Il faut maintenant élaborer une théorie de l’art qui soit conforme à sa valeur spéculative. Dans son cours d’esthétique, Hegel consacre deux chapitres à l’histoire des idées sur l’art et le beau. Le premier est intitulé « Les théories empiriques de l’art », le second « L’art envisagé d’un point de vue philosophique ». Ce premier chapitre évoque des théories qui n’ont pas su construire philosophiquement leur objet à cause de « deux procédés qui semblent s’exclure mutuellement et nous empêcher d’arriver à un point de vue positif. ». Deux procédés qui ne nous sont pas étrangers :
La première façon « prend pour point de départ le particulier et l’existant. » : elle s’appuie sur la considération des caractéristiques réelles de quelques chefs d’œuvre pour en tirer des règles et des propositions à valeur générale. Hegel cite la Poétique d’Aristote comme exemple. Comme tout empirisme, cette méthode part de la bonne intention de considérer l’œuvre en elle-même, de s’en tenir à la réalité, de rendre compte de ses détails. Mais le problème des détails, c’est qu’ils sont infinis ! On peut s’extasier des heures sur une nuance de couleur dans un tableau, il y a d’ailleurs une infinité de nuances et une infinité de tableaux. Non pas qu’il faille nécessairement parvenir à un discours conclusif qui dise le dernier mot sur l’œuvre mais il semble utile de dépasser une accumulation de détails dont le foisonnement ne permet plus de saisir un quelconque sens. De plus, les notations de détail qui devraient être précises s’abîment souvent dans la banalité : « ces déterminations ne sont le plus souvent que des réflexions banales et dont la généralité même les rend impropres à des applications particulières, alors que c’est justement cela qui importe. ». Ou alors, le spectateur extasié peut se réfugier dans l’indicible. La méthode empirique nous plonge dans une série de distinctions infinies, dans le foisonnement d’œuvres nécessairement très diverses puisqu’elles procèdent de l’imagination. Comme pour ce qui est de la certitude sensible qui au fond ne nous dit rien, l’appréhension empirique des œuvres se perd en une infinité de discours sur chaque œuvre. Hegel peut donc affirmer que pour lui « il n’est pas question ici d’un examen intelligent, perspicace, ingénieux, d’œuvres d’art particulières. ». La méthode empirique est ingénieuse, on peut donner des interprétations intelligentes, faire des remarques fondées sur le détail des œuvres. Mais tout ceci ne nous dit pas ce qu’est l’art et son rôle pour la conscience pensante. « le connaisseur peut bien lui aussi s’en tenir au coté purement extérieur, technique, historique sans soupçonner quoi que ce soit de la nature profonde de l’œuvre d’art. ». On entre dans une analyse infinie du détail. Le connaisseur n’est pas inutile mais on ne peut se contenter d’un amateurisme éclairé.
L’autre manière d’aborder l’art est purement théorique, elle « se propose de définir le beau comme tel sans sortir de ses limites et de dégager son idée. ». Elle trouve son origine chez Platon mais elle a tendance à dégénérer en une métaphysique abstraite qui ne fournit aucune détermination précise de l’idée du beau et qui pose un idéal de beauté extérieur à l’œuvre, niant ainsi son autonomie.
Une réelle théorie de l’art doit donc saisir l’art sous un concept mais aussi tenir compte des œuvres d’art concrètes : c’est le sens de la classification historico-logique des formes d’art que Hegel propose. Il ne s’agit pas de construire une métaphysique normative qui partirait de l’idée du beau ni une vision empirique des œuvres qui n’aboutirait qu’à un amateurisme éclairé (que Hegel ne méprise pas mais qu’on ne peut tout de même pas faire passer pour de la philosophie.) Le souci du particulier tout comme l’attrait pour l’universel échouent donc à s’élever jusqu’à une conception philosophique du beau.
C’est avec Kant qu’apparaît une véritable construction philosophique du beau. « Il voit dans l’art comme un milieu où s’opère la conciliation entre l’esprit abstrait, reposant sur lui-même, et la nature, aussi bien dans ses manifestations extérieures que dans ses manifestations intérieures, affectives et psychiques. ». Il faudra simplement « concevoir d’une façon plus large et plus compréhensive l’unité telle qu’elle se réalise entre la liberté et la nécessité, entre l’universel et le particulier, entre le rationnel et le sensible. ». Il n’y a pas eu de réelle esthétique avant Kant car personne n’avait saisi le sens philosophique de la beauté de œuvres d’art qui est d’incarner cette réconciliation. L’esthétique est une invention moderne qui n’est possible qu’avec la prise ne compte effective de la sensibilité. L’émergence de l’esthétique montre que la philosophie a enfin su comprendre l’humain dans sa totalité et assigner un statut véritablement humain à la sensibilité. C’est en allant plus loin dans la compréhension de l’œuvre comme réconciliation de l’idée et du sensible que l’art peut trouver un réel statut scientifique (conceptuel). Il faut dépasser Kant pour approfondir la spiritualité de l’art.
C’est ce qui explique la critique sévère que Hegel fait de l’imitation dans la mesure où l’imitation assujettit l’art à la nature, c’est-à-dire à ce qui est déjà donné.