Chamoiseau, dans son article intitulé « Que faire de la parole ? »1, exprime très clairement le problème qui se pose au Marqueur : « assis devant sa feuille, dans une problématique d’écriture, comment convoquer la parole ? Et que faire quand elle est là ? »2. La parole, supplantée par l’écriture dans la logique de la francisation, disparaît, s’efface peu à peu des mémoires indifférentes. Comme l’écrit Chamoiseau, « demeurent, pour l’écrivain, des lambeaux de mémoire orale, disséminés à travers le pays, des bouts de contes, des bribes de comptines, des éclats de titimes, des haillons de paroles diverses, qui se bousculent, qui s’entrechoquent, qui ont subi les effets de la francisation et de diverses aliénations, et qui surtout semblent en voltige permanente, quasiment inaccessibles dans leur essence, dans la mesure où aucune approche systématique, rationnelle, méthodique de récupération de l’oralité n’existe en Martinique »3. Tout est à faire donc pour le Marqueur, « mais pour cette tâche, il est douloureusement démuni. Alors, comment faire ? ».
Trois impératifs s’imposent au Marqueur. Il doit premièrement « tendre la main au Maître de la Parole », se faire ethnographe, écouter les derniers conteurs, les enregistrer, « s’enrichir » de leurs paroles, de leur présence, de leurs rythmes, de ses « effets », afin de les transcrire à travers son écriture. Il doit, deuxièmement, s’inspirer de la langue que les conteurs utilisent, le créole en l’occurrence, langue par excellence de la parole. Enfin, le Marqueur doit retrouver la présence du chaos originel, chaos linguistique, chaos culturel, chaos existentiel, « dans lequel est apparue l’oralité créole ». Et Chamoiseau poursuit : « Si l’écrivain réussit cet exploit, s’il parvient à convoquer la parole à ses côtés dans ces conditions-là, il peut alors commencer à écrire. C’est là qu’intervient le mystère de la création »4.
Et, pour nous, c’est la que l’entreprise du Marqueur se perd dans l’obscurité. Chamoiseau écrit : « Depuis le temps que je m’y applique, j’ai acquis le sentiment que le passage de l’oral à l’écrit exige une zone de mystère créatif. Car il ne s’agit pas, en fait, de passer de l’oral à l’écrit, comme on passe d’un pays à un autre ; il ne s’agit pas non plus d’écrire la parole, ou d’écrire sur un mode parlé, ce qui serait sans intérêt majeur ; il s’agit d’envisager une création capable de mobiliser la totalité qui nous est offerte, tant du point de vue de l’oralité que de celui de l’écriture. Il s’agit de mobiliser à tout moment le génie de la parole, le génie de l’écriture, leurs lieux de convergence, mais aussi leurs lieux de divergence, leurs oppositions et leurs paradoxes »5. Tel est ce vers quoi le Marqueur doit tendre, et Chamoiseau ne trouve pas plus explicite pour achever son article que cette phrase saisissante : « Je veux dire qu’il doit se faire Poète ».
Chamoiseau semble ne pas vouloir lever le mystère qui plane sur la figure du Marqueur de paroles, et sur les modalités qui vont le mener vers cette œuvre totale où parole et écriture doivent s’unir. Quant à nous, nous n’apporterons pas au mystère créatif des solutions pleinement rationnelles. L’image d’Orphée ne donnera pas les moyens clairs et précis de l’écriture de la parole. Elle ne fera qu’en illustrer la tracée. Cependant, l’image vivante que nous souhaitons mettre en avant, fera peut-être apparaître, de manière intuitive, le sens de ce parcours orphique, et jettera une lumière quelconque sur la figure obscure du Marqueur de paroles.
Dans son ouvrage de linguistique intitulé Ecrire en créole, Oralité et écriture aux Antilles6, Marie-Christine Hazaël-Massieux ne s’occupe aucunement de la figure du Marqueur de paroles. En quoi cet ouvrage nous intéresse-t-il donc ici ? La linguiste développe dans cet essai des considérations sur les possibilités d’accès à l’écriture de la langue créole. Ce sont les quelques pages qu’elle accorde, à la fin de son ouvrage, à l’écriture romanesque du créole telle que Chamoiseau la met en œuvre, qui attirent ici notre attention. Ces pages synthétisent des réflexions que Marie-Christine Hazaël-Massieux a développées par ailleurs dans des articles antérieurs7. La linguiste dresse une sorte de répertoire des différents procédés de ce qu’elle appelle le « français régional »8 de Chamoiseau. Elle note par exemple « les citations lexicales (…) les créations lexicales (…) l’usage particulier des prépositions (…) les onomatopées créoles (…) l’alternance des styles et des niveaux de langue »…9 Ces procédés participent de l’élaboration de l’oralité du discours, et donc concourent à ce qui nous intéresse particulièrement pour notre part, c'est-à-dire : marquer la parole.
Pourtant, si les relevés faits par Marie-Christine Hazaël-Massieux vont nous éviter un fastidieux travail de repérage, et constituent pour nous un document précieux, il n’en reste pas moins que le Marqueur de paroles apparaît ici sous le visage blême de la froide inconsistance. A travers cette liste de procédés stylistiques, le Marqueur n’a aucune épaisseur. Marie-Christine Hazaël-Massieux ne se contente pas de lever le mystère, elle le réduit à néant. Pour elle, il ne semble même pas avoir existé. Il faut bien entendu remettre en perspective ces critiques. La linguistique, à aucun moment, ne s’assigne l’objectif de flirter avec l’opacité de l’intuition littéraire. Cette référence à l’ouvrage de Hazaël-Massieux a cet intérêt de nous inviter à pousser plus loin notre réflexion, au-delà des limites imposées par un répertoire de procédés oraux. Marquer la parole, ce n’est pas seulement utiliser une langue orale et la mêler à une langue écrite. La figure du Marqueur est infiniment plus complexe que cela.
Dans son ouvrage intitulé L’auteur en souffrance10, Dominique Chancé ne passe pas outre le mystère qui plane sur la figure du Marqueur de paroles. Bien au contraire, elle préfère « affronter l’opacité plutôt que privilégier une hypothèse au détriment d’une autre, voire [se] livrer à des schématisations », et ce dans un souci de « rendre justice à la subtilité parfois irritante, mais toujours fascinante, des écrivains antillais »11. Dans son introduction, la critique rappelle, en effet, le paradoxe sur lequel les écrivains antillais se fondent lorsqu’ils affirment que la littérature antillaise n’existe pas encore, qu’ils sont encore dans un état de prélittérature. Dominique Chancé, face à un tel déni, pose clairement la question en ces termes : « Des œuvres aussi difficiles et fouillées que les romans antillais contemporains eu égard à leur structure narrative, au foisonnement des personnages et à la nouveauté de leur discours, peuvent-elles apparaître comme prélittéraires ? »12. Elle prescrit ainsi de se montrer méfiant et suspicieux face au discours critique des écrivains antillais qui bien souvent contraste avec les œuvres littéraires elles-mêmes. Dans cette perspective, la figure du « marqueur de paroles » apparaît également, pour Dominique Chancé, comme une nouvelle tentative de dénégation de soi mise en œuvre par les écrivains antillais. La critique écrit à son sujet : « Aux Antilles, il n’y aurait donc pas d’auteurs, mais des ‘marqueurs de paroles’. Critiques et journalistes se sont plu à dépeindre ce personnage nouveau, écrivain qui ne joue pas le rôle d’un auteur mais se contente de collecter, noter, rapporter des paroles ancestrales et populaires. Les écrivains se représentent eux-mêmes en ‘marqueur de paroles’, ils apparaissent dans leurs récits sous les traits de personnages dérisoires et maladroits, bricoleurs et nomades qui se mêlent à la foule babillarde, sans faire entendre clairement leur propre discours »13. Pourtant, la suspicion que Dominique Chancé exprime à l’égard de ce curieux narrateur est nuancée. Pour la critique, il ne s’agit pas en effet « de nier (…) qu’une position singulière de l’auteur et de son discours détermine des formes d’énonciation et de narration nouvelles, donc engendre une poétique »14. Au lieu de trancher sur la valeur du Marqueur de paroles, elle s’interroge davantage sur les raisons qui font que l’écrivain antillais a « précisément recours à des stratagèmes, à des dénis ». A cette interrogation, c’est le titre de l’ouvrage qui semble apporter une réponse : l’écrivain antillais est « en souffrance ». Il est empreint des contradictions qui sont les siennes, tiraillé « entre la nécessité d’écrire pour témoigner, retracer l’Histoire, réparer un ‘nous disjoint’, selon Edouard Glissant, et la peur de trahir, de renier sa ‘créolité’ en adoptant l’écrit en français, dans une position de maîtrise »15. Dans la suite de son ouvrage, Dominique Chancé va donc tenter de mettre en avant cette souffrance de l’écrivain-marqueur de paroles, une souffrance que l’écriture exprime avec force, lorsqu’elle tente de « narrer l’histoire / les histoires », de « traduire la parole » en inventant une langue, pour se trouver finalement « aux lisières de la folie ».
La figure du Marqueur de paroles, telle qu’elle nous apparaît, emprunte beaucoup à ces réflexions de Dominique Chancé. En effet, pour nous, le Marqueur de paroles est essentiellement un Orphée en souffrance, tiraillé par une double problématique, une problématique d’écriture et une problématique existentielle, où le fait d’écrire et le fait de vivre entrent en consonance, où l’amour et la mort s’entremêlent, et où enfin l’écriture engendre la mort. Cet entrecroisement des problématiques, dans la mise en relief du motif orphique, va nous permettre de mettre mieux en perspective les contradictions qui encerclent le fait de marquer la parole. Si Dominique Chancé reste dans une démarche très claire et rationnelle pour éclaircir le mystère du Marqueur de paroles, nous emprunterons quant à nous les voies de l’imaginaire, qui nous ont été ouvertes notamment par le texte que nous allons dès à présent mettre en évidence.
Noémie Auzas, dans son mémoire intitulé La Créativité verbale : langues et langages chez Chamoiseau16, accorde une partie entière à ce qu’elle appelle « l’inscription mythique du verbe », et ouvre la voie à « la constitution d’un imaginaire de la parole »17 dans les œuvres de Chamoiseau. Elle montre comment la parole, les temps et les lieux de sa profération, ainsi que son énonciateur, sont sacralisés. Tour à tour, ces différents éléments font l’objet d’analyses détaillées et bien illustrées. Ainsi, Noémie Auzas fait-elle apparaître en quelques pages les différentes facettes de « la parole mythifiée », car, ainsi qu’elle l’écrit, « la parole (…) fait sans cesse l’objet de définition et de redéfinition »18, apparaissant tantôt à travers son « incarnation physique » dans le chant et la danse, tantôt comme « force démiurgique » et véritable arme de combat, notamment dans la bataille que mène Marie-Sophie Laborieux contre l’En-ville, tantôt comme puissance créatrice et vitaliste. Dans cette perspective, la parole mythifiée possède ses temps et ses lieux propres de profération : la cale du bateau négrier et la plantation, le centre de la terre et le bois sacré, le temps du carnaval et la nuit participent également de la constitution d’un imaginaire de la parole. Enfin, c’est la sacralisation progressive de l’énonciateur qui contribue à la mythification de la parole. Le Marqueur de paroles, « personnage paradoxal et complexe », chemine vers le sacré. Le Marqueur de paroles a lui aussi de multiples facettes, et comme l’écrit Noémie Auzas : « La métamorphose apparaît comme un principe fondateur dans la description de l’énonciateur »19. Tour à tour, en effet, le Marqueur de paroles trouve dans le Mentô, le quimboiseur, l’ethnographe, le policier, et également l’Urbaniste, de nouvelles incarnations, qui lui font parcourir un long chemin vers le sacré, ce qui achève la constitution de cet imaginaire de la parole.
Ici, donc, Noémie Auzas introduit cette idée importante, pour nous, d’un parcours imaginaire du Marqueur de paroles. De même que la parole se conçoit mieux au pluriel qu’au singulier, l’énonciateur principal de la parole, le narrateur en l’occurrence, prend de multiples visages, suivant que la parole est une parole inutile, un ouélélé, ou encore est véritablement La Parole… Nous tenterons également d’apporter notre pierre à l’élaboration de cet immense édifice que constitue l’imaginaire de la parole, ou mieux l’imaginaire des paroles, chez Chamoiseau, et que Noémie Auzas tend à mettre en avant ici. A nos yeux, le parcours que le Marqueur de paroles suit dans sa trajectoire vers la parole sacrée est un parcours orphique, et nous montrerons comment s’élabore chez Chamoiseau un imaginaire orphique de la parole. L’image d’Orphée va nous permettre d’élargir les temps et les lieux de profération de la parole, ainsi que de trouver, à travers le poète antique, un nouvel avatar du Marqueur de paroles.