Comme nous l’avons mis en évidence dans la partie précédente, ce qui va tendre essentiellement à démarquer notre réflexion des travaux critiques déjà publiés, c’est l’analogie que nous proposons entre la figure du Marqueur de paroles et celle d’Orphée, entre les parcours que tous deux réalisent dans le monde infernal afin de ramener à la vie leur amante défunte. Mais nous pouvons encore nous interroger sur l’originalité d’une telle analogie. Le mythe d’Orphée, en effet, trouve dans la critique littéraire des résonances multiples. Il est facile de comparer tout écrivain avec celui qui fut le premier poète. Et souvent les écrivains eux-mêmes revendiquent cette analogie. Ainsi, Antonella Emina nous révèle que le mythe d’Orphée est « assez diffusément répandu dans la littérature francophone », en Afrique sub-saharienne et au Maghreb, notamment. Par contre, comme le remarque toujours l’auteur de l’article intitulé « Orphée au miroir : l’élaboration de la nostalgie », dans l’espace antillais, il n’apparaît qu’à travers « quelques citations sporadiques ». Et il semblerait que la critique sur Chamoiseau et Chamoiseau lui-même n’aient pas encore fait le rapprochement. Ici, nous nous intéresserons donc à deux textes, celui de Jean-Paul Sartre, dans un premier temps, sur l’ « Orphée noir », qui introduit L’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de Léopold Sedar Senghor, et, dans un second temps, le texte d’Antonella Emina que nous avons cité plus haut.
L’ « Orphée noir », pour Sartre, c’est Senghor, c’est Césaire, c’est l’ensemble des poètes de la Négritude, qui après de longs siècles de soumission douloureuse, entonnent un chant plein de souffrances et de haines, dans une immense prise de conscience, un chant à travers lequel ils espèrent « briser les murailles de la culture-prison » et reconquérir leur être propre. Sartre écrit : « je nommerai ‘orphique’ cette poésie parce que cette inlassable descente du nègre en soi-même me fait songer à Orphée allant réclamer Eurydice à Pluton »2. La descente, telle que Sartre la décrit, semble longue et la remontée encore plus. Tour à tour, l’Orphée noir doit trouver sa propre langue par l’utilisation même de la langue du colon, il doit donner à la couleur noire un sens nouveau, retrouver son objectivité propre par l’expression des mœurs, des arts, des chants et des danses africaines, mais retrouver également une subjectivité particulière, pour finalement parvenir à toucher cette femme africaine, cette femme noire, femme obscure, cette Négritude si chère au poète. Mais, « dans le moment que les Orphées noirs embrassent le plus étroitement cette Eurydice, ils sentent qu’elle s’évanouit entre leurs bras ». Car, comme l’écrit encore Sartre, « la Négritude n’est pas un état, elle est pur dépassement d’elle-même, elle est amour. C’est au moment où elle se renonce qu’elle se trouve ; c’est au moment où elle accepte de perdre qu’elle a gagné : à l’homme de couleur et à lui seul il peut être demandé de renoncer à la fierté de sa couleur. Il est celui qui marche sur une crête entre le particularisme passé qu’il vient de gravir et l’universalisme futur qui sera le crépuscule de sa négritude ; celui qui vit jusqu’au bout le particularisme pour y trouver l’aurore de l’universel »3. Pour Sartre, la Négritude se défait de sa problématique raciale pour s’inscrire dans l’universel. Dès lors, toute poésie devient noire. Tout poète est un Orphée noir : « La Négritude c’est le contenu du poème, c’est le poème comme chose du monde, mystérieuse et ouverte, indéchiffrable et suggestive ; c’est le poète lui-même. (…) Pour une fois au moins, le plus authentique projet révolutionnaire et la poésie la plus pure sortent de la même source »4.
Nous savons à quel point la Créolité de Chamoiseau tend à se démarquer de la Négritude, du retour au pays natal qu’elle prescrit, et de l’universalisme qu’elle exprime. Chamoiseau, à aucun moment, n’est donc cet Orphée noir que Sartre nous décrit, cet Orphée africain, cet Orphée qui pour l’auteur d’Eloge de la Créolité reste inscrit plus que tout autre dans son aliénation occidentale. Avec Jean Bernabé et Raphaël Confiant, Chamoiseau écrit : « Epigones de Césaire, nous déployâmes une écriture engagée, engagée dans le combat anticolonialiste, mais en conséquence, engagée aussi hors de toute vérité intérieure, hors de la moindre des esthétiques littéraires. Avec des cris. Avec des haines. Avec des dénonciations. Avec de grandes prophéties et des concepts savants. En ce temps-là, hurler fut bon. Etre obscur fut signe de profondeur. (…) Cela nous libérait d’un côté, nous enchaînait de l’autre en aggravant notre processus de francisation. Car, si dans cette révolte négriste, nous contestions la colonisation française, ce fut toujours au nom de généralités universelles pensées à l’occidentale et sans nul arc-boutement à notre réalité culturelle »5. Chamoiseau n’est donc pas un Orphée noir. Mais serait-il alors un Orphée créole ? Si cette question mérite d’être posée ici, dans la perspective idéologique à laquelle nous conduit l’article de Sartre, ce n’est cependant pas celle-ci qui va nous intéresser dans notre travail. Dans le parcours orphique que réalise le Marqueur de paroles, la problématique identitaire et culturelle n’apparaît qu’à un second plan. En effet, le Marqueur, pour nous, avant d’être un Orphée créole, ou un Orphée noir, est un Orphée amoureux, qui pleure la mort de son Eurydice. C’est donc dans une problématique existentielle que nous aborderons le mythe, une problématique qui va nous entraîner dans les profondeurs infernales de la nostalgie.
Avec l’article d’Antonella Emina intitulé « Orphée au miroir : l’élaboration de la nostalgie » 6, le mythe grec se rapproche géographiquement de Chamoiseau. En effet, il ne s’agit plus d’un Orphée africain, mais d’un Orphée guyanais, le poète Léon Gontran Damas. La critique s’intéresse ici au poème Black Label à travers lequel elle tente de déceler les marques d’une nostalgie orphique, « Orphée étant le chantre de la nostalgie, de la douleur du retour, pour revenir au signifié étymologique du mot »7. Elle se démarque de l’entreprise, « facile », selon elle, qui utiliserait Orphée en tant que symbole du poète « où la musique aurait un pouvoir incantatoire surhumain », et tend à mettre en avant « les modalités d’expression de la douleur ». Damas lui apparaît comme « un extraordinaire poète du regret, ménageant toutes les cordes de sa lyre, des plus graves aux plus aiguës ». En effet, dans son poème Black Label, le poète, en exil à Paris, semble exprimer sa nostalgie de la terre natale, une Terre « figée dans une immobilité irréversible, tout comme l’était devenue Eurydice après le regard d’Orphée », une Terre qui devient peu à peu femme, mère et amante du poète. Pourtant, Antonella Emina montre comment cette analogie entre la nostalgie orphique et la nostalgie du poète trouve des limites dans Black Label. Comme la critique l’écrit, « le poète paraît en effet s’acheminer sur une pente sûrement plus délicate qu’un nostalgique désir de retour ». Le poète ne serait pas un exilé, mais un émigré, qui « signerait son départ et son éloignement d’un acte de volonté » pour devenir l’homme créole, celui qui bâtit sa propre identité sur une terre inconnue, « qui se construit tout seul en terre étrangère ». De la nostalgie orphique ne restent que « la solitude de l’homme nouveau, son sentiment d’insécurité tout au long de son chemin vers la créolité », de sorte que « l’immobilité du mythe ancien ne convient apparemment pas à l’élaboration de cette nouvelle voie dont l’empreinte sur la chair cherche ses propres moyens d’expression ».
Notre recherche n’aboutira pas à une telle conclusion. Pour nous le mythe d’Orphée, loin d’être immobile, va ouvrir tout un éventail de possibilités qui nous permettront de mener à bien notre étude, à la fois en restant fidèle aux sources littéraires du mythe et en conservant une grande liberté d’adaptation à leur égard. La métaphore orphique sera donc filée jusqu’au bout. En outre, ce qui dans le travail d’Antonella Emina nous intéresse particulièrement, c’est l’importance accordée à la nostalgie. En effet, le Marqueur de paroles, comme Damas, nous apparaît comme un Orphée nostalgique, mais suivant des modalités différentes. La nostalgie du Marqueur ne s’élabore pas dans la problématique spatiale de l’exil, mais dans la problématique temporelle de la disparition de la culture traditionnelle et de la mort de la parole ancestrale. Mais, l’exploration que nous faisons du mythe d’Orphée est aussi bien plus complexe, puisque entre en jeu la problématique de l’écriture. Ce n’est pas tant en effet le personnage du Marqueur qui s’assimile à Orphée, c’est son activité d’écriture, qui en tentant de retrouver la parole, notre Eurydice, la perd inexorablement. La nostalgie orphique, en ce qui concerne Chamoiseau, pose donc véritablement le problème de l’élaboration de l’œuvre écrite : comment écrire alors que disparaît dans ce mouvement paradoxal du retournement qu’est l’écriture, l’être que l’on aime ? Ici, contrairement aux perspectives développées par Antonella Emina, c’est donc l’acte d’écrire qui est mis en cause par la nostalgie, et non seulement la construction identitaire du poète-personnage.
Ainsi a-t-on pu mettre en avant les textes fondateurs de notre réflexion sur l’imaginaire orphique de la parole chez Chamoiseau, des textes qui constituent les premiers jalons de notre recherche. Le Marqueur de paroles apparaît véritablement comme un personnage problématique, qui soulève de nombreuses interrogations. L’image orphique tendra quelque peu à mettre en perspective ce qui constitue au fond la tragédie immense de cet être qui se trouve à la charnière de deux mondes, entre la nuit et le jour, et qui ne veut perdre ni l’un ni l’autre. C’est donc véritablement un Orphée antillais qui s’impose à nos yeux, pas un Orphée noir comme celui de Sartre, ni un Orphée au miroir en quête d’identité, comme celui d’Antonella Emina, mais un Orphée pour lequel écrire devient un véritable enjeu existentiel. Mais avant de poursuivre dans ce sens, il nous faut élaborer un outil méthodologique, qui va non seulement donner à notre réflexion un fondement théorique solide, mais également lui apporter de nouvelles pistes, dans lesquelles elle pourra puiser sa matière.