Article écrit par Pierre-Olivier Benech.
Pierre Carlet naît à Paris en 1688. Dès sa jeunesse, il fréquente les cercles littéraires des salons (il rencontre Fontenelle et sera le protégé de Mme de Tencin) et s'essaie une première fois au théâtre et au roman. Après avoir été ruiné par la banqueroute de Law, il devient écrivain professionnel et participe à l'élaboration de feuilles journalistiques (Le Mercure de France).
Très lié avec les acteurs du Théâtre-Italien, qui vient juste de réintégrer la scène française en 1716, c'est pour eux qu'il écrit ses chefs-d'œuvre, parmi lesquels on peut citer rapidement :
Son œuvre d'une grande diversité et d'une grande richesse ne peut être traitée d'un seul tenant : privilégions le domaine où notre auteur excelle : la peinture de la psychologie amoureuse, qui, nous le verrons, ne saurait être réduite à un badinage futile, ainsi que l'on définissait le marivaudage *. Cette première approche sera le marchepied pour l'étude des relations maîtres-serviteurs.
* Marivaudage : prenons la pensée même de son créateur :
J'ai guetté dans le cœur humain toutes les niches différentes où peut se cacher l'amour lorsqu'il craint de se montrer, et chacune de mes comédies a pour objet de le faire sortir d'une de ses niches...
Si l'on comprend bien, le marivaudage n'est pas ce langage inutilement affecté et artificiel qu'emploieraient des amoureux un peu précieux, mais bien une subtilité de langage, qui fait appel à toute l'attention du lecteur, qui se doit d'être sensible à toutes les nuances de sentiments correspondant aux différentes étapes de la relation qui s'éprouve et se découvre.
Pour plus de détails, on pourra consulter ce site qui recense divers sites comportant des études sur Marivaux.
A la suite d'une chasse, un prince tombe amoureux d'une charmante paysanne, Silvia, déjà fiancée à Arlequin. Il décide alors de les faire enlever tous deux et de les emmener dans son palais. Là, à force de plaisirs et d'honneurs, il espère bien parvenir à séparer le gentil couple, grâce à la ruse de ses serviteurs et particulièrement de l'une d'entre eux, Flaminia, qui va séduire Arlequin.
Si l'épilogue s'achève bien sur la nouvelle répartition des couples, souhaitée par le prince, il est en revanche plus difficile de parler de dénouement heureux sans fausse note.
Il m'aime, crac, il m'enlève, sans me demander si je le trouverai bon. (I, 1)
L'indignation de Silvia révèle le climat de violence qui émaille la pièce, s'ouvrant peu après le rapt de la jeune paysanne. Cette violence est d'autant plus notoire que c'est le prince qui en est à l'origine.
Certes, il répugnera par la suite à l'employer mais les mots sont bien là : lorsque son officier lui dit :
Il n'y a qu'à réduire ce drôle-là, s'il ne veut pas (I, 2)
le prince lui répond :
Non, la loi qui veut que j'épouse une de mes sujettes me défend d'user de violence contre qui que ce soit.
Cette violence morale, qui vise à imposer ses sentiments, est également condamnable d'un point de vue politique. On peut ainsi faire une lecture pessimiste de cette œuvre, comme Pierre Lieure qui parle d' "une pièce affreuse sous des apparences délicieuses."
Cet enlèvement s'inscrit contre l'ordre politique : le prince devait assistance et protection à tous ses sujets et non abuser de son autorité :
Voyez la belle occasion de montrer que la justice est pour tout le monde,
lui rétorque Arlequin dans la scène 5 de l'acte III. Ici, Arlequin ose faire une leçon de morale et lui montre sa faute. En étant immoral et injuste, le prince perd sa dignité : les rôles sont renversés et le plus faible semble tout à coup plus grand.
« Je ne suis pas digne d'être fâché contre un prince, je suis trop petit pour cela. » : ces paroles d'Arlequin lui donnent un côté pathétique, d'autant plus que le prince n'a rien à craindre de lui, même s'il en éprouve des remords (« Il a raison et ses plaintes me touchent », dit-il à part).
Le prince semble au départ dominer le jeu : c'est lui qui est à l'origine de l'enlèvement. De plus, il dispose d'un véritable « arsenal » de corruptions, grâce à ses richesses et à son pouvoir. C'est ainsi, qu'il dit à Arlequin dans la scène 5 de l'acte III :
demande-moi tout ce que tu voudras, je t'offre tous les biens que tu pourras souhaiter.
Mais, même lorsqu'il offrira des titres de noblesse par l'intermédiaire d'un seigneur, il échouera à convaincre Arlequin : ce dernier rejette ainsi des compensations qui n'ont qu'une valeur illusoire par rapport à son amour beaucoup plus «vrai », plus spirituel pour Silvia (du moins tant qu'il croit l'aimer).
L'étude de l'économie de la scène, c'est-à-dire de la répartition des répliques montre que les serviteurs obtiennent les plus longues et les plus nombreuses, étant supérieurs numériquement mais pas seulement : la scène se finit par leurs interventions successives et le départ du prince.
D'autre part, une certaine désinvolture est perceptible dans le comportement des domestiques. Trivelin dit ainsi à son prince qui lui demande une réponse :
Ce qu'elle dit, seigneur, ma foi, ce n'est pas la peine de le répéter, il n'y a rien encore qui mérite votre curiosité.
Les serviteurs se permettent donc de retenir des informations et de juger de la situation.
A son tour, Flaminia dépasse les limites de l'impertinence en soulignant l'infériorité du prince, par cette réplique osée:
J'ai déjà dit la même chose au prince
ou, plus loin,
je vous ai déjà dit...
Cela nous amène logiquement à attribuer une place très importante à ce personnage.
Elle est tout d'abord l'instigatrice du complot, et coordonne les actions des autres :
Toi, Trivelin, va-t'en dire à ma sœur qu'elle tarde trop à venir.
Elle prend la responsabilité des opérations et s'impose face aux autres domestiques et surtout au prince, lorsqu'elle lui dit par exemple
je me charge du reste, pourvu que vous vouliez bien agir comme je voudrai.
De fait, on assiste à un véritable renversement des rôles, puisque la fadeur du prince s'efface devant l'intelligence de Flaminia ; celle-ci emploie par ailleurs plusieurs fois l'impératif : « continuons et ne songeons qu'à détruire l'amour de Silvia pour Arlequin ».
Finalement, le prince s'abandonne entièrement à elle et Flaminia obtient sa victoire de servante : « Faites donc à votre fantaisie » lui dira-t-il à la scène 9 de l'acte I).
Tout au long de l'intrigue, la cour et ses usages subissent un discrédit par l'entremise de l'œil étonné d'Arlequin qui découvre ces coutumes. Cette dénonciation se réalise sur un mode parodique, dû au décalage du vocabulaire employé par Arlequin pour décrire ce qu'il ne comprend pas. Un passage de la scène 5 de l'acte II nous le prouve :
C'est que mon valet Trivelin, que je ne paye point, m'a mené par toutes les chambres de la maison, où l'on trotte comme dans les rues, où l'on jase comme dans notre halle, sans que le maître de la maison s'embarrasse de tous ces visages-là, et qui viennent chez lui sans lui donner le bonjour, qui vont le voir manger, sans qu'il leur dise : Voulez-vous boire un coup ?
Naïvement, Arlequin dénonce l'immensité et l'inutilité de ce grand palais, où règnent la bassesse et les médisances, sans que l'on puisse par ailleurs conserver un semblant d'intimité.
Un autre passage ridiculise encore plus nettement ces usages : dans la scène 2 de l'acte III, Arlequin demande à son valet les formules officielles pour s'adresser aux personnes haut placées :
Vous devez dire : Votre Grandeur saura » lui conseille-t-il alors. L'étonnement d'Arlequin lui accorde notre évidente sympathie : « Qui jamais a entendu dire qu'on s'adresse à la taille d'un homme quand on a affaire à lui ?
Lisette, tout d'abord, ressort sous les traits de l'archétype de la coquette, qui ne songe qu'à plaire. Sa sœur Flaminia éprouve d'ailleurs bien du mal à la changer :
tu laisseras aller tes regards comme ils iraient si ta coquetterie les laissait en repos ; ta tête comme elle se tiendrait, si tu ne songeais pas à lui donner des airs évaporés ; et ta contenance tout comme elle est quand personne ne te regarde. (I, 3)
Les courtisans, ensuite. Ils ne sont pas plus ménagés par Arlequin qui les charge directement : « il y a une heure que je rêve à quoi servent ces grands drôles qui nous accompagnent partout. Ces gens-là sont bien curieux ! » Encore une fois, la cour est perçue comme un ramassis de personnes inutiles et serviles.
Le prince, enfin. De toute évidence, sa charge n'a rien d'enviable si l'on en croit Arlequin, qui n'y voit que du souci :
Vous me la baillez belle avec vos sujets et vos Etats ; si je n'ai pas de sujets, je n'ai charge de personne ; et si tout va bien, je m'en réjouis, si tout va mal, ce n'est pas ma faute [...]