La première voie que la parole emprunte dans son cheminement à travers l’écriture est celle du Retour. Le Marqueur de paroles tente de retrouver l’essence de la parole originelle, de la faire renaître par l’écriture, de réitérer les commencements. Dans cette perspective, le Retour devient une image de référence, une image puisant son importance dans sa récurrence, une image complexe, cependant, aux facettes multiples et bien souvent contradictoires. Les représentations du Retour reposent sur une profonde ambivalence. Edouard Glissant donne au Retour une double connotation, à la fois péjorative et positive. Le Retour, d’une part, est « l’obsession de l’Un : il ne faut pas changer l’être » 1, la tension vers l’Etre et la nostalgie d’Une culture et d’Une identité perdue, s’inscrivant en cela à rebours des éloges glissantiennes de la Relation et du Divers. Mais il est, d’autre part, envisagé dans son caractère fécond, qui ne contraint plus cette fois-ci, mais qui libère une énergie donnant son élan à la création, son élan et son ancrage. L’une des fonctions du Retour est en effet celle d’ « amarrer » l’oeuvre. Dans les « Dits de Solibo », le Marqueur de paroles l’écrit : « remonter retourner (…) pas pour pleurer nia nia nia (…) pour amarrer dessus le primordial et l’initial le premier avec le suivant par-ici sur le terreau fondal-natal » 2. Or le Retour, en répétant ce qui s’est déjà passé, en revenant sur les origines, et en recommençant, devient lui-même création. En tant que répétition, il possède une valeur démiurgique fondamentale. Il crée. Les origines deviennent une source d’inspiration inépuisable. Il crée sans relâche, et même infiniment, car ce vers quoi il tend, étant passé, est à jamais perdu. Il crée, donc, mais autre chose que l’objet de ce retour. Lui et la création sont voués à l’échec. Le Retour, tel qu’il apparaît chez Chamoiseau, présente cette ambivalence. Le Marqueur de paroles, en se retournant sur les origines et l’histoire de la parole créole, est confronté à une impasse : en voulant écrire la parole et rendre son souffle à la vie qui l’anime, il fait naître et mourir à la fois, donne son élan à l’œuvre littéraire, mais porte un coup funeste à l’objet de ses désirs. C’est ainsi que le Retour du Marqueur de paroles ressemble au retournement d’Orphée sur Eurydice : il est à la fois ce qui tend à faire revivre l’amante et ce qui la repousse dans l’ombre. Or, si se retourner c’est faire mourir, ne pas se retourner, c’est ne pas faire naître, et donc tuer encore. L’alternative ne laisse pas beaucoup de choix. Et le Marqueur de paroles se retourne…
Le Retour devient, dans l’œuvre de Chamoiseau, une image récurrente et l’on pourrait dire, en quelque sorte, que chaque œuvre de notre corpus constitue un Retour : retour de ceux qui pleurent le conteur mort sur ce que fut la vie de Solibo, retour de Marie-Sophie Laborieux sur son histoire, celle du quartier Texaco, retour de l’esclave vieil homme au primordial, à la roche sacrée des mémoires originelles. Le Retour devient ce par quoi les intrigues se dénouent : l’esclave trouve la Force dans la roche primordiale et parvient à vaincre le monstre du béké, Texaco est sauvé, les policiers enquêtant sur la mort de Solibo voient l’énigme de « l’égorgette de la parole » se résoudre. Le dénouement de Solibo Magnifique, notamment, est assez éclairant à ce propos. Les policiers, perdant pied dans l’incohérence des faits et l’absurdité de leurs hypothèses, s’en reviennent, « mystérieusement », et comme guidés par quelques puissances occultes, « près du tamarinier où Solibo Magnifique avait touché son horizon » 3 : cela constitue la première étape de ce retour aux origines, et le tamarinier semble ici symboliser une porte ouvrant sur l’originel. Puis, « Bouaffesse entraîn[e] son supérieur aux arrières du pays, vers le fondoc du bois, c'est-à-dire au plus loin, auprès d’un quimboiseur expert en morts étranges, que le brigadier-chef connut et consulta aux heures de ses déceptions en matière d’horoscope. Le sorcier les reç[oit] dans sa paillote des temps anciens à l’intérieur de laquelle l’antan s’était figé en poteries inconnues, calebasses, pailles noirâtres, et en air saturé par d’innombrables odeurs venues de l’armature : sève du bois-acacia, ranci du courbaril, et fleur d’éternité du bois de l’acoma »4. L’antique, l’ancestral s’accompagnent ici d’une connotation sacrée. En effet, le Retour aux origines de la parole décrit une progression dans le sacré, la parole originelle étant par essence sacrée. Ecrire la parole, et s’initier à ses magies, comprendre ce qu’elle est, c’est suivre un peu le même parcours que les deux policiers : s’en retourner « au fondoc du bois », plonger dans le sacré, le primordial, le végétal. Tenter de la retrouver telle qu’elle était, dans son essence première, la retrouver et l’attirer à soi lentement, c’est revenir au chant premier et à l’essence sacrée de la parole originelle. Mais, comme nous l’avons vu plus haut, ce Retour que constitue l’écriture de la parole originelle est voué à l’échec et à la mort. Le Marqueur de paroles, un peu comme Orphée, en se retournant sur l’objet de son amour, le repousse à jamais dans l’ombre, son essence restant inaccessible. Une chose reste de la parole pourtant : sa mémoire, qui, à travers l’écriture, devient immortelle et touche à l’éternité.