maurice Rollinat dans le sens inverse, inverser le processus de dissimulation et retourner les cartes : s'il manque de sincérité dans la construction de sa figure de poète, il apparaît en revanche une réelle et sérieuse implication dans le rapport que Maurice Rollinat entretient avec l'art et le sentiment de l'art.
Ni plagiat ni inspiration, mais filiation, et qui plus est, une filiation affirmée et revendiquée, au sein même des Névroses : c'est sous cet angle que nous voudrions aborder la poésie de Rollinat, ce qu'elle doit à Baudelaire et aux autres.
Les noms de Baudelaire et Poe apparaissent de façon symptomatique dans Les Névroses. Si Edgar Poe est plus souvent cité que Baudelaire, les évocations des deux poètes apparaissent le plus souvent ensemble, de façon croisée : c'est le cas dans le poème « Edgar Poe » (p. 74) :
Edgar Poe fut démon, ne voulant pas être Ange.
Au lieu du Rossignol, il chanta le Corbeau ;
Et dans le diamant du Mal et de l'Étrange
Il cisela son rêve effroyablement beau.
Il cherchait dans le gouffre où la raison s'abîme
Les secrets de la Mort et de l'Éternité,
Et son âme où passait l'éclair sanglant du crime
Avait le cauchemar de la Perversité.
Chaste, mystérieux, sardonique et féroce,
Il raffine l'Intense, il aiguise l'Atroce ;
Son arbre est un cyprès ; sa femme, un revenant.
Devant son œil de lynx le problème s'éclaire :
– Oh ! comme je comprends l'amour de Baudelaire
Pour ce grand Ténébreux qu'on lit en frissonnant !
Le poème est construit sur une série d'oppositions qui décrivent Edgar Poe et fascinent le poète : Ange/Démon, Rossignol/Corbeau, Mort/Éternité... Nous avons employé les mêmes oppositions pour décrire et analyser les poèmes des Névroses, ce qui démontre encore une fois l'admiration que portait Rollinat pour l'auteur de « The Raven » qu'il inscrit d'ailleurs à la fin de ce poème : « – Oh ! comme je comprends l'amour de Baudelaire / Pour ce grand Ténébreux qu'on lit en frissonnant ! ». L'évocation de Poe ne peut se faire sans mentionner le nom de Baudelaire, de même qu'il est impossible de parler de Rollinat sans dire « Baudelaire » ou « Poe » : mentionner l'auteur des Fleurs du Mal dans un poème consacré à Poe revient à rétablir le maillon d'une chaîne, et à inscrire le poème et son auteur dans une continuité à la fois poétique, temporelle et personnelle (faite d'admiration).
Baudelaire apparaît aussi dans le poème « Le Chat » (p. 117) :
Je comprends que le chat ait frappé Baudelaire
Par son être magique où s'incarne le sphinx
Par le charme câlin de la lueur si claire
Qui s'échappe à longs jets de ses deux yeux lynx,
Je comprends que le chat est frappé Baudelaire
Femme, serpent, colombe et singe par la grâce,
Il ondule, se cambre et regimbe aux doigts lourds ;
Et lorsque sa fourrure abrite une chair grasse,
C'est la beauté plastique en robe de velours ;
Femme, serpent, colombe et singe par la grâce,
Vivant dans la pénombre et le silence austère
Où ronfle son ennui comme un poêle enchanté,
Sa compagnie apporte à l'homme solitaire
Le baume consolant de la mysticité
Vivant dans la pénombre et le silence austère.
Tour à tour triste et gai, somnolent et folâtre,
C'est bien l'âme du gîte où je me tiens sous la clé;
De la table à l'armoire et du fauteuil à l'âtre,
Il vague sans salir l'objet qu'il a frôlé,
Tour à tour triste et gai, somnolent et folâtre,
Sur le bureau couvert de taches d'encre bleue,
Où livres et cahiers gisent ouverts ou clos,
Il passe comme un souffle, effleurant de sa queue
La feuille où ma pensée allume ses falots,
Sur le bureau couvert de taches d'encre bleue.
Quand il mouille sa patte avec sa langue rose
Pour lustrer son poitrail et son minois si doux,
Il me cligne de l'oeil en faisant une pause,
Et je voudrais toujours l'avoir sur mes genoux
Quand il mouille sa patte avec sa langue rose.
Accroupi chaudement aux temps noirs de décembre
Devant le feu qui flambe, ardent comme un enfer,
Pense-t-il aux souris, dont il purge la chambre
Avec ses crocs de nacre et ses ongles de fer ?
Non! Assis devant l'âtre aux temps noirs de décembre,
Entre les vieux chenets qui figurent deux nonnes
A la face bizarre, aux tétons monstrueux,
ll songe à l'angora, mignonne des mignonnes,
Qu'il voudrait bien avoir, le beau voluptueux
Entre les vieux chenets qui figurent deux nonnes.
Il se dit que l'été, par les bons clairs de lune,
Il possédait sa chatte aux membres si velus ;
Et qu'aujourd'hui, pendant la saison froide et brune,
Il doit pleurer l'amour qui ne renaîtra plus
Que le prochain été, par les bons clairs de lune.
Sa luxure s'aiguise aux râles de l'alcôve,
Et quand nous en sortons encore pleins de désir,
Il nous jette un regard jaloux et presque fauve,
Car tandis que nos corps s'enivrent de plaisir,
Sa luxure s'aiguise aux râles de l'alcôve.
Quand il bondit enfin sur la couche entr'ouverte,
Comme pour y cueillir un brin de volupté,
La passion reluit dans sa prunelle verte
Il est beau de mollesse et de lubricité
Quand il bondit enfin sur la couche entr'ouverte.
Pour humer les parfums qu'y laisse mon amante
Dans le creux où son corps a frémi dans mes bras,
Il se roule en pelote, et sa tête charmante
Tourne de droite à gauche en fleurant les deux draps,
Pour humer les parfums qu'y laisse mon amante.
Alors il se pourlèche, il ronronne et miaule,
Et quand il s'est grisé de la senteur d'amour,
Il s'étire en baillant avec un air si drôle,
Que l'on dirait qu'il va se pâmer à son tour ;
Alors il se pourlèche, il ronronne et miaule.
Son passé ressuscite, il revoit ses gouttières
Où, matou lovelace et toujours triomphant,
Il s'amuse à courir pendant des nuits entières
Les chattes qu'il enjôle avec ses cris d'enfant
Son passé ressuscite, il revoit ses gouttières.
Panthère du foyer, tigre en miniature,
Tu me plais par ton vague et ton aménité,
Et je suis ton ami, car nulle créature
N'a compris mieux que toi ma sombre étrangeté,
Panthère du foyer, tigre en miniature.
Il y aurait beaucoup à commenter dans ce poème de Rollinat, particulièrement riche en allusions sexuelles, et tout à fait révélateur de l'atmosphère qui règne dans la section des « Luxures ». Mais nous nous contenterons des références à Baudelaire et Poe. Le titre comporte une double dimension hypertextuelle : c'est d'abord le titre de deux poèmes des Fleurs du Mal (« Viens mon beau chat, sur mon cœur amoureux » et « Dans ma cervelle se promène ») qui font l'éloge de la beauté du chat. Les yeux de l'animal, « mêlés de métal et d'agate » fascinent le poète dont la vision transforme peu à peu le chat en femme : « Je vois ma femme en esprit. Son regard, / Comme le tien, aimable bête, / Profond et froid, coupe et fend comme un dard ». Dans le second « Chat », le regard fascine tout autant (« Je vois avec étonnement / Le feu de ses prunelles pâles / Clairs fanaux, vivantes opales / Qui me contemplent fixement. ») mais il est accompagné de la voix qui ensorcelle (« Mais que sa voix s'apaise ou gronde, / Elle est toujours riche et profonde / C'est là son charme et son secret. »). Il faut donc avoir à l'esprit les éléments constitutifs des deux poèmes de Baudelaire pour comprendre que celui de Maurice Rollinat n'en est pas le plagiat ni la stricte réécriture mais une « suite » logique et une réponse explicite. En effet, le premier vers (« Je comprends que la chat ait frappé Baudelaire ») inscrit Rollinat dans la même contemplation, et donne une explication possible à l'étonnement. L'intertextualité prend à travers ce poème une dimension tout à fait particulière, proche de ce que Mikhaïl Bakhtine appelle la « compréhension réciproque » :
Toute compréhension concrète est active : [...] elle est indissolublement liée à une réponse. [...] La compréhension ne mûrit que dans la réponse1.
Le titre est ensuite une référence implicite à Egdar Poe, dont la nouvelle « Le Chat noir » a été traduite par Baudelaire. Le poème inscrit donc Rollinat dans une filiation affichée et à laquelle il ajoute une dimension tout à fait personnelle, avec la thématique de l'écriture. En effet, nous avons cité en intégralité ce long poème de Rollinat pour donner la mesure de son originalité : Rollinat ne s'arrête pas à la fascination pour le chat, ni à son rapport à Baudelaire. Il agrémente l'évocation de l'auteur des Fleurs du Mal en inscrivant le chat dans un cadre et une réflexion proprement littéraire et artistique. Véritable élément constitutif du cabinet de travail du poète, le félin est lié à l'écriture : d'abord parce qu'il est le compagnon du solitaire (la vie d'ermite à un réel sens dans la vie de Rollinat et dans la complexité de sa personne) :
Sa compagnie apporte à l'homme solitaire
Le baume consolant de la mysticité
Vivant dans la pénombre et le silence austère.
Ensuite parce qu'il apparaît à côté du papier et de l'encre avant de figurer dans le poème :
Sur le bureau couvert de taches d'encre bleue,
Où livres et cahiers gisent ouverts ou clos,
Il passe comme un souffle, effleurant de sa queue
La feuille où ma pensée allume ses falots,
Sur le bureau couvert de taches d'encre bleue.
L'hypertextualité est donc assez finement instaurée pour ménager une interrogation proprement littéraire et originale, et ne pas s'en tenir à la seule reprise. Il n'y a pas dans Les Névroses la volonté de mimer une authenticité qui cacherait un emprunt ou une copie de la façon d'un autre. À travers l'éloge de Baudelaire et Poe, se dessine une certaine conception de la littérature riche et moderne qui ménage un lien solide entre les auteurs et ce que chacun doit à l'autre. Certains poèmes de Rollinat « répondent » dans un dialogue incessant aux propositions thématiques et poétiques de Baudelaire et Poe.