Dans la Phénoménologie de l’Esprit l’art est englobé dans la religion : il succède à la religion naturelle qui voit l’absolu dans les phénomènes naturels et précède la religion manifeste qui voit l’absolu dans l’intériorité du sujet. L’art est sous la forme de la Religion Esthétique : il manifeste le divin sous la forme des représentations artistiques : « la figure (de l’absolu) s’élève à la forme du Soi par la production de la conscience en sorte que celle-ci contemple dans son objet son opération ou le Soi. ». C’est le niveau de la conscience de soi de la religion. C’est bien sûr l’art Grec qui est au centre des analyses de Hegel.
Une telle optique peut sembler réductrice car l’art ne se limite pas à des contenus religieux et Hegel étudiera ensuite l’art hollandais ce qui dans sa Philosophie de l’Esprit le conduira à une autre présentation de l’art. Ce qui est néanmoins dit et qui le restera tout au long de la réflexion hégélienne c’est que l’art manifeste l’absolu, il ne peut être réduit à la construction d’un objet pris dans la particularité. C’est ce qui distingue l’objet d’art d’un objet technique, tout entier marqué par la finitude.
Avec la religion esthétique, l’art se libère de la nature, il n’est plus imitation des animaux ou cristal inerte qui enferme la mort (Hegel vise l’art égyptien, les représentations animales et les pyramides, art qui est proche de l’artisanat). C’est le corps humain, habité par la spiritualité qui devient objet de représentation. « La figure humaine se libère de la figure animale à laquelle elle avait été mélangée. ». Mais dans l’œuvre d’art plastique la conscience de soi de l’artiste ne se retrouve pas : l’œuvre est bien engendrée par une conscience, construite par les mains de l’artiste mais dans l’admiration qu’elle suscite « il n’y retrouve ni la douleur de sa formation, ni l’effort de son travail ». L’œuvre est immobile, elle n’est pas une synthèse de ses moments mais un résultat scindé du processus qui l’a engendré. C’est pourquoi, l’hymne est supérieur à l’œuvre plastique (ensuite Hegel accordera un statut à part à la poésie.). « L’œuvre d’art requiert donc un autre élément de son être-là…Cet élément supérieur est le langage – un être-là qui est existence immédiatement consciente de soi. ». L’art ne peut aller sans conscience de soi. C’est pourquoi les arts du langage sont donc supérieurs aux autres. La religion esthétique culmine dans le culte, la fête en l’honneur du dieu où le mouvement devient œuvre vivante. Elle devient vraiment conscience d’elle-même dans la tragédie « langage supérieur ». Cependant la conscience de soi dans la tragédie reste encore distincte du destin comme le montre bien la scission entre le chœur et les héros. La comédie achève cette scission en vidant de leur contenu les valeurs comme le bien, le beau pour les livrer à la fantaisie subjective.
Dans cette analyse de l’art, ce qui ressort c’est que l’art est lié à la religion en tant qu’il manifeste une étape de la conscience de soi mais qu’il reste un moment partiel puisque la conscience de soi ne parvient pas par l’art à se réconcilier totalement avec elle-même. L’art ne peut être compris que par ce qui le dépasse et il est pénétré de la religion. Il n’y a pas encore de réelle autonomie de l’œuvre d’art. sa finalité est de représenter un contenu religieux. Dans ce cas, l’immédiateté est seulement pour la sensibilité c’est-à-dire pour une faculté qui en elle-même ne peut distinguer un objet d’art d’un objet quelconque. Dans la Phénoménologie, le statut de l’art reste flou car il n’a pas de réelle autonomie. C’est un moment qui n’en est pas vraiment un car il ne se distingue pas encore de la religion. L’œuvre semble n’être que l’expression de quelque chose qui lui reste extérieur.
Dans la Philosophie de l’Esprit de 1827 l’art est étudié pour lui-même comme la première section de l’esprit absolu. L’Esprit conquiert son effectivité à travers l’art. L’art conquiert sa réelle dignité spéculative. Dans le §556, Hegel analyse le sens de l’art. L’art est un savoir de l’esprit, non pas le savoir d’un objet (qui serait un savoir de l’entendement) mais un savoir que l’esprit a de lui-même. Il est donc pris dans une contradiction qui constitue son identité : il est un savoir sous forme sensible donc sous forme finie « le moment de la finitude de l’art ». Finitude qui se manifeste par la juxtaposition de trois moments de l’art : l’œuvre comme objet matériel, le sujet producteur comme imagination productrice, le sujet intuitionnant l’œuvre comme jugement esthétique. La juxtaposition de ces trois moments montre la finitude de l’art car chaque moment peut être compris comme étant déterminé par l’extériorité. Mais dans le même temps, l’art est infini car il est « représentation concrète de l’esprit en soi absolu ». Il présente l’absolu dans son être autre, dans la matérialité sensible. Il est une façon qu’a le spirituel de se représenter lui-même.
L’art ne doit pas être compris comme un simple support, un élément accessoire, qui serait comme le vêtement que prend l’absolu pour descendre dans le monde sensible. Il y a pour l’Esprit une nécessité d’en passer par la représentation sensible comme il lui était nécessaire de commencer par la certitude sensible : il doit réassumer en lui le sensible pour le libérer de sa matérialité et le spiritualiser pour que rien ne demeure extérieur à lui. B.Bourgeois, commentateur de Hegel, résume cette nécessité par l’expression « Est libre qui libère ». L’Esprit se doit de libérer l’empirique et le sensible de sa propre finitude sinon, lui-même ne pourrait être infini. La philosophie est nécessaire pour comprendre le sens de l’art mais l’art est tout aussi nécessaire pour parvenir à la spéculation philosophique véritable. Dans la Philosophie de l’Esprit, l’art devient un véritable moment de l’absolu.
L’art est défini comme une synthèse de la représentation et de l’image dans l’additif au § 556 : « la représentation universelle est l’intérieur… l’image par contre est l’extérieur. ». Hegel pose le problème que Kant résolvait par le schématisme. A la représentation manque le caractère imagé, à l’image manque d’être la représentation d’un universel. L’unité « la traduction imagée de l’universel et l’universalisation de l’image » ne peut se faire comme la juxtaposition accidentelle d’une forme et d’une matière, d’un contenu mais seulement lorsque la représentation « se fait l’âme de l’image ». Comme l’âme dans un organisme est ce qui donne sens et vie à chaque élément, la représentation est immanente à l’image, dans chaque élément, elle en est l’âme. L’art n’est pas un message inscrit dans un matériaux, comme un texte qui peut être inscrit sur divers supports. Elle est l’âme de l’œuvre comme d’un organisme vivant. On ne peut scinder la forme et l’image : l’art est figuration. La figure est forme incarnée. « L’activité de l’intelligence, qui est de cette manière encore conditionnée, libre seulement relativement, nous l’appelons activité symbolisante de l’imaginaire. ». Elle est libre relativement à l’absolu qu’elle manifeste, conditionné par rapport à la matière dans laquelle elle le manifeste. Hegel continue l’analyse avec celle de l’allégorie, du symbole et du signe : avec le signe, la représentation se libère du matériau : «En tant que la représentation universelle libérée du contenu de l’image a fait d’elle-même dans un matériau extérieur, arbitrairement choisi par elle, quelque chose d’intuitionnable, elle produit ce que l’on a à nommer un signe. ». Dans le signe, la représentation s’émancipe de l’image pour conduire directement au sens. L’œuvre d’art n’est donc pas entièrement signe, l’art est immersion de la représentation dans le matériau. L’art tend vers le langage mais il n’est pas entièrement langage car dans l’art, la représentation ne traverse pas le matériau comme un milieu neutre, elle se l’incorpore dans sa totalité. C’est la mince frontière entre poésie et philosophie.
L’art parvient à « concilier la nature et la réalité finie avec la liberté infinie de la pensée compréhensive. » Est I Il est essentiel à l’esprit d’en passer par l’art même si l’art doit être ensuite dépassé. L’immédiateté à soi est donc intégrée à la conscience de soi de l’esprit. C’est ce qui permet de la retrouver au niveau supérieur de l’esprit, dans l’élément de la pure spéculation philosophique, comme une immédiateté résultant de la médiation, comme « résultat calme » ou « repos translucide et simple ». L’esthétique ne peut rester extérieure à la conscience, n’être qu’affaire de sensibilité sinon, l’entendement (sur le modèle kantien) reste pris dans une discursivité infinie et coupé de la raison puisqu’il ne peut jamais parvenir à une vision synthétique de lui-même. L’art est un moment fondamental dans la vision hégélienne de la philosophie pour intégrer l’esthétique à la raison et surmonter la tragique division kantienne de l’esthétique et de l’analytique.
Cette immersion de la représentation dans l’image, cet équilibre est la beauté. C’est pourquoi pour Hegel, l’art s’identifie au beau.