Au XVIe siècle, les deux pôles majeurs de la création littéraire et poétique sont Lyon et Paris. Nous allons nous attacher à l'étude relative à la région lyonnaise.
Dans le premier tiers du XVIe siècle, Lyon est la seconde capitale française : ville aimée des rois, il s'y développe une vie riche, inventive, et ouverte aux influences extérieurs. Ces influences sont d'une part, ce que Lucien Lebvre appelle le « souffle du nord », c'est-à-dire l'influence des imprimeurs allemands. D'autre part, l'Italie, incarnée par les marchands, les banquiers, et les diplomates. Lyon est une ville italianisante. Ainsi, on peut dire sans peine que Lyon est un véritable carrefour culturel qui connaît un brassage sociale et intellectuel fertile. Lyon devient la seconde ville la plus importante car elle possède une imprimerie et elle devient le premier centre d'un mouvement poétique qui précède La Pléiade (mouvement poétique centré sur Paris, et qui compte notamment Ronsard et du Bellay). C'est pour ces raisons que l'on parle de la Renaissance lyonnaise.
Il faut savoir que le mouvement poétique qui se développe à Lyon est largement d'inspiration amoureuse. La passion amoureuse est au centre des préoccupations des poètes. A la Renaissance, nombreux sont les répertoires d'amour, qui se présentent la plupart du temps sous la forme de dialogues amoureux qui théorisent les questions d'amour. On peut citer les Dialoghi d'Amore de Léon l'Hébreu et les Dialogi de Sperone Speroni. Ce thème n'est pas nouveau pourrait-on objecter : au Moyen age, l'amour courtois par exemple montrait bien le dévouement pour la dame et l'intérêt porté à la chose amoureuse. Pourtant, et c'est ce que nous allons essayer de comprendre maintenant, la poésie amoureuse lyonnaise est particulière car elle croise les influences : la source antique, l'amour courtois, l'influence de Pétrarque, et le néoplatonisme florentin. La poésie d'amour de Lyon précède et annonce celle de tout le siècle.
Les auteurs antiques majeurs auxquels on peut se rapporter sont Ovide, Catulle et Properce, trois poètes latins de la période augstéenne. On leur doit le stéréotype de la beauté avec les éléments qui la caractérisent, c'est-à-dire les lys, les roses, l'ivoire, la neige, la vision des cheveux dénoués, les yeux étoiles. Mais aussi, ce sont eux qui ont les premiers caractérisé les émotions d'amour : la paralysie devant la femme aimée, la jalousie, les souffrances nocturnes, les brûlures et les flammes. Ils ont aussi mis en place un scénario mythologique avec l'amour enfant, l'amour archer, la comparaison à la déesse. La conception antique de l'amour est sensuelle, et prône l'amour physique.
Par rapport à l'héritage antique, la tradition de l'amour courtois apporte un élément nouveau dans la représentation littéraire de la vie amoureuse : la valorisation et le culte de la Dame. La vie amoureuse est aussi très codée, elle est conçue sur le modèle féodal : c'est ce qui donne à l'amour courtois son essence aristocratique de la fine amor. L'amour courtois dissocie l'amour et le mariage ; c'est un amour essentiellement sensuel qui vise avant tout le don de Mercy, c'est-à-dire le passage à l'acte sexuel, l'union charnelle des amants.
Pour parvenir à ses fins, l'amant doit se soumettre aux désirs de la Dame et effectuer des étapes rituelles. Cette quête suppose un dépassement d'obstacles tant physiques, intellectuels que moraux.
L'amant courtois veut enlever la Dame de la brutalité grossière d'un lien conjugal imposé. 1
D'autre part, il est intéressant de noter que l'amant est poète et que la gratification érotique s'associe à la glorification poétique. (idée que l'on retrouvera au XVIe avec des amants poètes comme Maurice Scève : la relation amoureuse motive l'écriture.)
L'expression « Dolce stil nuovo » désigne un nouvel idéal littéraire, né en Toscane à la fin du XIIIe siècle. Cet idéal vise à spiritualiser et à donner une assise métaphysique à l'amour courtois, voire une idéalisation théologique comme chez Dante.
Pétrarque est un poète italien du XIVe siècle qui relate dans ses sonnets son amour pour Laure. Il développe les caractéristiques suivantes dans sa poésie :
L'amour reste souffrance et tourment (d'où les antithèses qui signalent le déchirement de l'être.)
Les cheveux d'or étaient épars à la brise qui les roulait en mille noeuds charmants, et la douce lumière jaillissait plus ardente que de coutume des beaux yeux qui en sont maintenant si avares ; (...)
Sa démarche n'était point celle d'une mortelle mais d'une créature angélique; et ses paroles résonnaient autrement que la voix humaine.
Un céleste esprit, un vivant soleil, voilà ce qui m'apparut ; et quand à présent elle changerait d'aspect, une blessure ne guérit point parce que l'arc est affaibli.
Pétrarque, le Canzoniere, Poème XC. Traduction de Ferdinand L. de Gramont (éditions Poésie Gallimard)
La Vita Nuova : recueil de poèmes rédigés conformément aux étapes franchies pour sa passion pour Béatrice. Les poèmes sont encadrés d'un texte en prose qui constitue un éclaircissement du texte poétique et l'ossature d'un récit autobiographique.
Les traditions courtoise et pétrarquisante ne font pas l'économie du désir charnel. En revanche, la tradition néoplatonicienne vise un amour essentiel, qui est de l'ordre de l'Idée platonicienne.
Le néoplatonisme prend son sens si on le replace dans le cadre historique de l'époque : la Renaissance marque avant tout la redécouverte, à la fin du XVe, et au début du XVIe, des textes antiques dans leur version originale (après la Chute de Constantinople en 1453, prise par les Ottomans, les manuscrits conservés alors là-bas sont rapatriés en Europe).
Ainsi, on réalise de nouvelles traductions d'auteurs antiques, dont Platon. C'est ainsi, que l'influence de Platon est redynamisée au début du XVIe : c'est ce que l'on appelle le néoplatonisme (« néo » signifiant « nouveau »).
On parle de néoplatonisme florentin car c'est essentiellement à Florence, en Italie, que des intellectuels découvrent Platon au début du XVe siècle (notamment Marcile Ficin).
On sait que la philosophie de Platon est basée sur la séparation entre le monde des Idées et le monde sensible. Les manifestations sensibles que nous percevons ne sont que de pâles reflets du monde des Idées ou monde des essences. Tout l'être, toutes les essences se trouve dans ce monde des Idées.
Cette conception va influencer les intellectuels et poètes du XVIe dans leur façon d'appréhender l'amour : la théorie néoplatonicienne de l'amour vise une ascèse métaphysique (et pas du tout un rapport charnel). L'amour est conçu comme une expérience spirituelle. La femme porte la Beauté, qui est objet du désir de l'homme. L'amant choisit la dame afin d'avoir accès à une Beauté, premier stade pour lui, d'une ascèse spirituelle. Cette ascèse doit mener ensuite à la contemplation du Beau en soi, des Idées, de la Connaissance. La femme n'est qu'une « médiatrice impersonnelle » dans cette ascèse (Françoise Charpentier). La relation amoureuse est évolutive, selon une trajectoire ascendante (vers le monde des Essences) qui vise à dépasser les sens : l'amour élève l'être et le transporte hors de lui pour investir le corps de l'être aimée. Il y a bien rêve d'une fusion mystique avec la Dame pour l'amant, qui par la suite permettra d'atteindre la contemplation de la Beauté.
Pour ne plus être prisonnier du monde des apparences, l'homme doit dépasser les illusions des sens, grâce à l'expérience amoureuse. La poésie est le truchement par lequel l'amant-poète va parvenir à la Beauté et à la Vertu.
Pourtant, cette ascèse spirituelle n'est pas simple et assurée : il y a une véritable contradiction entre cette ascèse spirituelle et les exigences du corps (que l'on retrouve dans les héritages évoqués précédemment), ce qui explique le caractère conflictuel et douloureux de la relation amoureuse. Cette contradiction est traduite dans l'écriture par les antithèses et les métaphores, ainsi que par un répertoire poétique particulier (les champs lexicaux de la blessure, de la torture, du sang, du poison, de la chasse, du combat...). L'écriture poétique permet aussi d'exorciser cette douleur intense.
Dans cette conception de l'amour, certains sens sont dits nobles, alors que d'autres sont prohibés. Ainsi, le regard, et l'ouïe sont permis (car ils ne font pas appel aux corps de façon charnelle), alors que le goût, le toucher, le baiser et bien entendu le don de Mercy sont exclus, dans cette expérience uniquement spirituelle.
Pour illustrer ce propos, on peut citer ce dizain de Maurice Scève car il permet de comprendre cette aspiration néoplatonicienne :
Le corps travaille à forces énervées,
Se résolvant l'Esprit en autre vie.
Le Sens troublé voit choses controvées
Par la mémoire en phantasmes ravie.
Et la Raison étant d'eux asservie
_ Non autrement de son propre délivre _
Me détenant sans mourir et sans vivre,
En toi des quatre a mis leur guérison.
Doncques à tort ne t'ont voulu poursuivre
Le Corps, l'Esprit, le Sens et la Raison.
M. Scève, Délie, objet de plus haute vertu, Poème 56 dans l'édition Poésie Gallimard.