Pourtant, il faudrait revenir sur cette notion de persona. On sait que le mot provient du terme latin qui signifie le « masque », notamment, celui que portaient les acteurs dans le théâtre antique. À cet égard, il s'agit d'un déguisement, que l'auteur (l'acteur) revêt pour mieux se cacher ou emprunter des personnalités diverses. Carl Gustav Jung a bien théorisé cette question de persona, et mis en relief les éléments d'une problématique que l'on peut dans une certaine mesure appliquer au « cas Rollinat », pour interroger les paradoxes qui entourent sa personne, mais aussi pour nous demander s'il était vraiment sincère sur la souffrance qu'il prétendait ressentir.
Dans les années 1930, la pensée psychanalytique se répandant en France, plusieurs médecins ont réalisé leur thèse de médecine en essayant de cerner quelles étaient les modalités de la névrose de Rollinat, car il était alors évident dans les esprits que Maurice Rollinat avait développé un cas avéré de névrose. Ainsi, Roger Émile Grimaud, en 1931, écrit : « En ses vers, en sa musique, en ses maladies, il fut partout lui-même, sans mensonge 1 ». Le même parle d'« hypocondrie » et de « psychonévrose ». « Les variations de son activité, son instabilité, les sources de son angoisse, ses tentatives de suicide, sa fin tragique, l'ont maintes fois placé pendant sa vie et après sa mort sous le regard du médecin 2 ». Essayons aujourd'hui de placer tous ces éléments sous le regard du critique, et surtout du littéraire que nous sommes pour penser une personnalité plus poétique que psychiatrique.
C'est une question que le Docteur Catherine Réault-Crosnier s'est posée, en tant que médecin, poète et passionnée de Maurice Rollinat, dans une conférence organisée par la Société des Amis de Maurice Rollinat. Pour résumer son intervention 3, elle explique qu'il existe cinq types de névroses reconnues : l'asthénie névrotique, la névrose d'angoisse, la névrose phobique, la névrose obsessionnelle et l'hystérie. Elle prend des exemples à la fois dans les témoignages de la vie de Rollinat et dans ses poèmes, pour conclure :
Le terme « Les Névroses », choisi par Maurice Rollinat pour un de ses principaux livres, met en relief la place prédominante des manifestations physiques et nerveuses de sa maladie. Mais les poèmes contenus dans ce recueil, doivent être considérés comme une décharge de son angoisse lui évitant une décompensation vers une forme plus grave de névrose. Ainsi, son œuvre n'est pas forcément le reflet de lui-même, mais le reflet d'une maladie qui le frappait régulièrement. De plus, il a toujours été conscient de ses troubles et, en aucun cas, il n'est passé au stade psychotique.
Il faudrait alors lire l'œuvre de Rollinat comme un reflet de sa maladie : selon cette conception, le poète fait un usage « thérapeutique » de l'écriture, la névrose étant devenu le moteur de l'écriture. André Manus 4 rappelle la double polarité universelle et personnelle sur laquelle est construit la névrose : par universelle, il entend ce qui est de l'ordre du substrat biologique ; par personnelle, il entend la relation du sujet à son environnement (ce qui nous intéresse particulièrement pour comprendre Rollinat) :
Les symptômes sont inséparables de l'environnement dans lequel ils apparaissent, et [...] la notion d'environnement est à prendre dans l'acception la plus large possible, englobant l'univers fantasmatique du sujet, des relations aux êtres et aux choses, sa culture, son histoire personnelle, familiale et groupale 5.
En effet, avec l'influence de Schopenhauer, au lendemain de la guerre de 1870, la maladie semble être un état permanent : maux de tête, malaises bénins, coups de pied de Vénus constituent des éléments que l'on ne peut séparer de la vie, voire du paysage mental, de l'artiste des années 1880. La souffrance est même un élément propre à la particulariser, à le distinguer du commun des mortels : les Goncourt, Huysmans et bien d'autres sont au fond persuadés que la souffrance physique est un tribut que tout créateur doit verser à l'art6. Marcel Schwob quant à lui nous donne le point de vue d'un contemporain, qui reste le même, dans Cœur double :
Nous étions arrivés dans un temps extraordinaire où les romanciers nous avaient montré toutes les faces de la vie humaine et tous les dessous des pensées. On était lassé de bien des sentiments avant de les avoir éprouvés : plusieurs se laissaient attirer vers un gouffre d'ombres mystiques et inconnues ; d'autres étaient possédés par la passion de l'étrange, par la recherche quintessenciée de sensations nouvelles ; d'autres, enfin se fondaient dans une large pitié qui s'étendaient sur toutes autres choses 7.
Schwob décrit bien cet univers fantasmatique auquel aspiraient certains artistes de cette période et auquel on pourrait rattacher Maurice Rollinat. Car il est clair, d'après ses propres lettres, qu'il connaissait des troubles physiques et psychiques, qui ont clairement orienté sa conception de la vie.
Pourtant, on ne saurait croire que Maurice Rollinat était névrosé. Il faut à cet égard rappeler, comme le fait René-Pierre Colin que la névrose était « à la mode » après la Commune, en France. Ainsi, Mme Chanteau, personnage de La joie de vivre d'Émile Zola déclare à Lazare et Pauline, qui sont en train de réaliser des expériences scientifiques sur du bromure :
« En aurez-vous assez pour guérir tout le monde, puisque tout le monde est détraqué maintenant ? [...]
Oui, oui, nous allons en bourrer la terre... Fichue, leur grande névrose ! 8 »
Et au delà, nous pourrions même esquisser une relation entre cette question « Maurice Rollinat était-il névrosé ? » avec cette notion de persona dont nous parlions plus haut, ou encore, avec le mythe de Narcisse, comme l'indique Julia Kristeva 9 par ailleurs à propos de la dépression, et envisager Rollinat comme un acteur et un créateur de sa propre névrose, comme il est le créateur de sa propre œuvre poétique. Rollinat n'a-t-il pas réussi à se créer un masque autour de cette image d'homme double et névrosé ? Maurice Rollinat élabore peut-être une « fiction » dans son sens étymologique : fiction est issu du mot latin « fingere » qui concerne l'activité des « fictores » c'est-à-dire des potiers, sculpteurs, ou encore des poètes dans le sens où ils composent à partir d'une matière. Cette signification peut éclairer notre lecture de Rollinat : il crée, donc invente, mais à partir du matériau que constitue le réel.
Ces questions ont une répercussion sur les enjeux de l'écriture : comment se manifestent ces ambiguïtés ? Dans Les Névroses, qu'est-ce qui relève de la vraie névrose ? qu'est-ce qui, au contraire, joue de l'artifice ? Quelles sont les caractéristiques d'une écriture de la sincérité ? Quelles sont celles qui laissent affleurer le masque ? Enfin, l'écriture joue-t-elle sur les frontières du genre biographique ?
Avant d'en venir aux caractéristiques propres à l'écriture de Rollinat, nous allons essayer d'aborder des questions plus générales qui concernent les problèmes du genre autobiographique, et au delà, les enjeux liés à la présence du personnel et de l'impersonnel dans un recueil de poésie.
Si l'on se réfère à une conception beuvienne de la littérature, on peut facilement trouver dans Les Névroses des éléments qui relatent les expériences de la propre vie de Maurice Rollinat ; autrement dit, on pourrait aisément élucider certains faits biographiques de la vie de l'auteur à travers son œuvre. Il suffit pour cela de repérer les nombreux poèmes qui évoquent des événements qu'il a réellement vécus et qu'il a retranscrits dans son recueil.
Un des premiers poèmes des Névroses, « Les Larmes du monde » est dédié à la mémoire de son frère Émile, qui s'est suicidé en 1876. La douleur occupe une place majeure dans le poème (qui fut mis en musique, ce qui participait certainement à renforcer la tonalité pathétique), aux côtés de l'inutilité de toute action humaine :
Tous nos rires, tous nos vacarmes,
Sanglotent leur inanité !
Nous savons que la mort d'Émile affecta énormément Maurice, et qu'elle contribua à infléchir sa conception de la vie, dans le sens du désespoir. L'inscription de ce poème au sein des Névroses renforce cette idée, car elle instaure un lien explicite entre la vie de Rollinat et sa création poétique.
Nous avons déjà évoqué Marie, sa première femme : elle lui a inspiré plusieurs poèmes qui retracent l'évolution des sentiments que pouvait lui porter Maurice Rollinat. Ainsi, « L'Ange gardien », « L'Ange pâle », « Les Étoiles bleues », « Aquarelle », « A l'Inaccessible », « L'Étoile du fou » sont des poèmes acrostiches 10. On notera qu'ils appartiennent tous à la première section des Névroses intitulée « Les Âmes », et évoquent de façon plus ou moins développée le topos de l'écriture, de l'art ou de la création. En effet, Marie apparaît à la fois comme la femme qui lui donne le courage de vivre (notamment dans le poème « Les Étoiles bleues » et dans « L'Étoile du fou »), et comme celle qui lui inspire des vers. Ainsi, « Aquarelle » décrit une « mignonne » qui « peint dans les bois, aux sons de harpe et de hautbois, » ou encore, « L'Inaccessible » est particulièrement intéressant :
Argile toujours vierge, inburinable airain
Magicien masqué plus tyran que la femme,
Art ! Terrible envoûteur qui martyrise l'âme,
Railleur mystérieux de l'esprit pèlerin !
Il n'est pas de poète insoumis à ton frein
Et tous ceux dont la gloire ici-bas te proclame
Savent que ton autel épuisera leur flamme
Et qu'ils récolteront ton mépris souverain.
Rageuse inquiétude et patience blême
Usent leurs ongles d'or à fouiller ton problème ;
L'homme évoque pourtant ton mirage moqueur ;
Longuement il te cherche et te poursuit sans trêve,
Abîme où s'engloutit la tendresse du cœur,
Zénith où cogne en vain l'avidité du rêve !
Il s'agit d'un poème qui inscrit Marie comme le principal objet du poème, notre attention est tout entière portée sur elle. Pourtant, il n'est pas une seule fois fait allusion à cette dédicataire implicite, contrairement aux autres poèmes acrostiches, qui affichent explicitement leur lien avec cette Marie. Le poème est en revanche centré entièrement sur une réflexion sur l'art et la difficulté pour le poète d'accéder au rang de créateur. L'apostrophe à l'art au troisième vers, ainsi que les quatre syntagmes nominaux du premier quatrain qui forment une protase, donnent au poème un rythme qui reflète l'élan créateur qu'il décrit.
Ainsi, avec « L'Ange gardien » dans lequel il écrit « Inspire moi l'effort qui fait qu'on se relève », « L'Inaccessible » instaure un lien entre la figure féminine, l'inspiration et ce qu'on pourrait appeler l'énergie vitale, ou le désir de vivre. Ces poèmes permettent de comprendre à quel point il est difficile de disjoindre la personne de Rollinat, ses propres sentiments (à la fois envers sa première femme et envers l'art) et son écriture.
Pourtant, c'est encore une fois ce genre de considérations qui ont créé autour de Rollinat un halo d'incertitude et de clichés. Entendons bien : réduire Les Névroses à une suite de considérations personnelles voire autobiographiques ne rend compte en rien de la qualité proprement littéraire de Rollinat, et la réduit même, car cette attitude cristallise les attentions sur la sincérité et la souffrance de Rollinat. Mais Les Névroses comportent, outre ces poèmes d'inspiration personnelle, d'autres poèmes dont l'intérêt poétique et littéraire reste à être envisagé. Il nous semble en effet que Rollinat, s'il s'appuie, pour certains de ses poèmes, sur des événements personnels et réels, trouve son originalité dans la façon unique qu'il a de dépasser cette douleur et cette sincérité.
En effet, cette souffrance qui se dégage, dans une forme de sincérité du poète, entre en contradiction avec elle-même dans un certain nombre de poèmes. « La Pluie » est inséré dans la section « Les Spectres » des Névroses et s'achève ainsi :
Moi, le sondeur du triste et du malsain,
C'est de la poésie atroce qui m'inonde.
Ces deux vers confèrent au poème, mais aussi à tout le recueil, l'impression d'une passivité (« qui m'inonde » : la première personne devient objet). Rollinat s'y présente comme un poète, « un sondeur », inondé. On rejoint ainsi une conception de la création dans laquelle le poète est traversé par l'inspiration, dont il n'est que le medium. Mais Rollinat n'a jamais défendu une telle philosophie dans sa correspondance par exemple. Par ailleurs, la place dans le recueil de « La Pluie » doit nous alerter : elle apparaît dans « Les Spectres », c'est-à-dire au sein d'autres fantômes à propos desquels Rollinat s'interroge sur leur véracité ou sur leur illusion. Le lecteur doit peut-être à son tour être vigilant sur cette parole, et se demander si elle n'affiche que sa véracité.
Il est clair que l'on peut pointer le paradoxe : alors qu'il déclare être atteint d'une souffrance incontrôlable, et qu'il dit être inondé, c'est pourtant bien lui, Rollinat, qui écrit, la production poétique est là pour le confirmer. Maurice Rollinat ne se joue-t-il pas de son lecteur ? Voici l'intuition que nous essayons de défendre : celle d'un poète qui construit sa persona autour d'une passivité et d'une affliction qui pourraient bien n'être qu'un motif littéraire... Un poème peut nous éclairer, « La Parole » :
Avec le masque du mensonge
La parole suit son chemin,
Rampe aujourd'hui, vole demain,
Se raccourcit ou bien s'allonge.
Elle empoigne comme une main
Et se dérobe comme un songe.
Avec le masque du mensonge
La parole suit son chemin.
Cœurs de gaze et de parchemin,
Chacun la boit comme une éponge,
Et jusqu'au fond du gouffre humain
Elle s'insinue et se plonge
Avec le masque du mensonge.
La persona n'affleure-t-elle pas, ici, sous la représentation explicite du « masque » ? Ce poème, qui se situe au début du recueil (dans la première moitié de la première section) pourrait être considéré comme un élément décisif de toute l'œuvre, car il présente, dans un détour métatextuel – la parole fait un commentaire sur elle-même et sur sa propre consistance – une interprétation possible de la poétique de l'auteur. Rollinat rappelle, tout en mettant en garde son lecteur, que l'écriture – et déjà en-deçà, toute parole – côtoie systématiquement la fiction, l'apparence et la mise en scène, lorsqu'il s'agit de parler de soi. Le poème qui précède immédiatement « La Parole » intitulé « La Voix » révèle lui aussi une réflexion sur la parole, mais cette fois la parole moins écrite que prononcée. Rollinat fait ainsi le tour de ses multiples facettes en abordant la parole de l'écrivain comme la voix du musicien cabaretier. Ainsi on peut lire les dernières strophes de « La Voix » :
[...]
Oh ! comme elle obéit à l'âme qui la guide !
Sourde, molle, éclatante et rauque, tour à tour ;
Elle emprunte au ruisseau son murmure liquide
Quand elle veut parler de la langue de l'amour :
Oh ! comme elle obéit à l'âme qui la guide !
Et puis elle a des sons de métal et de verre :
Elle est violoncelle, alto, harpe, hautbois ;
Elle semble sortir, fatidique ou sévère,
D'une bouche de marbre ou d'un gosier de bois
Elle puis elle a des sons de métal et de verre.
Tu n'as jamais été l'instrument du mensonge ;
Ô la reine des voix, tu ne m'as jamais nui ;
Câline escarpolette où se berce le songe,
Philtre mélodieux dont s'abreuve l'ennui,
Tu n'as jamais été l'instrument du mensonge.
Tout mon être se met à vibrer, quand tu vibres,
Et tes chuchotements les plus mystérieux
Sont d'invisibles doigts qui chatouillent mes fibres ;
Ô voix qui me rends chaste et si luxurieux,
Tout mon être se met à vibrer, quand tu vibres !
Ce poème est délicat à analyser car il semble mêler les éléments d'une méfiance suggérée au lecteur à une véritable révélation de sincérité. En effet, avec le vers « tout mon être se met à vibrer quand tu vibres », Rollinat rappelle qu'il est aussi un chanteur, qui s'épanouit dans les cabarets. Cette description est conforme à celles que font ses contemporains tel Émile Goudeau qui décrivent sa personne lorsqu'il chante. Pourtant, le reste du poème exhibe la dimension baroque de la voix, baroque car protéiforme :
Et puis elle a des sons de métal et de verre :
Elle est violoncelle, alto, harpe, hautbois ;
Elle semble sortir, fatidique ou sévère,
D'une bouche de marbre ou d'un gosier de bois
La voix ne se laisse pas – à l'instar de l'interprétation – appréhender aisément. Elle est Protée mais aussi Circé qui donne un philtre aux compagnons d'Ulysse :
Câline escarpolette où se berce le songe,
Philtre mélodieux dont s'abreuve l'ennui,
Tu n'as jamais été l'instrument du mensonge.
À défaut de contrôler ses « monstres », le poète peut contrôler sa voix : « Oh ! comme elle obéit à l'âme qui la guide ! ». Mais, de même que les doigts de la voix chatouillent les fibres du poète, le poème doit chatouiller notre intérêt et susciter notre suspicion à l'égard d'un langage qui se veut trop sincère, notamment dans le vers : « Tu n'as jamais été l'instrument du mensonge » qui revient au début et à la fin de la strophe. La phrase est assertive, l'emploi du passé composé fige et impose le sens. Mais cette parole, devant laquelle le lecteur devrait s'incliner comme devant une autorité, ne pourrait-on pas l'envisager comme une antiphrase ?
En clamant son innocence, cette parole attire sur elle les méfiances et nous pourrions dès lors la taxer d'être un vrai mensonge... Autant d'éléments qui mettent le doute au lecteur.