Maurice Scève est un poète majeur du XVIème siècle à Lyon : aux côtés de Louise Labé et Pernette du Guillet, il représente bien la poésie amoureuse qui voit le jour à la Renaissance à Lyon, qui est, rappelons-le un des foyers majeurs de la production littéraire française en raison de la qualité de son imprimerie qui s'y développe. (Pour plus de détails, voir l'article sur la Renaissance Lyonnaise.)
La poésie de Scève est une poésie profondément amoureuse : son unique recueil de poèmes, Délie-Objet de plus Haute Vertu, est consacré à une femme, Délie, qui ne serait autre que Pernette du Guillet. Quatre cents quarante neuf poèmes lui sont dédiés, qui expriment tantôt les joies, les espérances puis les regrets, l'amertume et les douleurs du poète...
Pourtant, si ce recueil tient lieu de déclaration amoureuse, il n'en est pas moins une œuvre poétique, un travail de poète et donc un exploit sur le plan de l'écriture et c'est autour de cette dialectique que nous aborderons Délie : dans quelle mesure l'amour n'est qu'un prétexte au poète pour créer, pour nous livrer un tombeau littéraire ? Comment Scève transforme-t-il les affres de l'amour en un recueil qui fait office de tombeau pour les deux Amants même après la mort?
Dans un des derniers dizains, le 407 (p 278 dans l'édition Poésie Gallimard), on peut lire :
En moi saisons et âges finissants
De jour en jour découvrent leur fallace.(fallace = ruse)
Tournant les Jours et Mois et Ans glissants,
Rides arants déformeront ta face.
Mais ta vertu, qui par temps ne s'efface,
Comme la bise en allant acquiert force,
Incessamment de plus en plus s'efforce
A illustrer tes yeux par mort ternis.
Parquoi, vivant sous verdoyante écorce,
S'égalera aux Siècles infinis.
C'est la thématique du temps qui est mis en avant dans ce poème, motif qui rythme le recueil. Le temps qui passe est source d'érosion physique pour la dame ("Rides arants déformeront ta face"). Pourtant, la vertu de la dame est assurée pour l'éternité, l'amour aussi. La vertu de Délie échappe au temps, comme l'indique bien les deux derniers vers "Parquoi vivant sous verdoyante écorce / S'égalera aux Siècles infinis". Ce qui assure l'immortalité de Délie, qu'est-ce d'autre que l'écriture? En effet, c'est par la plume de Maurice Scève que Délie et ses vertus sont célébrées et c'est grâce à l'écriture qu'elle atteint une forme d'éternité. On voit donc bien qu'un lien étroit se tisse entre d'une part l'amour porté par l'amant à sa dame, amour soumis à caution par le temps qui passe et qui érode la relation. Et d'autre part le dessein artistique, celui du poète et non de l'amant, qui prend la relation amoureuse pour sujet de sa création poétique.
Dès le poème liminaire, il semble que ce projet poétique soit bien défini par Maurice Scève et ce poème mérite tout particulièrement notre attention :
A sa Délie
Non de Vénus les ardents étincelles,
Et moins les traits desquels Cupido tire,
Mais bien les morts qu'en moi tu renovelles
Je t'ai voulu en cet Oeuvre décrire.
Je sais assez que tu y pourras lire
Mainte erreur, même en si durs Epigrammes :
Amour, pourtant, les me voyant écrire
En ta faveur, les passa par ses flammes.SOUFFRIR NON SOUFFRIR
Maurice Scève livre dans ce poème tous les secrets de son œuvre et son véritable projet poétique : les termes "lire", "Epigrammes" et "écrire" sont autant de mots se rapportant au champ lexical de l'écriture. A cela s'ajoute le vers 4, "Je t'ai voulu en cet Oeuvre décrire" qui indique à quel point l'auteur a conscience de l'œuvre qu'il s'apprête à nous livrer. Placé au centre du poème, le terme "Oeuvre" est bien le centre du projet de Scève. Bien sûr, l'amour sera le thème de cette oeuvre : Vénus, Cupidon et Amour sont présents dans ce poème liminaire. Cupidon symbolise le déchaînement du désir incontrôlé et de la violence charnelle. Mais l'intention de Scève est bien de transformer ce déchaînement qu'il subit et de le maîtriser grâce à l'écriture. Cette transformation est bien marquée par le passage de Cupido au vers 2 à Amour au vers 7. On peut lire dans cette ascension la courbe biographique du parcours amoureux de Scève, mais aussi l'apaisement que l'écriture lui procure.
Ce premier poème se termine par le mot "flammes", annonçant un combat douloureux et intense, mais que Scève s'apprête à livrer. Puis il y a la formule "Souffrir non souffrir" qui vient clore de façon ambiguë le poème : le terme "Souffrance" apparaît deux fois, et signalerait ainsi l'aspect litanique de la souffrance du poète. Mais il y a surtout la négation de cette souffrance qui fait échos au "Non" du premier vers et qui indique bien l'intention de Scève de s'affirmer plus en poète qu'en homme déchu et souffrant.
Pour comprendre encore mieux à quel point l'acte d'écrire est plus important encore que l'amour en lui-même, on peut signaler l'héritage dans la poésie de Scève des Grands Rhétoriqueurs. Les rhétoriqueurs sont des poètes de la fin de XVème et de la première moitié du XVIème siècle qui étaient au service des rois, en tant que poètes officiels, pour la plupart. Leur poésie était toute entière vouée à la célébration de la gloire du roi. Leurs compétences poétiques sont donc basées sur l'éloquence, le travail de la forme, et du style. La performance formelle est le but de cette poésie. Dans le recueil Délie, Scève se place dans la lignée de ces poètes : il nous mène dans la voie de l'élaboration d'une poésie complexe, voire hermétique dans laquelle l'habileté à faire des vers côtoie la sincérité du poète amant, voire la dépasse. Dans le dizain 65 p 88, on retrouve explicitement cette thématique :
Continuant toi, le bien de mon mal,
A t'exercer comme mal de mon bien,
J'ai observé, pour voir ou bien ou mal,
Si mon service en toi militait bien.
Mais bien connus appertement combien Mal j'adorais tes premières faveurs.
Car savourant le jus de tes saveurs,
Plus doux assez que Sucre de Madère,
Je crus et crois encor tes deffameurs,
Tant me tient sien l'espoir qui trop m'adhère.
L'enchevêtrement des "bien" et "mal" pendant plus de la moitié du dizain, les assonances diverses dans la deuxième moitié du dizain : tout signale dans ce poème cet héritage des rhétoriqueurs. Scève, lui, adapte la performance au discours amoureux, il parvient à synthétiser les deux exigences : celle de l'amour et celle de se dépasser en un exploit poétique.
Puisque nous abordons les questions formelles, on ne saurait faire l'impasse sur la construction de ce recueil. Tout le recueil - hormis le poème liminaire - est composé de dizains, c'est-à-dire de poèmes composés de 10 vers de 10 syllabes chacun. Scève obtient ainsi une forme très carrée, une perfection formelle, conçue pour être une œuvre de mémoire, en quelque sorte une série de billets doux. Cette élaboration suit une esthétique de l'effet, et de l'émotion typique de la poésie maniériste (Pour plus de détails, voir l'article sur le maniérisme). Le poème, dans sa rigoureuse concision doit émouvoir son lecteur.
Par ailleurs, le recueil compte aussi des emblèmes (petites gravures en noir et blanc disséminées dans le recueil) : on ne sait exactement si ces emblèmes ont été pensés et élaborés en même temps que les poèmes en eux mêmes ou si Maurice Scève les a ajoutés à son recueil, une fois qu'il fut fini. Reste qu'ils rythment les dizains car il apparaît un emblème pour neuf dizains. Cela assure ainsi une régularité parfaite à l'œuvre. De plus, l'emblème est la plupart du temps en relation avec les dizains qui suivent, et introduit souvent une thématique. Les dizains sont donc à lire et à comprendre en regard avec l'emblème qui les précède. C'est le premier dizain qui suit l'emblème qui a le plus de rapport avec ce dernier car la devise (petite phrase qui fait partie de l'emblème) de l'emblème constitue le dernier vers du dizain. Le dizain permet donc parfois de mieux comprendre l'emblème car il est un développement de la devise. Outre cet aspect didactique, l'emblème a aussi une valeur en lui-même hautement symbolique : y sont la plupart du temps représentés des objets symbole de l'amour, des figures divines ou mythologiques : la Licorne, la Lune, la Lampe et l'Idole, l'Homme et le Bœuf, la Lanterne... Autant de moyens détournés pour évoquer l'amour, la passion, la difficulté de l'homme face à la dame... Evoquons précisément le dernier emblème, "Le Tombeau et les chandeliers" dont la devise, "Après ma mort, ma guerre encor me suit" suffit à elle seule à résumer notre propos : après la mort physique, le combat du poète est encore en lui, spirituellement, est encore présent, fixé par l'écriture. Le Tombeau, c'est le recueil lui-même, c'est un nouveau canzonière.
Délie est un nom tout à fait énigmatique : on peut considérer - même si cette thèse reste controversée, notamment par V.L. Saulnier - qu'il s'agit de l'anagramme du mot Idée. Dans cette perspective, cela nous amène à évoquer l'importance du néoplatonisme dans l'œuvre de Scève.
Comme l'indique le titre du recueil, "Délie, Objet de plus haute vertu", Délie est célébrée par le superlatif "plus haute". Il s'agit d'une relation d'exception entre le poète et Délie, entre le poète et son objet littéraire. Le superlatif s'applique dans le titre à la vertu de la dame : c'est donc sur le plan moral que Délie va être exaltée et placée sur un piédestal. La dédicace "A sa Délie" dans le poème liminaire indique aussi très bien cette relation exclusive.
Certes, les références sensuelles ne sont pas absentes du recueil. La beauté physique de la dame n'est pas minorée par Scève. Pourtant, tout va consister justement à transformer l'attirance physique voire sexuelle en une attirance d'ordre morale et intellectuelle. Il s'agit du principe majeur du néoplatonisme (Voir article sur la Renaissance Lyonnaise).
Pour comprendre le néoplatonisme, étudions le dizain 56 (p 83) :
Le Corps travaille à forces énervées,
Se résolvant l'Esprit en autre vie.
Le Sens troublé voit choses controvées
Par la mémoire en phantasmes ravie.
Et la Raison étant d'eux asservie
_ Non autrement de son propre délivre _
Me détenant sans mourir et sans vivre,
Et toi des quatre a mis leur guérison.
Doncques à tort ne t'ont voulu poursuivre
Le Corps, l'Esprit, le Sens et la Raison.
Le champ lexical du corps s'oppose à celui de l'Esprit très clairement, jusqu'à un face à face final au dernier vers. Cette dualité entre le corps et l'âme est un motif néoplatonicien qui permet de rendre compte du déchirement subi par le poète. Ce déchirement est bien exprimé dans le vers 7 : "sans mourir et sans vivre" dit bien l'état de tangence dans lequel le poète vit. Il tente de s'élever au-dessus des aspirations charnelles, pour rejoindre l'Idéal platonicien, le monde des Idées. Cela donne lieu à autant de déchirements car ses sens se rebellent : il parle d'un "désir qui [le] mord", et qui est une épreuve de tous les instants. Pourtant la douleur de l'amant est paradoxale car, - nous le verrons plus loin - elle stimule l'écriture et donc est essentielle à Scève.
Dans le dizain 275 p 204, on retrouve une formule qui dit bien le caractère néoplatonicien de l'écriture de Scève :
Pour m'incliner souvent à cette image
De ta beauté, émerveillable Idée.
La beauté de Délie est placée au rang des Idées platoniciennes, devant laquelle le poète n'est rien. C'est une vision en contre plongée qui permet de magnifier la dame, une relation vécue sur un axe ascendant qui creuse l'écart entre le poète, qui n'est qu'un homme, et la Dame, qui est déifiée. Face à cet écart, la seule ressource du poète est l'écriture, afin de charmer la dame sur le plan moral et intellectuel, mais aussi afin de compenser cette condition d'homme. Scève n'a que sa plume, de même qu'Orphée n'a que sa lyre.
Dans ses poèmes, le poète rêve d'une fusion de son âme avec celle de sa dame, comme dans le dizain 136 p 127 :
L'heur de notre heur enflambant le désir
Unit double âme en un même pouvoir:
L'une mourant vit du doux déplaisir
Qui l'autre vive a fait mort recevoir.
[...]
On lira aussi à profit le dizain 444 p 299.
Ces références au néoplatonisme permettent d'idéaliser la figure féminine voire de la déifier. Dès le premier dizain, Scève parle de sa "Dame, / Constituée Idole de ma vie." Le terme idole renvoie à un vocabulaire religieux et de la divinité. Elle est une figure inaccessible, un Soleil inatteignable :
Ce lien d'or, rais de toi, mon Soleil,
Qui par le bras t'asservit Ame et vie,
Détient si fort avec la vue l'oeil
Que ma pensée il t'a toute ravie,
Me démontrant, certes, qu'il me convie
A me stiller tout sous ton habitude.
Heureux service en libre servitude,
Tu m'apprends donc être trop plus de gloire
Souffrir pour une en sa mansuétude,
Que d'avoir eu de toute autre victoire. (12 p 58)
Ce dizain dit bien à quel point Délie est placée au rang des Dieux, au rang des étoiles, et combien elle a de la valeur ("Or"). Mais il dit aussi le paradoxe de la souffrance : la formule oxymorique "en libre servitude" et l'affirmation dans les deux derniers vers de la souffrance indiquent paradoxalement que le poète se complait dans la souffrance. Les oxymores parcourent d'ailleurs le recueil : "doux venin", "amère douceur", "douce ennemie"... La souffrance semble être une sorte de bonheur, un état nécessaire aux poètes car il lui permet de créer. Elle est le prix à payer pour une écriture performante.
Dès lors, peut-on parler de passion amoureuse au sens d'aliénation de l'être lorsque l'on sait que cette même passion stimule l'écriture et permet au poète d'agir en motivant sa plume?
Il semble bien que non, comme nous avons essayé de le montrer jusqu'ici. Il nous reste en guise de conclusion qu'à étudier le dernier poème du recueil :
Flamme si sainte en son clair durera,
Toujours luisante en publique apparence,
Tant que ce Monde en soi demeurera,
Et qu'on aura Amour en révérence.
Aussi je vois bien peu de différence
Entre l'ardeur qui nos cœurs poursuivra
Et la vertu qui vive nous suivra
Outre le Ciel amplement long et large.
Notre Genèvre ainsi doncques vivra
Non offensé d'aucun mortel Létharge.
Les verbes (en gras) au futur de l'indicatif, de même que l'adverbe "toujours" inscrivent le recueil et par là même la relation amoureuse dans la postérité. Scève ne semble pas avoir de doute car c'est là le poète qui s'exprime et non l'amant déchu. Le Genévrier, emblème de l'immortalité, assure longue vie, même après la mort, à l'amour voué à la dame. Maurice Scève s'inscrit dans la lignée de Dante, parti à la recherche de Béatrice jusqu'au Paradis et de Pétrarque chantant son amour impossible pour Laure dans son Canzoniere.
Nous n'avons pas pu exploiter tous les thèmes d'étude de l'oeuvre dans cet article mais nous nous proposons de continuer cette présentation de Maurice Scève par l'étude d'autres dizains associés aux thèmes majeurs de l'oeuvre :
L'innamoramento est un terme italien qui désigne le coup de foudre amoureux. Il faut rappeler qu'il s'agit au XVIème siècle d'une sorte de fait de société très à la mode : la poésie amoureuse regorge de scènes de coup de foudre. Il correspond vraiment à l'intrusion radicale de l'amour dans la vie de deux personnes et le poète distingue ainsi deux phases : l'avant et l'après. Cela est aussi prétexte à l'écriture car il permet de montrer concrètement les changements qu'a produits l'amour. Maurice Scève, dès le premier dizain, évoque cet instant magique :
L'oeil trop ardent en mes jeunes erreurs
Girouettait, mal caut, à l'impourvue :
Voici - ô peur d'agréables terreurs -
Mon basilisque, avec sa poignant' vue
Perçant Corps, Coeur et Raison dépourvue,
Vint pénétrer en l'âme de mon âme.
Grand fut le coup, qui sans tranchante lame
Fait que, vivant le Corps, l'Esprit dévie,
Piteuse hostie au conspect de toi, Dame,
Constituée Idole de ma vie.
Tout ce réseau d'images permet une "stylisation de l'objet d'amour" (Expression de Françoise Charpentier). Délie n'est pas seulement la désignation d'une femme réelle mais un être insaisissable, du fait qu'elle est une stylisation, une mythification. Tout ce répertoire permet la stylisation de la Dame : métaphore du monde minéral, métallique, les cheveux d'or, la blancheur de la neige... De plus, autour de Délie gravitent des figures mythiques ou des astres : Diane, Hécaté, la Lune, Artémis, Apollon... qui participent à faire de Délie plus qu'une femme, un Idéal parmi les astres et les Dieux.
NB : toutes les références à Délie renvoient à l'édition en Poésie Gallimard, préfacée par François Charpentier.