Le poème liminaire des Névroses, « Le Fantôme du crime » décrit les diverses attaques que subit le narrateur2, lesquelles rendent d'autant plus fragiles, à la fois la possibilité d'une vie paisible, mais surtout la possibilité d'une vie intellectuelle sereine nécessaire à un écrivain :
La mauvaise pensée arrive dans mon âme
En tous lieux, à toute heure, au fort de mes travaux,
Et j'ai beau m'épeurer dans un rigoureux blâme
Pour tout ce que le Mal insuffle à nos cerveaux,
La mauvaise pensée arrive dans mon âme.J'écoute malgré moi les notes infernales
Qui vibrent dans mon âme où Satan vient cogner ;
[...]
Mon crâne est un cachot plein d'horribles bouffées :
Le fantôme du crime à travers ma raison
Y rôde, pénétrant comme un regard de fées.
[...]
Pourquoi l'instinct du mal est-il si fort en nous,
Que notre volonté subit son joug atroce
[...]
On pourrait aisément refaire la démonstration que des forces étrangères à la volonté guettent le poète et anéantissent sa raison, selon les thèses déjà évoquées de Schopenhauer et Hartmann. Mais ce qui nous intéresse à présent est bien plus la conséquence de ces forces sur les modes d'écriture. En effet, il nous semble qu'en inscrivant ce poème travaillé par ces forces au tout début de son recueil, Maurice Rollinat exhibe la fragilité de la capacité à écrire et plus largement à penser.
Le poème inscrit immédiatement après « Le Fantôme du crime » est « La Conscience » que nous citons dans son intégralité :
La conscience voit dans nous
Comme le chat voit dans les ténèbres.
Tous ! les obscurs et les célèbres,
L'impie et le moine à genoux,Nous cachons en vain nos dessous
A ses regards froids et funèbres !
La conscience voit dans nous
Comme le chat voit dans les ténèbres.Tant que l'Esprit n'est pas dissous,
Et que le sang bat les vertèbres,
Elle déchiffre nos Algèbres,
Et plonge au fond de nos remous.
La conscience voit dans nous !
L'homme semble guetté, en son sein même, par sa conscience, perçante. Le discours (« nous » ; « Tous ! les obscurs et les célèbres, l'impie et le moine à genoux ») veut toucher tous les lecteurs, tous les hommes susceptibles de lire (à l'image de Baudelaire : « Hypocrite lecteur – mon semblable – mon frère »), et même les stratégies de dissimulation ne peuvent rendre garantir la paix intérieure.
Ces deux premiers poèmes donnent le ton : c'est le travail même de l'écrivain qui est menacé par ces forces obscures, et la capacité à penser et par là même à créer. Maurice Rollinat a certainement été influencé en cela par le poème liminaire des Fleurs du Mal, « Au lecteur » dans lequel Baudelaire évoque lui aussi « le Diable qui tient les fils qui nous remuent » :
La sottise, l'erreur, le pêché, la lésine,
Occupent nos esprits et travaillent nos corps,
Et nous alimentons nos aimables remords,
Comme les mendiants nourrissent leur vermine.
Dans Les Névroses, cette incapacité du poète trouve son aboutissement dans la présence d'autres instances énonciatrices que l'énonciateur initial. Certes, il est courant de lire dans certains recueils de poésie un déplacement de la prise de parole vers une autre instance que l'énonciateur ou le représentant du poète dans le poème : des éléments de la nature peuvent être acteurs de la parole et s'exprimer à la première personne. Mais dans Les Névroses, ces éléments viennent concurrencer le poète lui-même et mettre en doute sa capacité à créer. On peut prendre quelques exemples dont « Le Fou » (p. 295), poème écrit à la première personne. La parole est donnée au fou lui-même, qui décrit ses désirs effrayants (« Je rêve un pays rouge et suant le carnage [...] J'irai m'ensevelir au fond d'un vieux manoir... ») et d'autant plus menaçants qu'ils décrivent un anéantissement de l'être. Dans d'autres poèmes, il ne s'agit pas d'une parole à la première personne, mais bien à la troisième ; pourtant, le mode de narration permet l'identification avec le sujet du poème, si bien que l'énonciateur semble avoir vécu la situation et parle presque en son nom. Ainsi, dans « Le Tunnel », une femme est couchée en travers des rails pour mettre fin à ses jours. Les cris, le vent qui souffle, la froideur des murs : le lecteur ressent toute cette atmosphère, car l'énonciateur paraît être aux côtés de cette femme. Troisième poème placé en série avec « Le Tunnel » et « Le Fou », « Le Maniaque » est aussi écrit à la première personne :
Je frissonne toujours à l'aspect singulier
De certaine bottine ou de certain soulier.
[...] Je frissonne : et soudain, songeant au pied qu'ils chaussent
Je me demande : « Est-il mécanique ou vivant ? »
Et je suis pas à pas le sujet, l'observant
Et cherchant l'appareil d'acier qui se dérobe
Sous le pantalon fin ou sous la belle robe ;
[...]
Le discours direct rend tout à fait obsédante la présence de ce maniaque qui poursuit le « sujet », façon de symboliser l'omniprésence de cette menace pour le poète.
Ailleurs dans le recueil, le procédé est poussé à un tel degré qu'on assiste à une représentation du poète s'adressant à la mort, la priant de bien vouloir entonner un dernier chant funèbre. Le poème « Marches funèbres » s'achève sur l'image du poète suppliant :
Poète agenouillé sous tes prunelles d'ambre,
Je baiserai tes doigts qui font pleurer mon cœur !
Le poète détient la parole, et parle en son nom, mais il s'inscrit dans une posture de réclamation, voire de supplication, sa parole dépend de celle d'un autre acteur, décrit dans le reste du poème, la mort.
L'image du poète créateur est ainsi menacée par ces figures de l'ombre qui lui sont pourtant parfois nécessaires. Une double relation s'instaure entre le poète et ses « ennemis » : une relation de concurrence (qui se joue au niveau de la maîtrise de la rationalité) et en même temps, une relation de nécessité pour créer qui s'inscrit dans le texte. L'écriture ne dépend donc pas uniquement du seul fait de l'auteur, mais bien d'un ensemble de paramètres auxquels le poète lui-même doit se soumettre – peut-être est-ce là une manière symbolique d'évoquer l'inspiration ? Le recueil décrit ainsi très subtilement à la fois la création et les menaces à la création, incarnées par ce qu'on appellera des « figures paradoxales ».
Dans tous les cas, ces « représentations de l'auteur prennent pour modèles des personnages qui semblent ne pas occuper de lieu fixe, ou être, à des titres divers, en marge3 ». C'est en effet chez Maurice Rollinat, la caractéristique première de ces représentations que d'être incertaines, floues, survenues de nulle part, renforçant par là même le caractère fantastique du recueil : le lecteur (et le poète lui-même) est constamment dans le doute concernant ces figures de l'ombre qui viennent parfois d'un espace des plus profonds. Il peut s'agir de peurs irrationnelles, de pulsions, ou encore de désirs.
Le doute et l'angoisse gagnent à la fois l'auteur et le lecteur : le lecteur, car ces forces maléfiques le concernent, et qu'elles peuvent être dissimulées dans les moindres recoins apparemment sereins. L'auteur, quant à lui, est concurrencé par lui-même, c'est-à-dire par ses propres pensées, les pensées les plus noires et les plus profondes, ses « mauvaises pensées », cet « obscur ennemi » dont parle Baudelaire4.
Ces doutes contribuent à créer ou à renforcer la dimension fantastique. Cette atmosphère rendue dans Les Névroses n'est pas sans rapport avec les doutes du poète lui-même : le lien entre l'auteur et son œuvre est complètement incertain et, paradoxalement, le recueil tout entier exhibe cette fragilité comme son essence même, comme sa raison d'être. Le recueil ne vit que par sa difficulté à avoir été écrit, et par le sentiment d'incertitude qui a animé son auteur. Ainsi, le recueil permet de mettre ces autres énonciateurs, moins humains, « au service de la quête auctoriale par la distanciation, le dépassement, le retournement du négatif en positif. [...] Elles sont le moyen d'un passage à la limite, lieu d'où l'auctorialité peut tenter de se saisir et de se représenter et d'où peut se réfléchir le processus de son instauration5 ». L'écriture permet de mettre à distance les peurs, pour mieux les appréhender, et les cerner.
C'est ainsi qu'apparaissent dans Les Névroses des figures doubles du poète, qu'il semble connaître au point d'écrire pour elles. Le recueil est un double, un écran sur lequel le poète peut projeter ses peurs et ses fantasmes, un écran essentiel pour l'homme qu'était Rollinat. Ainsi, transparaît au fil des poèmes une image double du poète : celui, qui, habité par ses monstres, se débat contre ce qui pourrait devenir de la folie ; l'autre, au contraire, qui essaie de trouver un refuge dans une nature apaisante – bien que cette nature elle-même semble souvent s'animer de forces invisibles et effrayantes.
Cette bipartition de l'homme poète trouve son pendant dans ses diverses aspirations géographiques : nous avons déjà évoqué assez longuement le lien de Maurice Rollinat avec Paris, lieu de l'inspiration et de la possibilité de se faire connaître, mais aussi lieu des angoisses et de débauche, que Marie Serrulaz, et sa famille un rien trop bourgeoise, n'apprécient guère.
Mais la vie de Maurice Rollinat est en partie marquée par des séjours fréquents à Fresselines ou à Bel-Air. Né à Châteauroux, Maurice Rollinat n'apprécie guère cette ville, même s'il y passe une partie de sa jeunesse. En revanche,
le véritable paradis de l'enfance, pour Maurice, était Bel-Air, vaste demeure campagnarde que son père avait acquise en avril 1850, au Buret, sur le territoire de la commune de Ceaulmont, non loin d'Argenton-sur-Creuse. [...] Maurice conserva toute sa vie la mémoire des séjours qu'il y fit avec son père. Il les rappelle au début de son premier recueil et Bel-Air fut, pour lui aussi, le refuge dont il n'accepta jamais de se détacher complètement6 ».
Selon Hugues Lapaire, « cette vie au grand air calme sa nervosité. Il a besoin aussi d'activité corporelle pour éviter d'être seul face à face avec son « moi funèbre » et combattre la maladie qui le harcèle7 ».
Si les choses sont en fait plus complexes – nous l'avons déjà esquissé et nous le verrons plus loin –, il est clair que Maurice Rollinat est un homme « double » et paradoxal dont les deux aspects forment une personnalité complexe, à la fois de dandy et d'ermite, à la fois parisien et berrichon. Par son œuvre, et à travers l'écriture plus généralement, Maurice Rollinat a tenté de chasser ses démons, et de réconcilier les antagonismes qui le hantaient. Mais c'est aussi à travers son œuvre qu'il s'est construit cette image, cette persona si unique qui le différentie des autres dandys de son époque. Daniel Oster, dans sa préface à L'Individu littéraire, essaye de définir cette idée :
L'écrivain est un personnage de roman qui se construit hic et nunc selon les codes de narration propres à chaque époque, et qui détermine les procédés de narration propres à le rendre recevable comme personnage et comme figure dans l'imaginaire, à commencer par le sien propre. Lire un texte c'est toujours aussi lire une figure8.
Il nous semble que cette définition permet de mieux comprendre Maurice Rollinat. En effet, par les différents aspects que nous avons déjà décrits, il apparaît clairement que Maurice Rollinat construit son œuvre sur les ambiguïtés, sur la double appartenance à la nature et à la ville. Cette définition permet donc non seulement de comprendre un des phénomènes qui a conduit à établir un cliché à l'égard de cette figure double, mais aussi de réactualiser l'image que nous avons de Maurice Rollinat, pour avoir à l'esprit une image riche en paradoxes, et donc appréciable pour le lecteur comme pour le critique. Comme l'indique Daniel Oster, cette « figure » suscite tout un imaginaire : le poète lui-même, avec son lot de contradictions, appartient à l'œuvre créée, à la fiction qui s'est élaborée, et entretient l'imaginaire déjà suggéré par les poèmes.
Il est frappant de constater que la première impression laissée par Maurice Rollinat sur ses contemporains était quasiment toujours la même : celle d'un homme à la fois ténébreux et rayonnant. Émile Goudeau décrit dans Dix Ans de bohème sa rencontre et son amitié avec Maurice Rollinat :
Je ne connaissais Maurice Rollinat que par quelques pièces de vers publiées ici ou là.
Mais face au piano révélateur de cette minuscule brasserie, nous ne tardâmes pas à lier connaissance. Triste et sombre dans la solitude, il devenait un gai compagnon parmi nous. [...] le sauvage Rollinat se laissait entraîner, et, alors, plaquant des accords sauvages, il faisait retentir avec sa rude voix les entrailles des auditeurs, en chantant la musique presque religieuse composée par lui sur des sonnets de Baudelaire9.
Cette image, Maurice Rollinat la décrit lui aussi dans le poème « Le Chat » :
Je comprends que le chat ait frappé Baudelaire
Par son être magique où s'incarne le sphinx
Par le charme câlin de la lueur si claire
Qui s'échappe à longs jets de ses deux yeux lynx,
Je comprends que le chat ait frappé Baudelaire
[...]
Vivant dans la pénombre et le silence austère
Où ronfle son ennui comme un poêle enchanté,
Sa compagnie apporte à l'homme solitaire
Le baume consolant de la mysticité
Vivant dans la pénombre et le silence austère.Tour à tour triste et gai, somnolent et folâtre,
C'est bien l'âme du gîte où je me tiens sous clé ;
De la table à l'armoire et du fauteuil à l'âtre,
Il vague sans salir l'objet qu'il a frôlé,
Tour à tour triste et gai, somnolent et folâtre
Maurice Rollinat s'inscrit dans ce poème comme cet « homme solitaire » qui, à l'instar de Baudelaire, admire le chat. Ce que le poète aime dans cet animal, c'est aussi et surtout le fait qu'il soit « tour à tour triste et gai, somnolent et folâtre », attitudes qui s'inscrivent exactement dans le même cadre que celle de Maurice Rollinat (comme l'atteste le témoignage d'Émile Goudeau). Rollinat a conscience de l'enjeu de cette double personnalité, et la place au centre d'un de ses poèmes les plus réussis. Un des plus réussis car Rollinat semble s'y représenter lui-même et ce dans un double mouvement : d'abord, explicitement à travers l'image d'un poète homme solitaire ; ensuite, de façon détournée, à travers l'animal lui-même, en projetant sa propre constitution psychique sur le chat. Cette double représentation permet de brouiller les pistes, en faisant figurer une image qui se multiplie et se dérobe à l'interprétation et à l'identification, et qui devient la source même du plaisir du texte.