Aux côtés de la femme, la nature tient une place tout à fait majeure dans l'œuvre de Rollinat : le premier recueil Dans les brandes est essentiellement composé de poèmes évoquant la nature et la section des « Refuges » est elle aussi traversée de représentations de la nature. Il s'agit dans la plupart de ces évocations de décrire un locus amoenus qui, dans une esthétique clairement romantique voire rousseauiste, promeut la nature au rang d'inspiratrice et de consolatrice. Ainsi, l'envoi de « La Ballade de l'arc-en-ciel » révèle cette atmosphère paisible dans laquelle le poète parvient à être consolé de ses maux :
Ô toi, le cœur sur qui mon cœur s'est appuyé
Dans l'orage du sort qui m'a terrifié,
Quand tu m'es apparue en rêve comme un ange
Devant mes yeux chagrins l'arc-en-ciel a brillé,
Bleu, rouge, indigo, vert, violet, jaune, orange.
Cet envoi est tout entier dynamisé par l'énergie que le poète trouve dans la nature qu'il décrit. La tonalité lyrique porte ce passage et met en évidence une « parole escaladante » portée au paroxysme, dans une dynamique d'expansion (J.- M. Maulpoix1) : l'apostrophe à la nature, renforcé par « Ô » se fait par l'intermédiaire des cœurs – celui de la nature entre en communion avec celui du poète – dans une dimension quasi mystique, du moins décalée par rapport à la réalité terrestre (avec la dimension onirique et l'apparition de l'ange – images peut-être naïves et un peu usées). La nature est dans ce poème le point de départ d'une ascension qui mène à la communion, et c'est le même désir qui anime « Le Vallon » de Lamartine : « Mais la nature est là qui t'invite et qui t'aime ». Dans le poème « L'Islande » de Comparaison poétique, Alfred de Vigny écrit en 1821 :
Dans les nuits de six mois, les longues nuits du pôle, un voyageur gravit une montagne et de là, voit au loin le soleil et le jour, tandis que la nuit est à ses pieds : ainsi le poète voit un soleil, un monde sublime et jette des cris d'extase sur ce monde délivré, tandis que les hommes sont plongés dans la nuit.
Cette vision décrit bien le contraste entre un monde des ténèbres, dans lequel sont plongés les hommes, et un avenir de lumière réservé au poète. Cette vision en plongée contribue à créer l'image d'un poète romantique au dessus des hommes, plus éclairé qu'eux. Pourtant, Maurice Rollinat ne partage pas avec Lamartine, Hugo ou Vigny les élans métaphysiques qui unissent le poète à la nature.
Dans Les Névroses, il n'entre pas en communication avec le surhumain, avec ce qui dépasse l'homme. Au contraire, Maurice Rollinat base ses poèmes sur le contact privilégié qu'il a établi avec la nature, qu'il connaît et qu'il observe. On retrouve alors dans certaines parties des Névroses le poète originaire de Châteauroux, qui a vécu à la campagne, car c'est en effet moins une écriture poétique de la nature au sens romantique (c'est-à-dire avec son sens métaphysique) que de la campagne. Insectes, animaux sauvages de la campagne berrichonne, rivières et ruisseaux traversent « Les Refuges » comme Les Brandes (il suffit de lire la table des matières pour s'en convaincre), avec un goût parfois naïf pour le détail régional. C'est dans ces poèmes que l'on retrouve le plus nettement l'influence qu'a pu exercer George Sand sur la poésie de Rollinat.
Comme la poésie romantique, l'écriture de Rollinat décrit une dynamique verticale, mais alors que les romantiques aspirent à une trajectoire ascensionnelle vers une possible et espérée transcendance, Maurice Rollinat fait une plongée verticale vers la vie terrestre et vers la petitesse des animaux ou insectes. L'idéal est-il dans la vie des petits animaux de la campagne ? Ou bien cette plongée nous conduit-elle encore plus bas que la terre, « jusque dans la sépulture2 » ?
Ce sont les termes qu'emploie Maurice Rollinat dans le poème intitulé, paradoxalement, « Le Soleil » :
Le Soleil, ami du serpent
Et couveur de la pourriture,
Est le brasier que la Nature
Tous les jours allume et suspend.
Le malade, clopin-clopant,
Va chercher, quand il s'aventure,
Le Soleil, ami du serpent
Et couveur de la pourriture.
L'enveloppé, l'enveloppant,
Tout subit sa grande friture ;
Et jusque dans la sépulture,
Il s'inocule et se répand,
Le Soleil, ami du serpent.
Quelques pages après « La Ballade de l'arc-en-ciel », ce « Soleil » inaugure une perspective toute différente dans le recueil. L'astre rayonnant pourrait être doté d'une puissance positive et agréable dans le cadre d'une écriture de la nature. Pourtant, il n'en est rien. On remarque que ce sont avant tout les rayons du soleil qui sont décrits, et non l'astre en lui-même : la ligne esquissée n'est pas celle du regard tendu vers les hauteurs ou vers un astre qui côtoierait les cieux et peut-être le divin. Au contraire, c'est le soleil qui descend vers les mortels, vers les serpents, le malade, mais surtout vers le mort, à peine dissimulé (« l'enveloppé »)... Les rayons du soleil pénètrent jusque sous la terre, dans le cercueil du mort. Cela confère au poème – mais aussi à la puissance du soleil – une dimension inquiétante, et aux forces de la nature une allure peu rassurante. Quant à l'expression « grande friture », elle introduit, par un procédé burlesque, une dimension proprement humoristique, en citant un élément du quotidien et de la sphère de l'alimentation, au sein même d'une description de l'astre solaire, traditionnellement adoré.
Il en va d'une toute autre manière dans le poème de Baudelaire, pareillement intitulé « Le Soleil3 », et que Maurice Rollinat a lu, au point d'en réaliser une réécriture plus ou moins fidèle :
Le long du vieux faubourg, où pendent aux masures
Les persiennes, abri des secrètes luxures,
Quand le soleil cruel frappe à traits redoublés
Sur la ville et les champs, sur les toits et les blés,
Je vais m'exercer seul à ma fantasque escrime,
Flairant dans tous les coins les hasards de la rime,
Trébuchant sur les mots comme sur les pavés,
Heurtant parfois des vers depuis longtemps rêvés.
Ce père nourricier, ennemi des chloroses,
Éveille dans les champs les vers comme les roses ;
Il fait s'évaporer les soucis vers le ciel,
Et remplit les cerveaux et les ruches de miel.
C'est lui qui rajeunit les porteurs de béquilles
Et les rend gais et doux comme des jeunes filles,
Et commande aux moissons de croître et de mûrir
Dans le cœur immortel qui toujours veut fleurir !
Quand, ainsi qu'un poète, il descend dans les villes,
Il ennoblit le sort des choses les plus viles,
Et s'introduit en roi, sans bruit et sans valets,
Dans tous les hôpitaux et dans tous les palais.
Le poème de Baudelaire, plus long que celui de Rollinat, est construit à partir d'une description parallèle du soleil et du poète, ce qui constitue une première différence majeure avec « Le Soleil » de Rollinat. Si les rayons du soleil « frappe[nt] à traits redoublés / Sur la ville et les champs, sur les toits et les blés, » c'est avant tout l'occasion pour le poète de composer des vers, dans une atmosphère propice à la création. L'intensité du soleil n'est donc pas une entrave à l'épanouissement, au contraire, il en est une condition. Par ailleurs, Baudelaire évoque le soleil comme « ce père nourricier » qui garantit l'abondance et la fertilité de la nature mais aussi une certaine ambiance de bonheur (pour les jeunes filles par exemple). Rollinat, reprend cette thématique, mais de façon plus concise, et évoque seulement « le brasier que la Nature, / Tous les jours allume et suspend ». L'évocation du malade est commune aux deux poèmes, mais Rollinat se contente de l'esquisser, sans la caractériser réellement – ni dans un sens positif ni pour le dévaloriser – alors que chez Baudelaire, le soleil « rajeunit les porteurs de béquille » et c'est alors tout une conception de la temporalité qui est sous-jacente : le soleil a partie liée avec le temps car il permet le rajeunissement des êtres. Cette notion culmine dans « le cœur immortel qui toujours veut fleurir ». Chez Baudelaire, le soleil est associé à l'éternité, il a une valeur rassurante, alors que Rollinat exhibe à travers le soleil l'extinction du temps (les rayons du soleil se dirigent jusque vers le mort). Le soleil descend jusque dans la terre et se confond vite avec la noirceur des ténèbres.
Il nous semble que « Le Soleil » de Rollinat est bien une réécriture consciente du poème des Fleurs du Mal. Maurice Rollinat aborde les mêmes éléments que Baudelaire – mais dans un décalage qui conduit à deux perspectives différentes. Baudelaire met le soleil en évidence pour la dispersion de son rayonnement, véritable énergie solaire qui agit comme une force. Cette force parvient à son apogée à la fin du poème lorsque Baudelaire ose l'assimilation entre le soleil et le poète, et on notera que le parallélisme « ennoblit » / « viles » confère à la comparaison toute sa valeur. Rollinat marque un écart à travers cette réécriture et montre un aspect bien plus sombre que son poète préféré.
C'est pourquoi nous voudrions revenir sur l'importance de cette section des « Refuges » dans Les Névroses, notamment en réfléchissant sur cette notion de verticalité. De nombreux poèmes évoquent de façon plus ou moins explicite ou partielle ce que nous appellerons pour l'instant – très concrètement – une « ligne » qui se dirige vers le bas, vers la vie terrestre. Dans « L'Allée des peupliers » (p. 142), il est question d'un orage effrayant :
Mais l'orage éclata ; l'autan lâcha ses hordes,
Et les arbres bientôt devinrent sous leurs doigts
Des harpes de géants, qui toutes à la fois
Résonnèrent avec des millions de cordes.
L'image de l'orage associée aux cordes penchées de la harpe dessine bien cette ligne dont nous parlons :
Comme un frisson humain dans les vrais désespoirs
Irrésistiblement court des pieds à la tête,
Ainsi, de bas en haut, le vent de la tempête
Sillonna brusquement les grands peupliers noirs.
Si une ligne parcourt le tableau « de bas en haut », elle ne permet pas une réelle ascension : les grands peupliers sont « noirs » et gagnés par le « frisson » et le désespoir. L'orage lui-même contient implicitement les éclairs qui s'abattent du ciel vers la terre (et qui dessinent des lignes descendantes dans le ciel). Dans « La Rivière dormante » (p. 148), « Au plus creux du ravin où l'ombre et le soleil », un lézard « descend » des sentiers, des coudriers « se penchent » pour mieux apercevoir le paysage, et enfin, « tombe la nuit », comme pour annoncer le poème suivant, « Nuit tombante » (où il est là aussi, fait mention de « ravin » et de « fossés ») :
Au clapotis que font
Les viornes,
Sous la voûte sans bornes
Et sans fond,
Tout s'éloigne et se fond ;
« La Fontaine » quant à elle, du val profond, est limpide jusqu'au fond...etc...
Les références à cette ligne descendante abondent, jusqu'au « Paysage d'octobre » (p. 245), poème qui clôt « Les Refuges » :
l'hirondelle en sanglotant [qui]
Disparaît à l'horizon pâle.
[...]
Et décharné comme un fagot,
Le peuplier morne et funèbre
Arbore son nid de margot
Sur le ciel blanc qui s'enténèbre.
La continuité s'instaure dès lors entre ce poème et la dernière section des Névroses, « Les Ténèbres », grâce au dernier mot de ce dernier poème : il clôt « Les Refuges » par une dernière mention au ciel – mais un ciel noir et chargé des allusions descendantes parsemées tout au long des cent-sept poèmes précédents – et il amorce une avancée qui va nous conduire dans une représentation bien plus noire et ténébreuse.
On peut donc lire Les Névroses en prêtant attention, comme nous l'avons fait, aux images qui bâtissent une véritable poétique de la verticalité. On constate dès lors que l'écriture de Rollinat n'est pas basée sur une aspiration et un désir qui le porteraient, comme les romantiques, vers une dimension métaphysique et divine, mais plutôt sur le poids de la non transcendance : le ciel est (symboliquement) vide et ne promet aucun espoir, la terre – au sens concret du terme, l'humus – elle, nous appelle et toute cette verticalité traduit une certaine fatalité à cet égard, un poids qui nous écrase jusqu'à nous faire retourner à la terre.
Il est encore utile de rappeler que Les Fleurs du Mal comptent plusieurs poèmes qui contrastent et viennent nuancer une vision trop morbide, alors que Les Névroses semblent tout entières bâties sur le sentiment du « fond » et de la « déchéance ». Il nous semble intéressant de relire le poème « Élévation » de Baudelaire car il présente une lecture en contre-point de la poésie de Rollinat (il présente une dynamique d'« élévation » vers un idéal) :
Au-dessus des étangs, au-dessus des vallées,
Des montagnes, des bois, des nuages, des mers,
Par delà le soleil, par delà les éthers,
Par delà les confins des sphères étoilées, Mon esprit, tu te meus avec agilité,
Et, comme un bon nageur qui se pâme dans l'onde,
Tu sillonnes gaiement l'immensité profonde
Avec une indicible et mâle volupté.
Par ailleurs, les troisième et quatrième strophes sont particulièrement intéressantes pour lire Les Névroses :
Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides ;
Va te purifier dans l'air supérieur,
Et bois, comme une pure et divine liqueur,
Le feu clair qui remplit les espaces limpides.
Derrière les ennuis et les vastes chagrins
Qui chargent de leur poids l'existence brumeuse,
Heureux celui qui peut d'une aile vigoureuse
S'élancer vers les champs lumineux et sereins ;
Baudelaire conseille vivement l'accès à « l'air supérieur » capable d'éloigner le poète des « ennuis » et des « vastes chagrins ». Toute l'œuvre de Rollinat pourrait être lue comme une réponse implicite à cette exhortation, une réponse à la fois personnelle et poétique, mais sur le mode du refus ou de l'incapacité. Maurice Rollinat se complaît dans ces « miasmes morbides » qui constituent finalement une part majeure de son inspiration. Contrairement à Baudelaire dans le poème ci-dessus4, et à certains romantiques – notamment les romantiques allemands – Maurice Rollinat tend vers cette plongée dans l'abîme. Hölderlin par exemple exprime une réelle rébellion dans son « Chant du destin » : « Semblable à l'enterré vivant, mon esprit se révolte contre les ténèbres où il est enchaîné ». Maurice Rollinat, lui, ne se révolte pas...