Ah ! ne me parlez pas du printemps ! Zut ! Assez !
Je le sais parbleu bien, que les froids sont passés [...]
Jean Richepin, Les Blasphèmes, « La Vie »
Si, dans Les Névroses, Rollinat a tendance, plus que dans son premier recueil, à utiliser fréquemment les néologismes, il suit en revanche avec la même rigueur les règles de la versification. Les vers impairs, ennéasyllabes et hendécasyllabes sont plus rares. Il emploie le plus souvent ceux de six, sept, huit et douze syllabes1.
En ce qui concerne le rythme et la construction interne du vers, on ne note pas d'irrégularités dans Les Névroses, comme l'indique bien Régis Miannay. Maurice Rollinat s'ancre ainsi dans une littérature traditionnelle, et respecte les conventions en vigueur. Alors qu'à la même période, Gustave Kahn et Marie Krysinska parviennent à une réflexion sur le vers libre, forme nouvelle qui nous rapproche petit à petit de la prose poétique pour mieux s'affranchir des carcans de la versification, Maurice Rollinat ne manifeste pas le souci de modifier les règles métriques. Aucun indice, soit dans ses poèmes, soit dans sa correspondance, ne laisse entendre une remise en question du système et ce n'est donc pas de ce côté là qu'il faut chercher une originalité poétique.
Au contraire, Les Névroses sont caractéristiques d'une recherche de formes traditionnelles, aux contraintes métriques importantes. Le recueil est composé de poèmes aux formes tout à fait variées que Maurice Rollinat utilise pour rendre des tonalités et des registres divers et qui forment une marqueterie de styles : la ballade, le chant royal, le rondel, le rondeau, le sonnet, la terza rima ou encore la villanelle. Nous n'allons pas relever et étudier toutes ces formes dans Les Névroses, mais nous concentrer sur l'analyse détaillée des ballades car il y en a suffisamment dans le recueil pour dégager une possible ligne de progression qui puisse donner un sens aux Névroses.
La ballade est une forme fixe qui apparaît au XIVe siècle avec le lyrisme courtois de la fin du Moyen Âge. Une des caractéristiques majeures de la poésie des troubadours était d'être chantée. A la fin du Moyen Âge, à défaut d'être concrètement accompagné de musique, le poème conserve la tonalité et le rythme musicaux, grâce à l'originalité de la disposition des vers dans le poème : un refrain est répété (il s'agit d'un seul vers) à la fin de chacune des trois strophes ainsi qu'à la fin de l'envoi de quatre vers. Ainsi, apparaît le même vers à intervalle régulier. Cela confère non seulement de la musicalité au poème, mais permet aussi parfois de créer un effet ironique : la répétition rend une atmosphère lancinante et peut agir comme ce qu'on pourrait appeler « un concetto2 à répétition ».
Or, ces formes médiévales, après avoir été mineures après le XVe siècle, connaissent un regain d'intérêt dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Bertrand Degott3 expose trois raisons qui poussent les poètes (notamment Banville) à redécouvrir ces formes anciennes : la première raison est l'intérêt des poètes de cette époque pour le Moyen Âge et la Renaissance. Dans le sillon du romantisme, et son engouement pour l'art médiéval, les derniers romantiques trouvent dans les formes poétiques de cette époque une continuité vis-à-vis de leurs aînés. Par ailleurs, B. Degott explique le goût prononcé que montrent alors les artistes pour les formes brèves et l'expression de la concision : les formes poétiques à refrain permettent d'exploiter cette concision et de faire varier les contextes des vers qui se répètent. Par ailleurs, les poètes parnassiens et post-parnassiens, dont Degott évoque le formalisme, s'accommodent volontiers des ballades, rondels et rondeaux...
Les formes à refrain réapparaissent dans le champ poétique par vagues successives : après le triolet et le rondeau, c'est au tour du rondel et de la ballade de revoir le jour. La ballade est la forme que Maurice Rollinat exploite le plus dans ses Névroses : il y en a douze, dont dix s'affichent comme telles – celles que nous allons étudier –, en faisant figurer la forme dès le titre. La ballade a été ressuscitée par Banville, quelques années auparavant, lorsque paraissent en 1873 les Trente-six ballades joyeuses, qui vont faire nombre d'émules, dont Rollinat et Jean Richepin notamment.
Bertrand Degott consacre ainsi tout son ouvrage à l'étude de la réactivation de la ballade dans la poésie à partir de 1850, et s'interroge sur un point qu'il nous paraît à notre tour important d'envisager pour lire Maurice Rollinat : les poètes (Maurice Rollinat y compris) qui réemploient la ballade savent-ils la renouveler ? Veulent-ils et parviennent-ils à lui « insuffler une nouvelle vie » ? Ou bien ont-ils seulement recommencer en imitant seulement les médiévaux ? B. Degott évoque Maurice Rollinat à plusieurs reprises mais sans se pencher sur son cas. Nous allons mener cette étude car elle va nous permettre de comprendre si Maurice Rollinat renouvelle la matière poétique et comment, mais aussi de voir une évolution dans la poétique de Rollinat au sein du recueil, en suivant le fil conducteur que constitue la ballade.
Mon esthétique, la voici.
Les bons Maîtres, je les honore ?
Qu'un art nouveau se lève aussi,
Je saluerai le météore 4.
La première ballade est « La Ballade de l'arc-en ciel » (p. 140) qui fut mise en musique par Rollinat. Il s'agit d'une ballade écrite en alexandrins, et dont le refrain évoque les couleurs de l'arc en ciel : « Bleu, rouge, indigo, vert, violet, jaune, orange ». Placée au début de la section des « Refuges », cette ballade décrit avec détails, dans une esthétique tout à fait romantique, la nature se grisant de l'arc-en-ciel après l'averse :
La végétation, les marais et le sol
Ont fini d'éponger les larmes de la pluie ;
L'insecte reparaît, l'oiseau reprend son vol
Vers l'arbre échevelé que le zéphyr essuie,
[...]
Les champignons pointus gonflent leur parasol
Qui semble regretter l'averse évanouie ;
Le grillon chante en ut et la rainette en sol
Le poète se plaît à transmettre au lecteur la renaissance de la nature après la pluie. La ballade est une découverte de cet épanouissement naturel, dans un ébahissement quasi naïf du poète. Puis, le refrain cité ci-dessus (« Bleu, rouge, indigo, vert, violet, jaune, orange ») permet au poète d'exprimer avec force le sentiment de la nature, un sentiment intériorisé et tout à fait personnel.
« La Ballade de la reine des fourmis et du roi des cigales » (p. 163) est une réécriture de la célèbre fable de La Fontaine, « La Cigale et la fourmi ». La cigale est vantée pour son chant et devient, par transposition, une représentation de poète :
L'un, grillon souffreteux, passablement poète,
Mélomane enragé, rôdeur, maussade et fou ;
Dans cette nouvelle version de la fable, la cigale et la fourmi « savourent en paix leurs dînettes frugales », et la fameuse morale, bien différente de celle de La Fontaine, apparaît dans l'envoi :
Princesse, qui m'appris dans tes saintes leçons
Que travail et vertu sont les vrais écussons,
Ô toi qui de tendresse et d'amour me régales,
Ne te semble-t-il pas, dis, que nous connaissons
La reine des fourmis et le roi des cigales !
Maurice Rollinat réorganise donc les éléments de l'hypotexte en fonction de la forme de la ballade, pour créer de la matière nouvelle en s'éloignant de l'histoire originale, et par là instaure une connivence avec le lecteur qui connaît le texte de La Fontaine.
« La Ballade du vieux baudet » (p. 180) s'inscrit dans la même lignée que la première ballade : le poète se souvient de moments passés lors de son enfance, lorsqu'il partait sur son âne à travers les bois, et regrette ce passé (dans un lyrisme peu original) :
Du fond de ma tristesse entends-moi te bénir,
Ô mon passé ! – Je t'aime, et tout mon souvenir
Revoit le vieux baudet dans la brume vermeille,
Tel qu'autrefois, lorsqu'en me regardant venir
Il se mettait à braire et redressait l'oreille.
On pourrait là aussi parler d'inspiration romantique : le poète s'enivre du souvenir et du regret pour un passé idéalisé. L'insatisfaction dans le présent, et l'évasion vers le paradis de l'enfance perdu... autant de thématiques romantiques bien exprimées et ressenties dans ce poème.
Dans « La Ballade de la petite rose et du petit bluet » (p. 183), le zéphyr raconte au poète l'histoire de la rose et du bluet qui, après être tombés amoureux l'un de l'autre, se marient. L'histoire est donc assez banale et ne relève pas d'une écriture particulièrement originale. Mais l'usage de la forme de la ballade permet à Maurice Rollinat d'insérer dans l'envoi, après avoir donné la parole au zéphyr narrateur, une préoccupation plus personnelle, une sorte de message où il est – comme dans « La Ballade de la reine des fourmis et du roi des cigales » – question d'une « princesse » :
Toi qui fais sur ma bouche un si doux gaspillage
De baisers qui sont frais comme le coquillage,
Princesse maladive au corps souple et fluet,
Daigne te souvenir jusque dans le vieil âge
De la petite rose et petit bluet.
Une première piste s'esquisse avec cette mystérieuse princesse qui intervient pour la seconde fois dans des ballades, et permet de mettre en évidence la continuité au sein des poèmes mis en recueil, laquelle nous permet de dresser un premier bilan : il s'agit notamment de bien comprendre que le recueil fait apparaître une adéquation entre la forme qu'est la ballade (forme traditionnelle, médiévale) et les thématiques qui sont, elles, d'inspiration romantique. Nous voudrions par là souligner l'idée selon laquelle le romantisme apparaît, aux yeux de Maurice Rollinat comme une esthétique traditionnelle et qui appartient déjà, à l'époque de la publication des Névroses, à l'histoire littéraire (en 1883, Victor Hugo est déjà bien vieux). Rollinat appartient à la nouvelle génération de poètes proches du symbolisme et de la décadence... Or, si Les Névroses s'ouvrent sur une esthétique romantique, elles vont vite s'en détacher :
Ce formalisme [c'est-à-dire : la recherche de la beauté formelle en art] croît à mesure que se développe la réaction contre le lyrisme et les élans romantiques. [...] ainsi, s'emparer de la ballade et des formes médiévales à refrain, c'est d'abord convoquer les poètes médiévaux, c'est ensuite congédier les romantiques, mais c'est également adapter la forme des chansons et des gazettes, bien sûr, mais aussi la rendre apte à refléter un siècle dont on soupçonne peu à peu qu'il sera celui de la vitesse et du mouvement5.
Après ces quatre premières ballades qui sont d'inspiration tout à fait romantique, dans un élan d'attendrissement envers une nature humanisée ou miniaturisée, appréhendée de manière apaisée, les six ballades suivantes (placées dans cet ordre dans le recueil) sont d'inspiration tout à fait différente : il s'agit de « La Ballade des lézards verts » (p. 201), « La Ballade des nuages » (p. 217), « La Ballade du châtaignier rond » (p. 228), « La Ballade des barques peintes » (p. 241), « La Ballade des mouettes » (p. 243) et « La Ballade du cadavre » (p. 369). On peut noter que toutes les ballades appartiennent à la section des « Refuges », sauf la dernière, « La Ballade du cadavre » qui, assez logiquement d'après son titre, s'insère dans « Les Ténèbres ».
Avant de lire de plus près ces poèmes, on peut faire trois remarques quant à cette disposition : d'abord, le fait d'insérer la forme traditionnelle et ancienne qu'est la ballade dans la partie « Les Refuges » traduit peut-être un désir de perpétuer une tradition qui est un point de repère, un refuge pour le poète. Il paraît donc logique que la ballade, en tant que forme traditionnelle, puisse permettre d'aborder la thématique d'une nature apaisante, voire animée de bons sentiments. Pourtant, les cinq dernières ballades orientent le recueil et la forme de la ballade vers le macabre, dans une dynamique qui entre en complète opposition avec la dynamique instaurée par les premières.
En effet, dans « La Ballade des lézards verts » (p. 201), le paysage n'est plus apaisant, mais se teinte d'une coloration peu rassurante. Les premiers vers sont :
Quand le soleil dessèche et mord le paysage,
On a l'œil ébloui par les bons lézards verts.
Cette description ressemble tout à fait à un « horizon négatif6 » comme l'a théorisé Michel Collot. Le vocabulaire choisi (« dessèche », « mord ») permet de se représenter concrètement ce paysage ensoleillé, vieillissant et affaibli comme un vieillard humain. Le paysage n'est pas entier, mais consumé par le soleil. Par ailleurs, cet horizon est négatif car il n'est pas le point de fuite du tableau, idéal auquel le poète aspire, mais plutôt un point du tableau que le regard fuit. En effet, le regard, après s'être porté sur cet horizon (pendant seulement deux vers), redescend vers le lézard, traçant une dynamique verticale qui nous ramène vers la terre, et non vers le ciel : dès lors, le soleil n'est plus le point vers lequel le poète tend, mais celui duquel il se détourne.
La suite du poème se concentre ensuite à décrire ces lézards verts, dans une esthétique tout à fait fin de siècle :
Ils vont, longue émeraude ayant corps et visage
[...] Près d'eux, maint oiselet beau comme une peinture
File sur l'eau dormante et de mauvais conseil ;
[...] Par les chemins brûlés, avides d'arrosage,
Et dans les taillis bruns où cognent les piverts,
Ils s'approchent de l'homme, et leur aspect présage
Quelque apparition du reptile pervers
Qui s'enfle de poisons pendant tous les hivers.
Un flot de vif-argent court dans leur ossature.
L'émeraude rappelle les cheveux « fils de jais » des Brandes évoqués dans la première partie, et le même goût maniériste pour l'esthétique et l'artificiel (l'émeraude ; l'oiseau beau comme une peinture). L'« apparition » du reptile confère à la scène une dimension proprement fantastique : le sang est remplacé par du poison (le terme « poisons » apparaît clairement et « un flot de vif-argent » le dit implicitement). Vision fantastique et vision esthétique se mêlent, et l'envoi confirme :
Ô Crocodile ! Œil faux ! Mâchoire de torture,
Apprends que je suis fou de ta miniature.
Il évoque notamment la « miniature » qui met sur la voie de l'orfèvre qui travaille l'infiniment petit, et l'« œil faux » qui met l'accent sur l'illusion de l'art(ifice).
La ballade devient l'occasion d'une interrogation sur le pouvoir de l'illusion. Le titre de « La Ballade des nuages » est à cet égard tout à fait trompeur : si le poème donne une apparence de tranquillité, comme en témoigne le vers qui sert de refrain (« Les nuages qui sont l'emblème de la vie »), le poème commence ainsi : « Tantôt plats et stagnants comme des étangs morts ». Les couleurs ne sont plus celles de « La Ballade de l'arc-en-ciel » déjà citée, ce sont les « gris », les « bleus », les « vermillons » et les « ors », qui introduisent la recherche de l'artifice, et non de naturel. Quant à l'envoi, il n'est plus non plus celui qu'évoquaient la fourmi et la cigale, mais :
Ô mort ! Divinité de l'éternel dormir,
Tu sais bien, toi par qui mon cœur s'use à gémir
Et dont l'appel sans cesse au tombeau me convie,
Que je n'ai jamais pu contempler sans frémir
Les nuages qui sont l'emblème de la vie.
Le poète ne s'adresse plus à sa princesse, dans un élan amoureux, mais à la Mort, et lui parle du paysage des nuages, dans une vision en contre point, c'est-à-dire une vision qui se nie : le poète n'a jamais pu contempler paisiblement les nuages. Les derniers mots (« la vie ») forment avec les premiers (« Ô mort ») un parallélisme oxymorique qui met en avant les contradictions du poète, et les difficultés à percevoir la nature comme un « emblème de la vie » (dont on peut penser qu'il s'agit d'une formule naïve, un cliché véhiculé peut-être par une certaine poésie).
Maurice Rollinat se place donc dans la filiation d'une certaine tradition – qui conçoit les nuages comme l'emblème de la vie – mais pour mieux montrer qu'il ne parvient pas à se satisfaire de cette esthétique. On peut ainsi lire cette ballade dans une perspective réflexive : le poème énonce en son sein les propres limites de l'esthétique romantique. Cette reprise des caractéristiques romantiques (pour mieux les nier) se charge de sens avec l'utilisation de la ballade. Cela mène et contribue à ce que Bertrand Degott appelle « l'autonomisation fin de siècle7 » que Maurice Rollinat mène avec les ballades suivantes.
Quelques pages plus loin dans le recueil, « La Ballade du châtaignier rond » (p. 228) continue dans cette veine : on s'enfonce dans les pensées du poète et dans une vision de la nature de plus en plus fantastique. Le poème est jalonné de références fantastiques comme cet arbre fantôme (« Sous le châtaignier rond dressé comme un fantôme ») qui intervient dans le refrain, à chaque fin de strophe, ou ces « esprits qui revenaient sur terre », auprès desquels le poète rêve :
C'est alors que, tout seul dans la vallée, au bruit
Du crapaud des étangs qui flûtait son ennui,
Par les taillis scabreux, les labours et le chaume,
Je m'en allais parfois rêver jusqu'à minuit
C'est là, dans cette nature pourtant horrifiante que le poète parvient à oublier le monde, mais aussi l'idée obsédante de sa finitude :
Et j'oubliais la tombe où la Mort nous réduit
En cendres ! J'oubliais le monde qui me nuit ;
On note que ce poème est un des seuls du recueil à comporter plusieurs rejets, notamment dans les deux vers cités ci-dessus : « nous réduit / En cendres ! ». Cette utilisation rare chez Maurice Rollinat correspond peut-être au désir d'évoquer les états et lieux de passage : la mort est un moment de transfert, et le poète trouve refuge dans une nature qui se situe entre « le monde » (lieu des vivants) et le néant de la mort. La nature prend vie, aussi paradoxalement que la vie deviendra le néant. Les rejets permettent dans le poème de matérialiser ce passage. Cela explique ainsi le contenu de l'envoi :
Princesse de mon cœur, si, par un cas fortuit,
Je meurs à la campagne, ordonne que celui
Qui vissera sur moi le long couvercle en dôme
M'emporte par la brande et m'enterre, la nuit,
Sous le châtaignier rond dressé comme un fantôme.
L'envoi est particulièrement riche de sens car il fait converger différents éléments que l'on peut relier soit aux ballades précédentes, soit au recueil des Brandes. En effet, ce n'est pas un hasard si le terme « brande » apparaît dans cet envoi, il renvoie au recueil précédemment publié, et contribue à renforcer le lien entre les deux recueils, un lien fait de peurs et de morbidité. De plus, la « princesse » des autres ballades fait son retour dans ce poème, renforçant la continuité entre les poèmes du même type, les ballades. Enfin, l'envoi s'inscrit dans la même thématique esquissée par « La Ballade des nuages » : la mort. Le poème instaure un lien fort entre le poète et la nature : non seulement un lien en terme d'inspiration (le poète vient « rêver » sous cet arbre : on peut comprendre qu'il vient y trouver « l'inspiration » nécessaire) mais aussi un lien qui unit le poète à cette nature, puisque la dernière volonté du poète serait d'être enterré sous ce châtaignier8. Le poème décrit le moment de l'enterrement comme celui où l'on dresse une barrière entre le mort et le monde des vivants. Cet instant de transition s'effectue sous l'égide du châtaignier.
Continuons notre traversée des ballades dans Les Névroses : il en reste trois, dont deux dans la section des « Refuges ». « La Ballade des barques peintes » et « La Ballade des mouettes » évoquent toutes deux une nature marine (thème assez rare dans l'écriture de Maurice Rollinat). La première est d'autant plus intéressante qu'elle mêle atmosphère marine et atmosphère décadente : « Loin des miasmes chauds et stagnants de la grève ». Il nous semble lire certains passages du Satyricon de Pétrone, avec toute la langueur qui s'en dégage (même si l'évocation se fait en creux puisqu'on est « loin des miasmes chauds » que le poète décrit pourtant...).
Enfin, la dernière « Ballade du cadavre » dans « Les Ténèbres » permet de dépasser le clivage entre écriture de la tradition (avec les thématiques d'une nature apaisante qui lui sont liées) et désir décadent, en réalisant une sorte de synthèse de toutes les ballades précédentes (nous la citons intégralement) :
Dès qu'au clocher voisin l'âme a volé tout droit
Et dit au vieux bourdon : « Glas ! il faut que tu tintes ! »,
Le cadavre plombé dont la chaleur décroît,
Nez réduit, bouche ouverte et prunelles éteintes,
Se roidit en prenant la plus blême des teintes.
Puis, l'Ange noir chuchote à ce morceau de chair :
« Qu'on te regrette ou non, cercueil cher ou pas cher,
« Avec ou sans honneurs, tout nu comme en toilette,
« A six pieds sous le sol tu subiras, mon cher,
« La pourriture lente et l'ennui du squelette ! »
Après la mise en bière, on procède au convoi :
Or, si peu de pleurs vrais et tant de larmes feintes
Gonflent l'œil des suiveurs, que le Mort qui les voit,
Trouve encor sur son masque où les stupeurs sont peintes
La grimace du cri, du reproche et des plaintes.
L'orgue désespéré gronde comme la mer,
Le plain-chant caverneux traîne un sanglot amer
Et l'encensoir vacille avec sa cassolette ;
Mais tout cela, pour lui, chante sur le même air,
La pourriture lente et l'ennui du squelette.
Durant l'affreux trajet, il songe avec effroi
Qu'on va le perdre au fond d'éternels labyrinthes ;
Sur ses mains, sur ses pieds, sur tout son corps si froid
La mort de plus en plus incruste ses empreintes,
Et le linceul collant resserre ses étreintes.
Il tombe dans la fosse, et bientôt recouvert
D'argile et de cailloux mêlés de gazon vert,
Le malheureux défunt, dans une nuit complète,
S'entend signifier par la bouche du ver
La pourriture lente et l'ennui du squelette.
Envoi :
Oh ! qu'il te soit donné, Flamme, sœur de l'éclair,
A toi, Démon si pur qui fais claquer dans l'air
Ta langue aux sept couleurs, élastique et follette,
D'épargner au cadavre, avec ton baiser clair,
La pourriture lente et l'ennui du squelette.
La ballade est devenue un trajet : celui du mort, depuis le moment où son âme « s'envole » de son corps jusqu'au moment de l'ensevelissement, auquel l'envoi oppose une formule de conjuration, avec l'apostrophe à la Flamme. Nous évoquions plus haut une esthétique qui s'employait à décrire la mort comme un passage. Cette ballade réalise les prédictions de « La Ballade du châtaignier rond » en prenant pour point de départ, non plus les hypothèses et les désirs, mais les faits post mortem. Les trois strophes décrivent une étape différente dans l'acheminement du mort (1) la montée de l'âme ; 2) la mise en bière et le convoi ; 3) la mise en terre). L'envoi final est le moyen presque réflexif d'établir un lien avec les autres ballades, dont il reprend de nombreux éléments :
Le trajet du mort est aussi, par transposition, le trajet du recueil, l'évolution d'un désir poétique : parti d'une écriture romantique, Maurice Rollinat parvient à imposer un culte du morbide avec pour refuge, non plus la nature mais la mort.
A travers cette étude complète des ballades du recueil, on voit se dessiner avec force l'illustration d'une interrogation sur la tradition littéraire et son renouvellement : la place des différentes ballades permet de dégager une évolution qui part de l'adéquation entre forme traditionnelle (la ballade) / thème traditionnel (la nature) pour arriver à une adéquation originale entre forme traditionnelle / thématique fin de siècle. Certes, le romantisme n'est pas tourné que vers l'idéal et vers les nuages, « par tout un côté, le romantisme a été un plongeon vers le noir, le bas, le lugubre et même vers la démence9 ». Mais la mort n'est pas pour les romantiques un accomplissement ou un but. Chez Rollinat, en revanche, l'évolution des ballades traduit véritablement une aspiration à la mort et la morbidité. Les Névroses décrivent cette envolée10 vers un style nouveau, qu'il faut s'approprier à partir de l'ancien, et Maurice Rollinat montre par là sa capacité à innover tout en conservant les difficultés rythmiques et métriques de la forme de la ballade.