On connaît principalement Du Bellay pour les Regrets ou les Antiquités de Rome, qu'il écrivit en rapport au séjour qu'il fit à Rome entre 1553 et 1557. Mais ce voyage fut aussi la source d'inspiration d'autres poèmes, écrits quant à eux en latin, les Poemata, publiés la même année que les Regrets.
Les Poemata comportent huit élégies, les Elegiae, dont la septième, « Patriae Desiderium », fut écrite en 1556, soit trois ans après le début de son exil à Rome, et à laquelle nous allons nous intéresser de plus près.
La première élégie des Elegiae décrit le poète embarqué sur la mer hostile que constitue la poésie latine. Puis les trois suivantes sont écrites autour de la première épreuve que connaît le poète : les séductions romaines. L'élégie 7, « Patriae desiderium », s'inscrit dans le cycle des trois élégies suivantes, qui explicitent une deuxième épreuve pour le poète : le regret de la patrie française. Ainsi, la construction du recueil indique une progression dans la difficulté que peut ressentir le poète exilé. Cette élégie semble donc s'inscrire naturellement dans une poétique de la plainte et du regret. Pourtant, nous allons voir que les choses sont plus complexes : en soi, l'écriture du regret n'aurait qu'un maigre intérêt si elle ne devenait, chez Du Bellay, une véritable matière poétique qui lui permet de s'inscrire dans une filiation avec les auteurs latins de la période augustéenne.
Dans son introduction aux Poemata 1, Geneviève Demerson s'interroge sur le choix de Du Bellay d'avoir écrit en latin ses élégies et conclue :
Ainsi donc, le latin n'est pas seulement pour Du Bellay la langue de l'Europe humaniste, celle qui l'autorise à entrer directement en concurrence avec les grandes ombres si vivantes, c'est aussi le moyen d'expression poétique qui permet l'analyse la plus subtile des joies et des tourments de son esprit. [...] Une censure affadissante opère sur les énoncés français, tandis que le moi du poète se révèle, s'abandonne, se livre à travers l'expression latine.
Cette citation de G. Demerson permet d'aborder la lecture de l'élégie « Patriae Desiderium », car elle pose des problèmes qui sont à la base de la compréhension de cette élégie. On peut d'abord rappeler que l'élégie « Patriae Desiderium », dont le titre est généralement traduit par « Regret de la Patrie » décrit les sentiments de déchirement que ressent le poète lors de son exil à Rome. Il est important de noter d'abord la question du choix de la langue latine par le poète qui par ailleurs se fit le « défenseur de la langue française. » Certes, ce paradoxe n'est pas nouveau, et s'applique à tous les textes écrits par Du Bellay en latin. Mais cette question paradoxale se trouve illustrée dans cette élégie par l'ambiguïté géographique du poète en exil : le problème du choix de la langue (ici, le latin) est inséparable de l'écriture de l'exil, il en est même une composante majeure. En parallèle à cette question, se rattache la question de l'expression des sentiments, comme l'explicite G. Demerson : l'exil s'accompagne de tourments et de déchirement et nous allons essayer de comprendre dans quelle mesure le choix de l'élégie (latine qui plus est) fait sens, et permet de construire une véritable poétique de l'exil.
Le titre de l'élégie, déjà, fait sens, et permet de comprendre un certain nombre de points majeurs : on peut d'abord relever la connotation, difficile à rendre par la traduction, du terme « desiderium », sinon en indiquant qu'en latin le terme renvoie à la fois au regret et au désir, dualité qui rend compte de deux mouvements de l'âme sensiblement différents. Le désir pourrait être associé, dans le récit poétique d'un exil à une forme de dynamique, alors que le regret conduirait à une poétique toute différente, de l'ordre de la plainte ou de la lamentation. Cette dualité fonde tout le poème, notamment si on analyse la composition de l'élégie : il y a alternance entre des passages sombres, marqués par le regret de la France (exemple : vers 7 à 17 ; puis vers 29 à 48) avec des passages de désir d'une autre patrie, celle de Rome (exemple : vers 18 à 28). Le poème est ainsi construit, de façon formelle, sur l'alternance et la dualité de la posture de l'exilé, qui se situe à la fois entre deux patries - l'une dans laquelle il se situe géographiquement, et l'autre dans laquelle il se situe sentimentalement - entre désir et regret.
La question de l'exil et de son écriture est un motif majeur dans ce poème, et on peut continuer à gloser le titre de cette élégie, en constatant, avec G. Demerson, que « le terme desiderium est ovidien » puisqu'on le retrouve dans les Tristes (III, 2, 21) :
Roma domusque subit desideriumque locorum
Quicquid et amissa restat in Urbe mei. 2
On ne peut manquer le rapprochement entre Du Bellay et Ovide : le poète latin, après avoir passé la première partie de sa vie à écrire entre autres, des poèmes d'inspiration amoureuse, (les Amours, ou l'Art d'aimer), fut exilé par Auguste, en 8 après Jésus Christ. En effet, pour des raisons politiques, Ovide fut forcé de quitter Rome. De cet exil naît le recueil des Tristes, composé de poèmes élégiaques décrivant le situation de l'exilé loin de sa patrie et des siens. Du Bellay s'inscrit dans la lignée d'Ovide, en faisant le choix du latin, mais aussi en empruntant le terme « desiderium ». Dès les premiers vers de son élégie, Du Bellay réécrit un passage des Tristes d'Ovide : les cœurs insensibles sont comparés au fer (ferreus), à la pierre, et sont dignes d'avoir été allaités par des tigres, motif que l'on trouve dans les Tristes, III, 11, 3-4 :
Natus es e scopulis et pastus lacte ferino,
Et dicam silices pectus habere tuum.3
Par ailleurs, la figure du poète latin apparaît, de manière allusive tout au long du poème de Du Bellay : ainsi, aux vers 73 à 76 :
Sic teneri quondam uates praeceptor Amoris
Dum procul a patriis finibus exul agit,
Barbara (nec puduit) Latiis praelata Camoenis
Carmina non propriam condidit ad ciharam.4
Ainsi, jadis, le poète qui donna les préceptes du tendre Amour, quand il vivait au loin, exilé du sol de sa patrie, composa - sans honte - des vers en langues barbares au son d'une cithare étrangère, les préférant aux Camènes latines.
Il n'est pas besoin de nommer clairement Ovide pour comprendre qu'il s'agit de lui : Du Bellay utilise une périphrase, et par cet art de la suggestion, se place dans la tradition des poètes élégiaques de l'Antiquité, dont les poèmes étaient parfois une forme de jeu entre initiés, un art de la poésie ludique plutôt qu'une description exhaustive des sentiments. Du Bellay place au centre de son élégie celui qui symbolise tous les poètes exilés, et qui composait lui même en vers élégiaques. L'expression « procul a patriis finibus exul agit » exprime bien le lien fort qui unit Ovide à sa condition d'exilé.
Threicio Scythicoque fere circumsonor ore
Et videor Geticis scribere posse modis.
Crede mihi, timeo ne sint inmixta Latinis
Inque meis scriptis Pontica verba legas. 5
On comprend avec ce passage des Tristes (III, 14, 48) que la condition d'exilé ne va pas sans une interrogation sur la langue, que Du Bellay ménage à son tour dans son élégie. De même que Du Bellay écrit en latin plutôt qu'en français, qui est pourtant sa langue « succée[s] avecques le Laict de la Nourice »6, Ovide eut recours à la langue sarmate, langue du pays où il fut exilé. Du Bellay instaure donc clairement un lien de filiation entre Ovide et lui, mais il en dégage aussi une essence propre à la condition de tout poète exilé de sa patrie : dès le premier paragraphe de l'élégie, le poète ne s'exprime pas en son nom, mais en tant qu'homme exilé :
Quicunque ignotis lentus terit ocia terris
Et uagus externo quaerit in orbe domum [...]
Ferreus est [...]
Tout homme qui, insensible, uses ses loisirs en des terres inconnues, et à l'aventure, cherche à se fixer dans un monde étranger [...] est un être digne de fer [...]
Ce n'est qu'à partir du deuxième mouvement, au vers 7, qu'apparaît le moi du poète : « Non mihi [...] ». Cette construction permet de dépasser le cas particulier, et d'établir une poétique propre à l'exil, dans laquelle il vient s'inscrire. La question du rapport entre langue et exil est récurrente dans l'œuvre de Du Bellay, et on la retrouve formulée en français dans le poème X des Regrets :
Ce n'est le fleuve tusque au superbe rivage,
Ce n'est l'air des Latins, ni le mont Palatin,
Qui ores, mon Ronsard, me fait parler latin,
Changeant à l'étranger mon naturel langage.
C'est l'ennui de me voir trois ans et davantage,
Ainsi qu'un Prométhée, cloué sur l'Aventin,
Où l'espoir misérable et mon cruel destin,
Non le joug amoureux, me détient en servage.
Eh quoi, Ronsard, eh quoi, si au bord étranger
Ovide osa sa langue en barbare changer
Afin d'être entendu, qui me pourra reprendre
D'un change plus heureux ? nul, puisque le français,
Quoiqu'au grec et romain égalé tu te sois,
Au rivage latin ne se peut faire entendre.
Nous soulignons les termes que l'on retrouve dans l'élégie sept des Poemata. Les différentes thématiques qui forment la poétique de l'exil et du choix de la langue deviennent, au fil des poèmes et élégies, qu'ils soient en français ou en latin, des topoï. Ainsi, nous pouvons dire avec Perryne Galand-Hallyn :
La poésie du regret n'est pas tant l'expression spontanée d'une mélancolie irrésistible qu'une exploitation habile du topos de la nostalgie qui permet à Du Bellay de rivaliser avec les poètes augustéens. 7
Cette tendance à se situer dans le sillage d'Ovide trouve par ailleurs sa manifestation dans le choix de l'élégie. Dans la Défense et Illustration de la Langue française, Du Bellay explicite le rapport entre la langue française et ce qu'elle doit emprunter à la poésie latine :
Distille avec un style coulant et non scabreux ces pitoyables élégies à l'exemple d'un Ovide, d'un Tibulle et d'un Properce, y entremêlant quelquefois de ces fables anciennes, non petit ornement de poësie (II, ch 4)
Nous savons que l'élégie permet de signifier un déséquilibre, puisqu'elle est composée de distiques élégiaques formés d'un hexamètre dactylique (à 6 pieds) et d'un pentamètre (à 5 pieds). Ce déséquilibre formel résonnent tout à fait avec le déséquilibre des sentiments du poète exilé, et le manque qu'il ressent. Le distique élégiaque permet, dans le rythme du poème, de mettre en valeur l'envol lyrique, puis la déception et construit ainsi une écriture du manque tout à fait conforme aux propos de l'exilé. Ainsi, les vers 11 et 12 :
Quid nanque exilium est aliud quam sidera nota,
Quam matriam et proprios deseruisse lares ?
En effet, qu'est-ce que l'exil, si ce n'est d'avoir laissé derrière soi ses astres familiers, sa patrie, son autel domestique ?
Ce distique élégiaque forme un tout, mais un tout tronqué, à l'image du manque que ressent le poète : il manque un pied à l'un des vers comme il manque au poète sa patrie et les siens (manque par ailleurs exprimé par le choix de termes au sémantisme fort : « exilium », « sidera », « patriam »). La modalité interrogative vient accentuer l'inquiétude du poète, d'autant qu'il s'agit d'une question rhétorique : en même temps qu'il interroge, le poète répond, façon de clore le débat et d'exclure toute solution au problème. Le discours est clos sur lui-même. De même, le début du deuxième mouvement insiste sur la privation : « non mihi » (vers 7). La première occurrence de la personne 1 est niée par « non », l'expression du moi est tronquée, annihilée : l'exil est synonyme de décentrement, de perte des repères, voire de négation de l'être.
Du Bellay emprunte à l'élégie antique le topos de la navigation, dans le cadre de cette écriture du décentrement et de la perte des repères. Aux vers 69 et 70 :
Nunc miseri ignotis caeci iactamur in undis
Credimus et Latio lintea nostra freto
Maintenant nous sommes ballottés, en aveugle, sur des ondes inconnues, et nous confions notre voilure aux flots latins.
La perte des repères est symbolisée par le ballottement en mer (iactamur in undis), mais aussi par la cécité (caeci) qui ajoute une dimension dans le tragique de la situation (il se décrit en début de vers comme « nunc miseri »).
Pourtant, la navigation dans les eaux agitées laisse place à une forme de confiance, voire à un abandon de soi dans « Credimus et Latio lintea nostra freto ». Ces vers sont immédiatement suivis de la référence implicite à Ovide et à sa capacité à écrire en langue barbare. P. Galand-Hallyn explique que le choix de l'élégie par Du Bellay implique plusieurs niveaux d'interrogation, dont font partie les images de l'eau comme métaphore de l'inspiration littéraire. Le topos de l'eau est ici illustré avec l'image du marin poète ballotté dans les flots. L'écriture du manque et du regret semble être dépassée, au sein de la même élégie, par la confiance en la langue latine qui implique le désir de l'écriture. L'ensemble de l'élégie est traversé de références à l'écriture. Au vers 18 : « fingere et insolito verba aliena sono », le terme verba renvoie à l'écriture elle-même, et aux mots du poète. Les adjectifs insolito et aliena sont peut-être un moyen de décrire toute écriture poétique : une écriture qui soit « autre », et « insolite. » La parole de Du Bellay se fait métatextuelle, le discours réfléchit sur lui-même, et sur la question de toute création, de toute originalité des « verba ». Comme dans les Regrets, les Elegiae s'organisent autour des angoisses littéraires du poète, mais ici, de façon positive, constructive et métatextuelle.
Aux vers 57 à 60, un autre topos de l'écriture élégiaque explicite ce rapport à l'écriture :
Ipsae etiam quae me primis docuere sub annis
Ad citharam patrio flectere uerba sono,
Heu fugiunt Musae, refugitque aversus Apollo
Et fugiunt digitos mollia pletra meos.
Même elles, elles qui m'avaient appris, dans mes jeunes années, à faire obéir les mots, au son de la cithare, dans la langue de mes pères, les Muses, hélas, me fuient, Apollon se détourne et s'enfuit, et le plectre au doux son fuit mes doigts.
L'évocation des Muses se fait ici sur le mode mineur, puisque le poète décrit sa dépossession : « Ipsae [...] Musae, [...] Heu fugiunt Musae ». Les muses ont fuit, mais, paradoxalement, le poète continue à créer : l'écriture de l'exil et du manque devient le moteur de l'écriture. On note aussi que ce passage s'inscrit dans la lignée des poètes élégiaques latins, avec la référence à Apollon : les divinités sont ramenées sur terre, dans un refus du sublime.
Par ailleurs, aux vers 33 à 38 :
Ipsa mihi patriae toties occurrit imago,
Et toties curis torqueor usque novis.
Utque nihil desit, nobis tamen omnia desunt,
Dum miseris noto non licet orbe frui.
Nec Ligeris ripas, saltus, syluasque comantes
Cernere et Andini pinguia culta soli.
Alors, chaque fois, l'image de la patrie s'impose à moi ; alors, chaque fois les soucis se renouvellent pour me torturer. Rien ne nous manque ? Tout, pourtant, nous manque, et notre malheur est de ne pouvoir jouir d'un monde familier : je ne peux voir les rives de la Loire, les pacages, les forêts chevelues...
Le terme « imago » connote la capacité à créer des images, au sens de « représentations », par le biais du récit poétique. On note aussi le topos du déchirement avec le terme « torqueor », ainsi que le goût pour la paradoxe, qui exprime le déchirement avec l'antithèse « nihil » / « omnia ». Mais l'intérêt de ce passage réside surtout dans l'évocation faite des rives de la Loire : l'imaginaire et l'écriture viennent en quelque sorte compenser le manque physique des paysages français. Dans un double mouvement très habile, l'écriture exprime le manque autant qu'elle le comble, en évoquant les paysages : « le regret, sublimé, devient ainsi matière poétique et permet au poète de franchir une autre étape de la translatio. »8 L'écriture est vécue sur le mode du désir, et permet de recréer le paysage absent. La phrase débute paradoxalement par la négation « nec » alors que la suite de la phrase battit une description détaillée de ce que le poète dit ne pas voir : on pourrait parler d'une forme de prétérition dans l'acte d'écriture, puisque Du Bellay nie voir ce qu'il décrit pourtant. L'ambivalence du « desiderium » comme désir et regret que nous évoquions au début devient prétexte à l'écriture et moteur d'une poétique de l'exil. Le poète communique ici « les étapes de cet itinéraire linguistico-poétique, envisagé comme un voyage initiatique au cours duquel [il] retrouvera la possibilité d'une identification avec le héros d'Ithaque devenu cette fois figure du poète. » 9
Les élégies suivantes marquent la fin du dépaysement et décrivent le retour final qui fut possible, contrairement à Ovide. P. Galand-Hallyn parle de la « fécondité des Elegiae dont l'odyssée poétique s'achève sur un retour réussi »10. Retour réussi puisque Du Bellay ne s'arrête pas en chemin : il dépasse l'aporie d'une écriture du regret pour construire une vraie poétique, qui prenne pour prétexte le manque et le sentiment de déréliction.