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Élodie Gaden (juillet 2006)

B - La femme des Névroses, nouvelle muse ou autre bourreau ?

Chez Baudelaire en particulier, sa haine de la nature et de la femme se définit par rapport à son angoisse de la mort1.

Chez Baudelaire, comme le suggère Hélène Cassou-Yager, comme chez Maurice Rollinat, nous allons le voir, la conception que le poète se fait de la mort ne peut être distinguée de la façon dont il appréhende les autres représentations majeures que sont la nature et la femme. Et ce sont deux aspects que nous voudrions étudier dans Les Névroses. Le lien n'est pas seulement celui qui unit la mort à la nature et la femme, mais aussi et surtout, à travers cette correspondance, toute la conception du projet poétique de Maurice Rollinat. La nature et la femme ont en effet partie liée à la notion de création et nous pensons qu'elle pourrait devenir dans le recueil des Névroses la représentation symbolique de la production du poète. Elles ont toujours été, dans l'histoire de la poésie, des sources d'inspiration et ont largement été réactualisées par l'esthétique romantique.

La muse bien connue que l'aède implore au premier champ de L'Iliade a-t-elle encore une validité et une légitimité dans l'avènement poétique de Maurice Rollinat ? Comment l'inspiration se manifeste-t-elle dans le recueil, alors même que le poète se dit constamment menacé par la mort ? La femme et la nature sont-elles des sources d'inspiration, des auxiliaires de la production poétique, des « refuges » (comme l'indique le titre de le troisième section) qui permettent au poète de créer malgré la menace des « figures paradoxales » évoquées dans la première partie ?

1) La muse bienveillante

La composition du recueil place au centre des Névroses la section des « Refuges » qui comportent le plus de poèmes et aussi le plus grand nombre de pages dans le recueil2. Cette section des « Refuges » est par ailleurs celle qui est majoritairement bâtie sur des poèmes qui évoquent la nature et la féminité dans sa dimension maternelle de fécondité. L'évocation de la femme comme amante, liée à la sexualité est en revanche bien plus présente dans « Les Luxures »... Cette distinction déjà fondamentale correspond à la vision, là encore, « double » de la femme, nous le verrons plus loin. Une lecture attentive des « Refuges » paraît donc nécessaire pour comprendre quelle place occupe l'écriture de la nature dans le recueil.

Commençons par replacer concrètement « Les Refuges » dans l'économie générale des Névroses : cette section est, avant, « Les Spectres » et « Les Ténèbres », la dernière partie qui ait un rapport avec la vie terrestre. « Les Refuges » pourraient être lus comme une dernière tentative pour vaincre les instincts, le péché (on sait que la luxure est un péché capital dans le religion chrétienne), avant la plongée dans l'abîme, vers la mort. Dès lors, la construction de recueil pourrait indiquer l'échec du poète et la nécessité d'aller vers la morbidité... nous verrons plus tard si cette piste est la meilleure. Mais déjà, nous constatons l'importance de la partie des « Refuges » en ce qu'elle exhibe au moins une dernière volonté de se raccrocher aux éléments « vitaux » d'une littérature refuge.

Le poème qui ouvre « Les Refuges » est un chant royal, forme traditionnelle3, au même titre que la ballade. Il forme avec « La Ballade de l'arc-en ciel », le deuxième poème des « Refuges », un diptyque construit sur une valorisation de la femme et de la nature comme refuges du poète. Le refrain du « Cœur guéri », « Mon pauvre cœur enfin se cicatrise » dit bien l'influence de cette femme sur le poète :

Celle que j'aime est une enchanteresse
Au front pudique, aux longs cheveux châtains ;
Compagne et sœur, ma muse et ma maîtresse,
Elle ravit mes soirs et mes matins.
Svelte beauté, sensitive jolie,
Elle a l'œil tendre et la taille qui plie ;

Il est difficile de savoir exactement quel est le degré d'implication de Maurice Rollinat dans ce texte, mais on peut supposer qu'il parle de Marie, qui lui inspira de nombreux poèmes. Dès lors, le cœur qui cicatrise apparaît – peut-être – comme celui de Rollinat lui-même et montre à quel point l'apaisement est important (pour lui qui par ailleurs se dit constamment accablé par les angoisses diverses). Notons que le terme « muse » apparaît dans le poème, en ce début de section, marquant par là un renouveau dans la capacité productrice du poète.

Elle a comblé mon esprit d'allégresse,
Purifié mon art et mes instincts,
Et maintenant, mon âme qui progresse
Plane au-dessus des rêves libertins.
Je suis calmé, je suis chaste ; j'oublie
Ce que je fus ! ma chair est ennoblie ;
Je ne suis plus le poète aux abois
Qui frissonnait d'horreur au fond des bois,
J'aime la nuit, qu'elle soit noire ou grise,
Et bénissant le philtre que je bois,
Mon pauvre cœur enfin se cicatrise.

Dans la troisième strophe du « Cœur guéri », l'âme survole les « rêves libertins » comme le lecteur survole le recueil, en lisant ces deux vers : en effet, l'évocation de « mon âme » est en lien direct avec la partie des « Âmes » ; quant aux « rêves libertins », comment ne pas les rapprocher des « Luxures » ? Enfin, le poète est parvenu, à l'apogée du recueil, à dépasser ses premiers démons et à trouver un refuge, grâce à la femme. La figure du poète se dessine explicitement, et nous permet d'en retrouver une des facettes que nous évoquions dans la première partie de ce travail, celle du poète sombre et frissonnant. Ce chant royal explicite la dimension protéiforme du poète, tout en mettant l'accent sur la nécessité de ne pas être le poète aux abois sombre. La figure féminine apparaît ici comme une mère protectrice qui, à l'instar de la nature, nous allons le voir, est consolatrice et remplit sa fonction maternelle. Elle permet de dépasser les clivages de l'âme, et elle « purifie » l'art, c'est-à-dire entre dans le jeu de la composition artistique.

Pourtant, bien rares sont les poèmes comme « Le Cœur guéri » qui exaltent cette vertu de la femme inspiratrice dans son désintéressement et dans sa bonté. Et l'on ne saurait réduire la représentation de la femme dans Les Névroses à la seule section des « Refuges » : « Les Luxures » nous fournissent une multitude de références à une femme plus amante que mère, plus traîtresse ou enchanteresse que naïve : comme l'indique Mireille Dottin-Orsini4, à la fin du XIXe siècle, « devenu vocabulaire usuel, le corps de la femme sert pour tout et son contraire : Nature et Culture, Luxure et Chasteté, Vérité et Mensonge » ; « la Grande Mère ogresse n'est jamais bien loin. C'est, pour de grands enfants masochistes, un jeu de « Maman-fais-moi-peur » aussi souvent recommencé que celui du petit garçon de Freud avec sa bobine... ».

2) Femme et sexualité : entre symbole de la création et représentation blasphématoire

La vie est une putain soûle
Qui dans l'infini hurle et roule
Sans savoir ni comment ni pourquoi.
Jean Richepin, « La Vie » Les Blasphèmes (1903)

Si les parents de Marie Serrulaz sont parvenus à la convaincre de quitter le poète, c'est essentiellement en lui montrant le caractère blasphématoire de ses poèmes – qui allaient quelques mois ou quelques années plus tard former Les Névroses – vis-à-vis de la religion et de la morale. Il s'agit là en effet d'un projet tout à fait libertin, qui prône la libération de la sexualité, qu'il faut comprendre dans son cadre culturel : en cette fin de siècle, une certaine image de la femme fascine les artistes décadents, la femme fatale, qui, caractérisée par son ambiguïté (entre attirance et répulsion) devient objet esthétique et permet au poète de sublimer son angoisse pour parvenir – peut-être – à se rapprocher plus encore du monde des instincts et de la mort.

La femme n'est pas vantée pour ses qualités spirituelles : pas d'union des âmes mais plutôt des corps, dans le recueil de Rollinat. La relation corporelle s'établit plus particulièrement à travers des représentations précises et symboliques de la femme. Il ne décrit généralement pas le corps dans son intégralité, il ne réalise jamais de portrait en pied, mais se focalise sur des détails. Nous avons notamment remarqué une attirance récurrente dans le recueil pour les lèvres. On passera sur la connotation de plaisir sexuel que traduisent les évocations de cette partie du corps, pour se concentrer sur la fascination de Maurice Rollinat pour l'état des lèvres lorsqu'elles sont à demi ouvertes :

Et j'en souffrirai toujours :
Car ces lèvres qui me raillent
Hélas ! dans tous mes séjours,
Je les vois qui s'entre-bâillent !

Cet extrait des « Lèvres » (p. 85) montre combien les lèvres sont liées à la parole et au rire moqueur. Maurice Rollinat exploite la multiplicité de fonctions des lèvres, pour indiquer l'imbrication et la complexité du rapport au corps : l'image de la femme s'en trouve enrichie, mais suscite la peur du poète.

Les lèvres des femmes pâmées
Ont des sourires qui font peur
Dans la convulsive torpeur
Qui les tient à demi fermées.

Ces vers extraits des « Lèvres pâmées » (p. 88) s'inscrivent dans la même écriture de la peur et de l'incertitude face à une femme dont l'image est réduite à un seul élément, ses lèvres. À demi ouvertes, à demi fermées, les lèvres incarnent encore une fois une inspiration liée au passage : les semi-états sont à la fois source d'incertitude, de peur et de fascination chez Maurice Rollinat.

Si un poème des « Luxures » a pour thématique « Les Seins » (p. 110), l'extrême majorité des poèmes consacrés aux femmes reste focalisée sur le visage, que ce soit avec les lèvres, ou avec le regard. Les Névroses exploitent avec variété la question – le problème, même – du regard. Deux poèmes l'inscrivent explicitement dans le titre, « La Chanson des yeux » (p. 103) et « Les Yeux des vierges » (p. 105), mais plus encore l'insèrent, enchâssés dans d'autres motifs.

Dans « La Chanson des yeux » (p. 103) s'esquisse un des traits caractéristiques de cette femme, la profondeur de son regard : les yeux, de couleur « bleue et profonde », sont « les vitres de ton âme » (celle de la femme). Le regard permet ainsi de symboliser ce qui émane de l'esprit et des sentiments. Il est ce rayon qui sort du corps et qui parvient à l'autre, parfois dans un « charme ensorceleur » :

Dans le monde on les [les yeux] voit pleins de morosité,
Ils sont distraits ou sardoniques
Et n'ont pour me parler amour et volupté
Que des œillades platoniques.

Les yeux, et le regard qui s'en dégage révèlent à la fois l'attirance possible – et en cela il peut représenter symboliquement l'attirance sexuelle ou le coup de foudre, sorte d'innamoramento décadent – et le vide de l'âme (« distraits », « platoniques »).

Un des personnages biographés par Marcel Schwob dans ses Vies Imaginaires est « Clodia, matrone impudique ». Elle s'inscrit exactement dans la lignée de femmes aux « regards ardents » de Maurice Rollinat : femme vicieuse de l'époque latine décadente, elle mène une vie de débauche sexuelle (relations avec son frère ; adultère...). Dans la nouvelle, elle est caractérisée par son regard, ses « grands yeux flamboyants », elle est « plus ardente que jamais », jusqu'à sa mort, qui vient clore la nouvelle :

Elle erra aux premières veilles dans les carrefours et les passages étroits. L'insolence éclatante de ses yeux était toujours semblable. Rien ne pouvait l'éteindre, et elle essaya tout, même de recevoir la pluie, et de coucher dans la boue. Elle alla des bains aux cellules de pierre ; les caves où les esclaves jouaient aux dés, les salles basses où s'enivraient les cuisinières et les voituriers lui furent connues. Elle attendit des passants parmi les rues dallées. Elle périt vers le matin d'une nuit étouffante par un étrange retour d'une habitude qui avait été la sienne. Un ouvrier foulon l'avait payée d'un quart d'as ; il la guetta au crépuscule de l'aube dans l'allée, pour le lui reprendre, et l'étrangla. Puis il jeta son cadavre, les yeux grands ouverts, dans l'eau jaune du Tibre5.

Cette mort montre la puissance illusoire du regard de Clodia : si toute sa vie, elle en a usé pour plaire et briller, elle devient finalement un objet pour cet « ouvrier foulon ». Face à la mort, le regard ne peut rien, et Marcel Schwob démystifie cette puissance oculaire, par un retournement ironique, à la clôture de la nouvelle. Certes, Maurice Rollinat n'envisage pas dans Les Névroses une vision si noire (le genre de la nouvelle amène des possibilités toutes différentes pour exploiter une même thématique). Mais il nous a paru important d'évoquer cet extrait des Vies Imaginaires car il présente des similitudes de fond avec la poésie de Rollinat : hormis le simple motif du regard, c'est surtout l'adéquation entre regard, sexualité et mort qui nous intéresse, même si Marcel Schwob interroge avec plus d'angoisse (ou peut-être avec une ironie plus grinçante ?) le rapport entre ces trois éléments. Maurice Rollinat présente moins l'homme en dominant capable de donner la mort, qu'en personne dominée par une femme ardente.

On retrouve cette vacuité du regard (le vide des yeux ouverts de Clodia morte ; ou le vide de « La Chanson des yeux » de Rollinat) dans le poème « À l'Insensible » (p. 120) : l'homme est soumis aux caprices de la femme, et surtout à son insensibilité :

Es-tu femme ou statue ? Hélas ! J'ai beau m'user
Par les raffinements inouïs que j'invente
Pour forcer ta chair morte à devenir vivante ;
J'ai beau me convulser sur ta gorge énervante,
Tu n'as jamais senti la luxure savante
De mon baiser.
Ainsi donc, comme un plomb sur la peau du jaguar,
Ma passion sur toi glisse, et mes pleurs eux-mêmes
Coulent sans t'émouvoir le long de tes mains blêmes ;
Je suis épouvanté par les froideurs suprêmes
De ton regard !

On retrouve dans ce poème l'image du poète suppliant en vain la femme (qui est soit son amante, soit son inspiratrice), véritable tradition depuis que les poètes de la période augustéenne l'ont répandue dans l'élégie latine. Le doute sur l'identité de la femme – entre femme de chair et de sentiments, et statue qui reste de marbre – donne dès le début du poème l'idée du supplice de l'homme. Le poème devient alors le chant qui pourrait rendre sensible la femme. Pourtant, s'il se déploie d'abord comme une sorte de supplique pour éveiller les sentiments de la femme, ce n'est que pour mieux en montrer, finalement, le caractère décadent :

Puisque toujours passive et sans miséricorde,
Tu veux qu'en tes bras morts et glacés je me torde,
Ce soir, de tes cheveux, je vais faire une corde
Pour t'étrangler !

L'impassibilité de la femme lui confère une attitude de corps mort. Ce qui paraît être devient réalité, à la fin du poème, dans un renversement ironique, puisque le poète formule le désir, non plus d'avoir une relation sensuelle avec la femme, mais de la tuer, avec ses cheveux même : l'érotisme devient véritablement morbide et mortifère, il touche même au sadisme. La cruauté de la femme se retourne contre elle, son regard vide devient source de la haine et de la pulsion de mort du poète.

Dans « Vierge damnée » (p. 106), c'est la femme qui évoque le regard de l'homme sur elle (il s'agit du seul poème qui se place du point de vue de la femme) :

Il m'a déshabillée avec ses chauds regards,
Et j'ai senti crouler tout mon rempart de linge,
Lorsque ses yeux si clairs sur les miens si hagards
Versaient l'amour de l'homme et l'impudeur du singe.
Ses regards me disaient : « Que ta virginité
Frissonne de terreur et s'apprête au martyre ;
Je suis le chuchoteur de la perversité,
Et mon aspect corrompt, comme le gouffre attire. »

Dans tous les cas, le regard est associé à la sexualité et aux instincts, mais jamais à l'amour. Il permet de mettre en avant la communication non verbale de la relation entre l'homme et la femme, mais sur le mode de la sexualité, non de l'amour. Le regard esquisse le plus souvent une émotion (ou un vide d'émotion) et requiert de l'autre l'attention et l'interprétation. Cela transparaît dans le poème « Vierge damnée » cité ci dessus, avec l'insertion du discours direct qui traduit les interprétations que la femme fait des regards de son amant. Il y a dans ce poème un travail assez élaboré sur la notion de point de vue : le poète (un homme) se met à la place d'une femme (première transposition de point de vue) et cette femme s'imagine ce que l'homme peut penser, à partir du regard qu'il pose sur elle (deuxième transposition). Lire dans le regard de l'autre – fût-ce un regard de désir sexuel – demande une attention toute particulière ; lire un poème requiert la même attention, le même travail d'interprétation. Dès lors, le poème « Vierge damnée » pourrait être lu comme une mise en acte de cette réflexion. Le regard – comme le poème – réfléchit (comme un miroir) l'image et le désir de l'autre. On voit dans le regard de l'autre un miroir de son propre désir comme on voit dans le poème un miroir de notre propre désir... Le regard, comme ce qui se dégage du poème, restent de l'ordre de l'implicite, et ne trouvent de sens qu'au regard de l'interprétation de l'autre. Cette piste de lecture n'est pas à exclure car elle permet de montrer que Maurice Rollinat construit une sorte de « stratagème de point de vue » qui inclut le lecteur dans une réflexion sur le rapport entre désir et interprétation.

Mais la femme peut aussi incarner le basculement dans l'étrange : la littérature fin de siècle réactualise en effet tout une partie de la mythologie satanique, et fait de la femme un prédateur pour l'homme. Ainsi, dans « Le Succube » (p. 83), on lit :

Toute nue, onduleuse et le torse vibrant,
La fleur des lupanars, des tripots et des bouges
Bouclait nonchalamment ses jarretières rouges
Sur de très longs bas noirs d'un tissu transparent,
Quand soudain sa victime eut ce cri déchirant : [...]

Cette créature prend l'apparence d'une femme, mais il s'agit en réalité d'un succube, c'est-à-dire d'une sangsue, d'un vampire, un démon qui prend l'apparence d'une femme pour avoir des relations sexuelles avec un homme. Le terme succube est issu du latin « succuba », substantif féminin qui signifie « concubine ». La femme peut être un monstre, d'autant plus pervers qu'il prend l'allure de la femme. Dès lors, la relation avec la femme requiert la méfiance de l'homme, et cela contribue à démythifier indirectement l'image d'une femme aimante et sensible. Elle peut apparaître comme un être dissimulateur et profiteur... Elle est d'autant plus perfide qu'elle joue de ses attributs féminins pour charmer l'homme et le prendre dans ses griffes : la danse, qui exalte la nudité et la sensualité, n'est qu'un appât. À la manière de la Salomé de Gustave Moreau ou d'Oscar Wilde, cette femme succube danse pour mieux tuer ensuite... car l'homme ne se méfie pas, malgré les avertissements lancinants d'Hérodias, mère de Salomé, à l'égard d'Hérode, bientôt pris dans le piège : « – Je vous ai dit de ne pas la regarder6 ».

3) La femme fatale

Maurice Rollinat consacre un poème à « La Joconde » (p. 312), autre femme qui fascine les hommes de la fin du XIXe siècle :

Le mystère infini de la beauté mauvaise
S'exhale en tapinois de ce portrait sorcier
Dont les yeux scrutateurs sont plus froids que l'acier,
Plus doux que le velours et plus chauds que la braise.
C'est le mal ténébreux, le mal que rien n'apaise ;
C'est le vampire humain savant et carnassier
Qui fascine les cœurs pour les supplicier
Et qui laisse un poison sur la bouche qu'il baise.
Cet infernal portrait m'a frappé de stupeur ;
Et depuis, à travers ma fièvre ou ma torpeur,
Je sens poindre au plus creux de ma pensée intime
Le sourire indécis de la femme-serpent :
Et toujours mon regard y flotte et s'y suspend
Comme un brouillard peureux au dessus d'un abîme.

Le portrait de la Joconde est construit à rebours de la tradition et fait de cette femme une sorcière à la « beauté mauvaise ». Une fois de plus, la femme a les « yeux scrutateurs plus froids que l'acier » mais aussi « plus doux que le velours et plus chauds que la braise ». Le regard se charge ici d'une ambivalence qui nourrit le mystère et l'intérêt du portrait : il s'agit à la fois du portrait que de Vinci a fait de cette femme (à l'identité plus que mystérieuse) et le portrait (au sens de « description ») que fait Maurice Rollinat de ce tableau. Il y a là une forme de mise en abyme dans l'enchâssement de ces tableaux qui mêle l'art pictural au poème. Il ne s'agit pas à proprement parlé d'une ekphrasis, car Maurice Rollinat s'attache surtout à peindre une émotion liée au regard et au sourire de cette femme, sans volonté d'expliciter les traits de la représentation de de Vinci. Mais ce poème a au moins le mérite d'instaurer une connivence avec le lecteur, qui converge vers ce référent culturel, que la vision de Maurice Rollinat enrichit : il propose une lecture fin de siècle de cette dame bien connue. Il exploite à la fois le mystère que dégage le regard de la Joconde, tout en le réactualisant, en lui donnant une force mystérieuse supplémentaire.

À travers ces poèmes, on voit se dégager une thématique intéressante, la femme fatale, révélatrice du climat fin de siècle :

la Femme fatale présente toujours aux yeux de l'homme fin de siècle la même alliance du mal et de l'artifice, de séduction et de répulsion, et elle représente pour l'homme envoûté, dépossédé et voyeur de sa propre déchéance le même danger, la même menace de perte. C'est en effet une menace existentielle, une sorte de fantasme de perte que l'on retrouve derrière ce mythe de la Femme fatale. Inspirant à la fois la passion du désir et la pulsion de mort, la Femme fatale incarne la possession et la dépossession.7

Il s'agit d'une femme païenne, associée, comme nous l'avons vu, à la sexualité, et non à l'amour, qui correspond à un archétype fin de siècle. Ainsi, on pourrait citer le poème « La Relique » (p. 107) qui s'inscrit complètement dans cette esthétique fin de siècle. Nous soulignons la notion d'esthétique car il s'agit en effet de comprendre comment l'artiste fin de siècle représente et peint la femme comme un nouvel objet de beauté :

[...] Alors je la revois dans un nimbe de gloire,
La sirène aux pieds blancs comme du jeune ivoire,
Mon ancienne adoration,
Qui moderne païenne, ingénue et lascive,
Allumait d'un regard dans mon âme pensive
Des fournaises de passion.
Son corps de Grecque, ayant l'ardeur de la Créole,
Tour à tour délirant et plein de langueur molle,
Toujours affamé de plaisir,
Et qui, reptile humain, se tordait dans l'alcôve,
Brouillant d'une hystérie irrésistible et fauve
Pour éterniser mon désir ;
Sa bouche de corail, humide et parfumée
Ses petits pieds d'enfant, ses deux jambes d'almée,
Sa chevelure aux flots houleux
Sa gorge aiguë et ferme, et ses robustes hanches,
Ses secrètes beautés purpurines et blanches,
Ses yeux immenses, noirs et bleus ;

La première strophe que nous citons est particulièrement saturée en éléments hétérogènes voire contradictoires : la femme est à la fois « ingénue et lascive », c'est-à-dire à la fois attirée et repoussée par la volupté et la sensualité ; elle est « moderne » et païenne ». Nous soulignons les éléments de phrase qui révèlent une esthétique fin de siècle : la femme est particulièrement décrite pour sa langueur (le temps s'arrête et fonctionne au ralenti, en même temps qu'il nous plonge dans une vision antique, et presque mythologique), et aussi pour les couleurs qui lui sont associées. Le rouge purpurine et le bleu (ailleurs évoqué avec l'adjectif « profond ») sont deux couleurs que l'on retrouve notamment dans les tableaux les plus connus de Gustave Moreau comme L'Apparition. Le goût pour le détail maniériste et pour la pointe de couleur se retrouve très nettement dans le poème de Rollinat (la « bouche de corail » s'inscrit dans cette vision maniériste : il s'agit d'un cliché de la poésie renaissante et pétrarquiste). Cette vision de la femme dépasse donc le cadre poétique pour devenir une véritable catégorie esthétique de l'époque. La femme n'est pas belle par son naturel, mais par son artifice et par l'esthétisme qu'elle suscite chez l'artiste (poète ou peintre)8. Chaque pointe de couleur mise en relief est comme un bijou ou une pierre précieuse posée sur le corps. La femme et l'art ne font qu'un et c'est au poète de retranscrire cette vision d'esthète.

Le recueil des Névroses se situe donc constamment entre l'attirance pour la femme (attirance sexuelle, sensuelle, et esthétique) et la peur à son égard :

Aux bruits mouillés, tendres et fous
De nos baisers démoniaques,
Comme deux serpents maniaques
Dans le mystère enlaçons-nous !
Chère onduleuse, mauvais ange,
Abeille de la volupté,
Donne moi ton corps enchanté
Et reçois mon âme en échange !
[...]
Moderne Circé, tes poisons
Auraient perdu le cœur d'Ulysse ;
Harcèle-moi de ta malice,
Salis-moi de tes trahisons !9

L'étrangeté de la femme est clairement décrite, elle est assimilée au démon et à une empoisonneuse (Circé). Pourtant, le poète passe un pacte avec ce diable, et le poème prend une valeur performative puisque c'est au sein du poème que l'homme réclame et passe le pacte. Devant la femme à la fois démon et serpent, le poème sert à redemander un peu plus d'horreur (le dernier vers « Salis-moi de tes trahisons ! » relève du masochisme) : on a basculé dans la complaisance pour l'étrange...

Mais quelques pages plus loin, le poème « Les Deux serpents » (p. 121) agit comme une recommandation contre la femme, qui a pourtant la même allure que dans le poème précédemment cité :

Fuis la femme, crains la vipère,
En tous lieux, en toute saison,
Et prends garde à leur trahison,
Même à l'heure où ton âme espère !
Ces deux serpents-là font la paire :
L'Amour est jumeau du Poison.
Fuis la femme, crains la vipère,
En tous lieux, en toute saison !

Le parallélisme du premier vers assimile la femme au serpent et met en avant l'idée de la fuite (dit explicitement par l'usage de l'impératif), renforcée par la dimension lancinante des répétitions de ce leit motiv. La femme est-elle donc celle avec qui l'on pactise ou celle qu'il faut fuir ? Il semblerait y avoir contradiction au sein du recueil, si on ne se référait pas à l'attitude des artistes fin de siècle, et Gérard Peylet le résume bien : « les artistes les plus décadents ont une attitude ambiguë devant [la femme] : l'attirance et la répulsion10 ». Cette ambiguïté rejoint en quelque sorte l'archétype biblique : la femme est certes essentielle à l'homme, mais elle est aussi celle à éviter car elle incarne le péché :

Arrière, fille de Babylone ! C'est par la femme que le mal est entré dans le monde. Ne me parlez pas. Je ne veux pas t'écouter. Je n'écoute que les paroles du Seigneur Dieu.

Cette réplique d'Iokanaan à Salomé dans la pièce d'Oscar Wilde l'exprime parfaitement.

La femme fatale représente en quelque sorte l'archétype de la femme comme objet d'art : elle n'est plus liée à la notion de sentiment (le sentiment de mère ou d'épouse dévouée) ni à celle de pureté naturelle. La représentation de la femme fatale se dresse « contre la conception naturaliste de l'amour banal, grossier, ravalé au rang d'instinct11 ». Au contraire, elle est un moyen pour le poète (pour l'artiste) d'exalter la beauté artificielle, le minéral, le hiératisme, l'esthétisme. Maurice Rollinat montre bien aussi son rapport avec l'intemporalité : elle est déjà peinte sur la toile (La Joconde) et par là, s'inscrit dans le temps ; elle est comme la Salomé, antique, et donc s'inscrit dans une image mythique de la féminité. Elle stimule l'imagination par sa composition double : elle incarne le mal, mais pour autant, parvient à séduire les hommes... La femme fatale n'est-elle pas, dès lors, précisément par ce côté double, un autre double de Maurice Rollinat, dans le recueil ? Ce qui fascine l'auteur chez la femme fatale, ne serait-ce pas son ambivalence, c'est-à-dire ce qu'il craint le plus chez lui-même (et qu'il cultive en même temps), et qui pourtant lui confère son originalité ?

Ainsi, on en arrive à une vision multiforme de la femme : elle ne constitue pas une image unique, elle est à la fois source de peur et d'attirance. De même, la femme n'est pas identifiée : on est loin de la théorie de la cristallisation de Stendhal, ou des affinités électives de Goethe. Une femme ou une autre, quelle importance ?

De l'air d'un faux dévot qui dit sa patenôtre,
Je râlais un prénom qui n'était pas le sien
Et dans sa nudité j'en incarnais une autre

« Le Mensonge » (p. 128) constate avec ironie l'interchangeabilité des relations humaines. Nous ne sourions y voir qu'un passage anecdotique, car c'est en fait toute une conception de l'amour (ou plutôt ce qu'il en reste) qui est en jeu. Jules Laforgue esquisse lui aussi, plus implicitement, cette idée dans sa « Complainte propitiatoire à l'inconscient12 » :

Ô Loi, qui êtes parce que Vous Êtes,
Que votre Nom soit la Retraite !
– Elles ! ramper vers elles d'adoration ?
Ou que sur leur misère humaine je me vautre ?
Elle m'aime, infiniment ! Non, d'occasion !
Si non moi, ce serait infiniment un autre !

Il s'agit du début de la complainte, qui, après une réécriture parodique du refrain du « Notre Père », mêle religion et sensualité : faut-il s'agenouiller et ramper vers les femmes ? Faut-il leur être soumis ? Ou faut-il préférer le changement (« ce serait infiniment une autre ») ? La réponse semble claire et Maurice Rollinat propose la même dans l'avant-dernier poème des « Luxures », « La Bête » (p. 131), dans lequel la parole est donnée à la femme :

J'ai toujours un nouveau désir
Dans mes veilles et dans mes sommes ;
Je suis la mouche du plaisir
Papillonnant d'hommes en hommes ;
Le mâle que j'ai convoité,
Je l'aime, jusqu'à concurrence
D'une ou deux nuits de volupté
Et puis mon amour devient rance.

Maurice Rollinat envisage cette sexualité débridée non seulement sous le point de vue de l'homme, mais aussi de la femme. Il n'y a ainsi pas d'exclusivité de comportement par un sexe ou un autre car Maurice Rollinat confère à ses poèmes une vision générale, large et complexe. Ainsi, il devient difficile de savoir exactement de quel côté se situe cette femme, qu'elle soit fatale ou seulement morbide. La multiplicité des points de vue complexifie le recueil des Névroses. Ainsi, dans « La Relique » (p. 107), une femme, vieillissant, confie à son mari la chemise en dentelle qu'elle portait le jour de la noce, et plus précisément le soir de la défloration :

« Je te la donne, ami, ma chemise brodée :
Car la première fois que tu m'as possédée,
Je la portais, t'en souviens-tu ? »

Quelques vers avant, on avait pu lire : « Ce linge immaculé qu'embaumait son corps vierge ». Le poème met très explicitement en rapport les différents aspects que sont la femme, la mort, la perte de la virginité, et dans ce cadre, le linge de la vierge devient une sorte de linceul ante mortem (le terme « embaumait » est tout à fait connoté de mort).

Enfin, ce poème fournit un dernier rapprochement entre tous ces éléments et la musique ou la création puisqu'on peut lire plus loin :

« Elle seule a connu les brûlantes ivresses
Que ta voix musicale et pleine de caresses
Faisait courir dans ma vertu.
[...]
Elle t'apprendra tout ! Dans mes muettes odes,
Elle rappellera d'amoureux épisodes
À ton hallucination »

Le symbole de cette chemise (qui cristallise le lien entre femme, virginité, sexualité et mort) est remotivé par ces vers qui évoquent l'activité propre de Maurice Rollinat : la « voix musicale » et les « muettes odes » convergent vers la figure multiple de Rollinat. Pourtant, on comprend bien que ces allusions sont en fait aussi chargées d'un implicite sexuel : la voix pleine de caresses ne côtoie qu'ironiquement la « vertu » de la femme... et les « muettes odes » sont certainement les cris (peu) muets du plaisir sexuel.

À la question posée dans le titre de ce chapitre, « la femme, nouvelle muse ou autre bourreau ? », il ne semble pas y avoir de réponse claire et tranchée. La femme constitue une menace presque vitale : elle peut anéantir, tuer... Pourtant, cette peur alimente tout un imaginaire du corps, notamment dans la section des « Luxures ». Dès lors, elle participe de la création poétique, elle représente même l'objet esthétique par excellence, le figement de l'art, opposé à l'écoulement du temps et à la finitude de l'homme. La représentation de la femme s'éloigne du réel pour servir une écriture fantastique. Dans les poèmes que nous avons lus, on est bien loin de l'univers amoureux pour Marie Serrulaz et des poèmes acrostiches qui lui sont consacrés. Maurice Rollinat semble se détacher, à travers le parcours du recueil, d'une représentation traditionnelle de la femme pour aspirer à un univers plus « Edgar Poe » et surtout très décadent.

Notes