La connaissance de soi implique l'étude des passions, des actions, des sentiments, des pensées. Mais l'être est polymorphe : quelle méthode sera efficace pour l'englober et l'approcher ? S'interroger sur la connaissance de soi dans Cleveland, c'est s'interroger sur les formes et modalités prises, au sein du roman, par les tentatives de recherche d'une vérité intérieure. Cleveland constitue un champ d'exploration privilégié au niveau ontologique, philosophique, métaphysique
Considérations historiques et philosophiques : au XVIIe, les recherches de Descartes, dans les Méditations métaphysiques et le Discours de la méthode ont montré que la perception des émotions et l'analyse du sentiment sont possibles car c'est un même moi qui perçoit et qui sent. C'est ainsi ce que pense Cleveland au début de son récit, à l'instar de Rousseau et de Descartes, qui considère donc que la perception et la compréhension de soi ne pose pas de pb insurmontable. Pourtant, au XVIIIe, et notamment avec la diffusion des thèses de Malebranche, de nouvelles considérations entrent en jeu : c'est moins la confiance qui règne dans les esprits, que ce que Sgard appelle « l'image d'une conscience inquiète, assiégée par les passions et les instincts, et attachée opiniâtrement à la recherche de la vérité » (Sgard). Ainsi, Prévost s'intéresse à ce qu'on appelle au XVIIIè la « métaphysique du sentiment », une tendance philosophique et religieuse de la première moitié du siècle qui tente de donner une image de la complexité de l'âme humaine, et de la difficulté de tendre vers une parfaite connaissance de soi.
Prévost se trouve donc au tournant de deux façons d'appréhender l'humain, complexité qu'il rend par des moyens littéraires : en effet, Cleveland, le personnage, s'il se présente comme un philosophe anglais, n'est pas davantage assuré de mener à terme une connaissance de lui-même : ce sont au contraire les embuches qui guettent le personnage. Par ailleurs, multiples sont les approches : philosophique (il est philosophe) mais aussi littéraire (par l'écriture des mémoires), ou encore sentimentale (la vérité passe-t-elle par l'intuition et l'âme ?). Enfin, si Cleveland paraît concerné au premier chef, le roman démultiplie les personnages en quête d'eux-mêmes et nous pouvons nous demander s'ils représentent des doubles du personnage principal, ou bien s'ils permettent à Prévost d'introduire des nuances. C'est également une véritable psychologie générale que Prévost met au point, et qui doit produire une discours général sur l'homme. Si tout peut paraître simple au premier abord, le roman multiplie les complexités.
Par cette démultiplication, le ou les personnages parviennent-ils à un point d'aboutissement ? Au terme des 15 livres, des quelques 1000 pages, le roman semble fournir moins les clés d'une réussite qu'une illustration de l'éternelle incapacité de l'homme à se connaître. On peut donc se demander si et dans quelle mesure on aboutit à un constat tragique et résigné de Prévost sur la nature humaine : est-ce que Cleveland est foncièrement pessimiste, la seule conclusion du texte étant l'impossibilité de se connaître ? Mais n'est-ce pas également cette prétention au savoir que Prévost met en scène afin de la démystifier, et par une ironie subtile, démontrer l'impasse de la libido sciendi, du désir de savoir ?
Dans un premier temps, nous nous intéresserons aux implications narratives et narratologiques de la connaissance de soi : la recherche d'une vérité intérieure implique un mode particulier de narration, autour du roman mémoire, Prévost mène une interrogation sur la difficulté d'approcher le sentiment par le langage.
Dans un second temps, nous nous intéresserons à la diversité des moyens mis en œuvre pour aboutir à une connaissance, par le personnage autant que par le romancier : la multiplication de ces démarches est-elle source de profit ou au contraire nuit-elle à l'aboutissement ?
Pour enfin comprendre que l'on n'aboutit, dans le texte de Prévost, à aucune vérité, mais si l'enjeu semble être de montrer que l'on ne peut atteindre le fond du puits, cela n'empêche pas la profondeur de l'analyse. On envisagera donc le roman, non comme un point d'arrivée, mais comme une quête et un voyage au long cours, voire comme la construction d'un mythe intérieur propre à dire la condition de l'homme.
Il est Intéressant de s'interroger dans une double perspective : d'abord concernant le romancier, Prévost : quels choix opère-t-il ? Celui de déléguer la narration à un moi-actant. Mais aussi quelles stratégies ce personnage-narrateur met-il en place ?
Prévost délègue la narration, ne l'assume pas. Voir la Préface : le marquis de Renoncour est censé être celui qui a connu le fils de Cleveland, et traduit le manuscrit
double éloignement du personnage principal : paradoxe : on s'éloigne des sources et pourtant c'est pour donner des allures de vérité, pour attester la vérité
Dans les années 1720-40, le référent du roman est un modèle intérieur au roman et non une caution extérieure. Le roman se recentre sur l'intériorité : « je commence donc mon récit » (début L1), formule leit-motiv. L3, « j'entre dans la mer immense de mes infortunes. Je commence une narration que je vais... », fin L3 « j'ai donné à cette narration une étendue... ».
Conscience de la narration : la narration sert à la mise en question de soi. Voir Starobinski : « coefficient d'altérité entre le je narré et je narrant » : dédoublement énonciatif (voir L4, 337-338 = la jalousie de Fanny, et l'analyse de Cleveland sur ses réactions). Cleveland est lecteur, à rebours, de sa propre vie : l'écriture de soi permet de comprendre. Le roman mémoire est une stratégie narrative pour connaître le cœur humain du narrateur mais aussi pour connaître l'autre.
Conclusion : introspection par la rétrospection : presque une cure psychanalytique (au risque de l'anachronisme), plongée dans le souvenir et relecture des évènements. Exemple : à l'orée de la nuit avec Cécile, dans le Pavillon de Saint Cloud : 556 « je sens trembler ma main, en commençant le récit d'une des plus funestes aventures de ma vie ». Mais Cleveland écrivant est confronté au problème de l'ineffable (que tout individu mais aussi que tout romancier rencontrent).
La connaissance de soi passe par la venue du souvenir, qu'il faut muer en langage; Etape stratégique mais néanmoins complexe, que le roman ne manque pas de mettre en scène.
Quand Bridge vient d'annoncer à Cleveland que Fanny est partie avec Gelin (p.464) : image de l'âme qui recule, débordement des sentiments, pas de mots pour dire le sentiment [ce que Stephan Zweig appellera la « confusion des sentiments »]
863, début L12, début du bonheur : il parle à Clarendon (p.862-863) de manière métaphorique d'un pays inconnu, d'une nature vierge c'est-à-dire sans référent. Prévost mène une réflexion profonde à la fois sur la complexité du sentiment et sur les ressources limitées du langage.
Par les approximations, exemple p.415 : « une masse informe de douleur, dont le poids me presse et m'accable incessamment » : adverbe, adjectif, intensif...
Par la « phrase de l'extrême » (Seguin) : circonstancielles, complétives... : pour faire le tour du sentiment et donner une substance à l'analyse.
Par exemple quand il retrouve Axminster et Fanny au L4 : « des sentiments tels que les miens de pouvaient s'exprimer par des paroles ». C'est aussi une façon de dire le caractère exceptionnel de Cleveland : exemple p.627.
La question d'un langage difficile à appréhender et à trouver est peut-être un problème qui détourne le personnage de l'essentiel. « Entre le passé du héros et le présent du narrateur se trouve l'obscurité d'un destin incompréhensible » (Jean Rousset, Narcisse Romancier). Dès lors, interrogeons-nous : la stratégie narrative permet-elle de comprendre son destin ? Ou bien est-elle un fourvoiement ?
Dans la narration a posteriori, censée être une version éclairée de sa propre vie, Cleveland ne dit jamais avoir compris et tiré les enseignements du temps. Cela traduit un manque de lucidité voire une mauvaise foi dont l'accuse René Démoris qui fait du personnage une sorte d'enfant gâté pour qui la narration n'a pas d'effet : « sagesse égoïste et intéressée, grotesque et odieuse, toujours biendisante car elle se dissimule ainsi à elle même son propre vide ». Quelle connaissance de soi dans ces conditions ?
En effet, par contraste, Fanny, elle, paraît plus lucide. Exemple, L9, dans sa narration, elle s'interroge : p.654 « serait-il donc vrai que toutes ces horreurs qui reviennent en foule à ma mémoire eussent été autant d'artifices et d'inventions de Gelin ? » et à la p.672, elle comprend que la parole aide à prendre conscience et à reconnaître ses erreurs. La parole par le récit rétrospectif permet d'atteindre une vérité : cela est vrai pour Fanny MAIS pas pour Cleveland.
En effet, Cleveland garde les yeux fermés à deux reprises : gestes symptomatiques de la nature profonde de Cleveland :
On peut s'interroger sur la part de jeu de Prévost avec son personnage : les effets de miroir et de reflets, les relectures polyphoniques du passé (par mme Riding puis par Fanny) anéantissent les croyances et les persuasions de Cleveland : à certains moments de la narration, on comprend que la stratégie narrative, est menée par Prévost, et ce, au détriment de son personnage narrateur.
Conclusion : On comprend donc que la forme générique du roman mémoire n'est en aucun cas un genre qui assure l'aboutissement de la connaissance de soi. Au contraire, elle n'est qu'un moyen incomplet par lequel le personnage de Cleveland oublie parfois sa lucidité, que le romancier ne manque de mettre à jour, de façon subtile. Nous allons retrouvé cette polyphonie énonciative, les effets de miroir et d'accumulation dans l'étude des moyens de la connaissance de soi.
Cleveland et Fanny, dans une moindre mesure, partagent le goût pour l'introspection. Cela rejoint le I., mais ici, il s'agit de comprendre l'introspection comme une méthode à part entière.
Exemple : Fanny (727) : raconte que désir d'être seule → couvent Idem : Cleveland : leit motiv du désir d'être seul, sans la société : L1, c'est lui qui demande à sa mère d'aller dans la grotte : « Il n'y a point de solitude que je ne préfère au commerce de cette misérable race »
solitude /vs/ vie sociale, par laquelle on peut trouver un reflet de soi et une façon de se connaître. Dans la grotte se développe le réflexe misanthrope de Cleveland qu'il cultive. Mais : alternance entre vie retirée et vie sociale débridée, dans les divertissements (vie comme à Versailles) >> succession sans logique et surtout sans leçon de vie !
il suit les maximes de sa mère, une simple « imitation » (! Platon et thèse de l'imitation) dont il sent la vérité... >> il n'apprend pas à penser par lui-même mais à raisonner comme les anciens. Prévost montre les faillites de cet apprentissage déconnecté de la vie réelle >> danger des philosophies spéculatives
L6, crise philosophique à Saumur : « tunnel philosophique » selon Erik Leborgne, fable sans queue ni tête : la connaissance de soi mène au néant et au désir de mort et d'infanticide.
sa philosophie ne lui sert pas à affronter les épreuves de la vie : quand Cécile meurt : « il ne me restait rien de mes anciennes maximes [...] j'étais faible comme un roseau qui cède au souffle de ts les vents » : image pascalienne
le pb de la conversion. Fanny s'est tournée vers la religion catholique, et y trouve « une source de lumières et de vertus » /VS/ Cleveland : Annoncée de façon claire dans la préface, la conversion n'est pas franche à la fin de l'œuvre et laisse planer un doute. Entretien avec Clarendon : le bonheur ? comment appréhender la mort ? Comment résister aux attraits du corps ?
Chercher une connaissance en dehors de soi → échec ; mauvaise enquête de soi → échec aussi >> aporie ?
Doxographie : défilé de revue des opinions > peut tourner à la parodie, à l'ironie d'auteur. Dans Cleveland, peut-être une forme de doxographie dans : l'enchaînement des recours : juxtaposition [moyen ironique de Prévost pour montrer l'impasse]. Exemple quand il est à Saint Cloud, un protestant, un janséniste [il ne voit pas de différence entre les 2], un jésuite p.507 : lire : juxtaposition : refus → puis ok ! La polyphonie des discours >> ironie de Prévost
La quête effrénée et insatiable n'aboutit à aucune réponse fixe et assurée car le personnage cherche paradoxalement à atteindre sa vérité par les maximes, le discours gnomique... >> fourvoiement du raisonnement : chercher en dehors de soi, dans un discours normé /vs/ la place de l'individu
Pourtant, si Cleveland ne parvient pas à faire aboutir son enquête, par les moyens qu'il se donne, Prévost, lui, ne donne pas moins une image de l'homme : et ce, par le recours au romanesque
On n'aboutit à aucune vérité (au contraire, l'existence d'une vérité est éliminée), mais on peut envisager la profondeur de l'analyse de soi.
Prévost montre la complexité de l'âme humaine : la métaphysique du sentiment révèle la profondeur de l'être, elle met en avant l'étude des états limites de la conscience et de l'humain l'approche de soi doit ainsi allier diverses méthodes : la philosophie ne suffit pas [son éducation maternelle le prouve bien] mais il faut reconnaître la raison tout de même ; la religion n'est pas certaine, mais il faut croire en une instance créatrice et en un au delà... ; la raison ne suffit pas, car « le philosophe est homme par le cœur » >> intuition, sentiments et raison
Prévost s'éloigne de Descartes : le moi évolue sans cesse, il n'est pas une chose que l'on peut nommer -> pt-être une manière de dépasser l'aporie créée par la doxographie évoquée précédemment : l'ironie de Prévost touche la prétention à se connaître par des moyens inutiles. Mais il reconnaît avec son personnage la complexité du moi. Exemple : Joie et douleur peuvent se toucher de près, quand il retrouve, au L4, Fanny, avec les Abaquis : 322. Evolution dans le temps : le décalage de l'information : moment vécu/moment analysé/moment compris : le roman mémoire permet cette synthèse improbable.
On peut donc conclure sur la complexité de l'œuvre et de la pensée de Prévost, auquel le lecteur a accès par le roman. Cette complexité narrative et thématique donne à voir à son tour la complexité du cœur humain.
La difficulté de Cleveland fait écho aux considérations philosophiques de l'époque, comme l'écrivait Etienne de Gamaches, Système du cœur, 1704 : « on est trop proche de soi pour se bien voir. Il faut presque se deviner ». Prévost pose au sein de son œuvre le pb des moyens efficaces de la saisie de toute subjectivité. Mais il résout en partie ce problème par le genre des mémoires auxquels il associe l'ironie, le romanesque, et le mythe intérieur pour donner substance au plus prêt à la sensibilité des années 1720.