À force de côtoyer des artistes lorsqu'il résidait à Paris, Maurice Rollinat est devenu un amateur d'art avisé :
Au fil des années, grâce à l'influence de Georges Lorin et de Gustave Geffroy et à la fréquentation d'artistes, Maurice Rollinat semble plus sensible à la peinture et à la sculpture, à tel point que ses appartements parisiens successifs s'ornaient au fur et à mesure de quelques œuvres d'art. Quant à la maison de la Pouge à Fresselines, elle était devenue une vraie galerie d'art, accueillant les œuvres de Rodin, Detroy, Lorin, Injalbert, Ringel d'Illzach, Béthune, etc1.
L'ensemble de l'ouvrage de Claire Le Guillou est consacré au rapport que Maurice Rollinat a entretenu avec les artistes de son époque dont il était admirateur, et qu'il a même invités dans sa maison à Fresselines, après son départ de Paris.
Ces amitiés, ainsi que l'admiration que Maurice Rollinat vouait à certains artistes, transparaissent par des références explicites dans Les Névroses. On constate notamment dans « Les Âmes » une série de trois poèmes « Chopin » (p. 71), « Edgar Poe » (p. 74) et « Balzac » (p. 75) qui éclaire la conception de l'art de Rollinat. Nous avons déjà lu et dégager des pistes d'interprétations du poème consacré à « Edgar Poe » ; « Balzac » est tout aussi intéressant :
« Balzac »
Balzac est parmi nous le grand poète en prose
Et jamais nul esprit sondeur du gouffre humain,
N'a fouillé plus avant la moderne névrose,
Ni gravi dans l'Art pur un plus âpre chemin.
D'un siècle froid, chercheur, hystérique et morose
Il a scruté le ventre et disséqué la main ;
Et son œuvre est un parc sensitif où la rose
Fait avec l'asphodèle un ténébreux hymen.
Mineur amer, piochant la houille des idées,
Il est le grand charmeur des âmes corrodées
Par le chancre du spleen, du doute et du remord ;
Et la société, ridicule et tragique,
Mire ses passions dans ce cristal magique,
Double comme la vie et nu comme la mort.
Le poème est balisé de lieux communs tout à fait fin de siècle : « gouffre humain », « moderne névrose », « mineur amer », « spleen »... Ce portrait de Balzac ne correspond pas complètement à l'interprétation traditionnelle que tout lecteur ferait du Père Goriot ou du Cabinet des Antiques. Si les éléments du portrait ne paraissent pas objectifs, c'est avant tout que le poème de Rollinat équivaut à une certaine lecture et à une certaine interprétation de l'écriture de Balzac. Il ne s'agit pas d'une étude mais d'une représentation complètement personnelle et orientée par des éléments proprement caractéristiques de l'écriture et des préoccupations (décadentes) de Rollinat. Le poème consacré à « Chopin » révèle la même orientation :
Chopin, frère du gouffre, amant des nuits tragiques,
Âme qui fus si grande en un si frêle corps,
Le piano muet songe à tes doigts magiques
Et la musique en deuil pleure tes noirs accords.
L'harmonie a perdu son Edgar Poe farouche
Et la mer mélodique un de ses plus grands flots.
C'est fini : le soleil des sons tristes se couche,
Le Monde pour gémir n'aura plus de sanglots !
Ta musique est toujours – douloureuse ou macabre –
L'hymne de la révolte et de la liberté,
Et le hénissement du cheval qui se cabre
Est moins fier que le cri de ton cœur indompté.[...]
La morbide lourdeur des blancs soleils d'automne ;
Le froid humide et gras des funèbres caveaux
Les bizarres frissons dont la vierge s'étonne
Quand l'été fait flamber les cœurs et les cerveaux.[...]
Triste ou gai, calme ou plein d'une angoisse infinie,
J'ai toujours l'âme ouverte à tes airs solennels,
Parce que j'y retrouve à travers l'harmonie,
Des rires, des sanglots et des cris fraternels.
[...]
On retrouve les mêmes thématiques que dans « Balzac » ou que dans certains autres poèmes des Névroses comme le gouffre ou la luxure, et la même imbrication des artistes admirés puisque Poe est cité dans ce poème consacré à Chopin. Le texte rend un hommage posthume à la qualité créatrice de Chopin et décrit parfaitement l'effet produit par telle musique sur l'amateur, notamment dans l'une des dernières strophes dans laquelle apparaît la première personne : « J'ai toujours l'âme ouverte à tes airs solennels, / Parce que j'y retrouve à travers l'harmonie, / Des rires, des sanglots et des cris fraternels ». Le terme « fraternels » ne peut que renvoyer au vers de Baudelaire « Mon semblable, mon frère2 » et indique, avec l'apparition du « je » en fin de poème, une claire volonté d'instaurer une relation privilégiée entre l'artiste (Chopin) et l'amateur (Rollinat, « je »). Le poème explore la question même de la réception de l'œuvre.
Ces poèmes dédicaces remplissent une double fonction (pour nous lecteurs) : celle de tombeau littéraire, c'est-à-dire d'hommages qui s'inscrivent dans une perspective diachronique où la filiation est mise à l'honneur ; et celle de révélateur d'une esthétique propre puisqu'à travers l'hommage, Rollinat signe sa propre originalité et sa propre esthétique (auxquelles la lecture en recueil rend tout son intérêt).
D'autres artistes sont cités dans Les Névroses, notamment des musiciens dont les noms envahissent l'espace poétique : Delacroix et Chopin sont cités dans « Les Frissons » (p. 29), Beethoven et Chopin le sont dans « Marches funèbres » (p. 70) ainsi que dans « Le Piano » (p. 69) où, s'adressant directement au piano, Maurice Rollinat écrit :
Soit fier d'être incompris de la vulgarité !
Beethoven a sur toi déchaîné sa folie,
Et Chopin, cet Archange ivre d'étrangeté,
T'a versé le trop plein de sa mélancolie.
L'« étrangeté » a une résonance particulière dans l'écriture des Névroses et caractérise tout au long de recueil cette sorte de folie qui ronge le poète – la névrose – mais avec laquelle il construit sa persona. En appliquant ces termes à Beethoven et Chopin, Maurice Rollinat établit instantanément une parenté entre eux et lui. Ces références ne sont pas que des ornements mais s'inscrivent dans une « interaction dialogique3 ».
Bakhtine fonde le propos de son ouvrage Esthétique et théorie du roman sur la distinction entre l'écriture du romancier et celle du poète :
le poète est déterminé par l'idée d'un langage seul et unique, d'un seul énoncé fermé sur son monologue4,
alors que :
le prosateur-romancier accueille le bilinguisme et la plurivocité du langage littéraire et non littéraire dans son œuvre sans que celle-ci en soit affaiblie5.
Nous pensons que le discours de Rollinat n'est pas un « énoncé fermé sur son monologue », mais qu'au contraire, il représente une autre conception de la poésie que celle décrite par Bakhtine. Au risque de simplifier et de caricaturer cette thèse, on pourrait dire que Stéphane Mallarmé représente le modèle de poète au « langage seul et unique ». Symboliste, défendant « l'art pour l'art », il choisit les mots pour leur pureté et leur nouveauté, leur distinction par rapport à tout discours précédent. Sa poésie est la mise en œuvre d'une purification lexicale. En revanche, Rollinat, pourtant contemporain de Mallarmé, conçoit la poésie dans une tout autre dynamique : elle est une parfaite « interaction dialogique » au sens où nous venons de l'expliquer vis-à-vis de Balzac, Poe, Chopin ou Baudelaire, et au sens où Bakhtine définit la plurivocité du langage du romancier :
Pour le prosateur, l'objet est le point de convergence de voix diverses, au milieu desquelles sa voix doit aussi retentir : c'est pour elle que les autres voix créent un fond indispensable, hors duquel ne sont ni saisissables ni « résonnantes » les nuances de sa prose littéraire6.
Le plurilinguisme est le fondement de l'œuvre de Rollinat et le recueil des Névroses peut être considéré comme ce « point de convergence de voix diverses » dont parle le théoricien. Il suffit de remplacer par « poète » chaque fois que Bakhtine emploie le terme « prosateur » pour déceler une dimension tout à fait intéressante de l'œuvre de Rollinat. Cette notion de dialogisme, de polyphonie ou de plurivocité permet de dépasser une vision réductrice de la poésie de Rollinat car elle intègre les diverses influences qu'il a subies et qui ont nourri son esthétique en réconciliant les influences poétiques, romanesques, musicales. Les Névroses forment une sorte de synthèse de ces diverses influences et mettent au jour une invitation à la lecture, à l'interprétation et à la délectation artistique.