L’art romantique aboutit à l’ironie qui dissout tout contenu. Le moment de la beauté est perdu avec le monde grec. L’art est-il mort ? « L’art ne fournit plus cette satisfaction que des besoins spirituels que des temps et des peuples anciens ont cherché en lui et trouvé seulement en lui…. L’art est pour nous, suivant le côté de sa plus haute destination, quelque chose du passé. De ce fait, il a perdu pour nous aussi sa vérité et sa vitalité authentique » Est.I. L’art est chose du passé, il est dépassé. Mais il faut se souvenir que pour Hegel le dépassement est toujours un dépassement spirituel et non une mort matérielle : aufheben c’est à la fois dépasser et conserver. Il ne s’agit donc pas de la fin matérielle de l’art dans la thèse hégélienne de la fin de l’art. L’art peut continuer comme production individuelle exprimant la créativité de la subjectivité. « On peut bien espérer que l’art s’élèvera et s’accomplira de plus en plus ». dit même Hegel. L’art n’a plus aujourd’hui de destination absolue mais cela ne signifie pas qu’il n’y a plus d’art, il retombe simplement dans la contingence. L’art devient : « seulement un jeu avec les objets » où s’exprime la créativité individuelle. L’art n’est plus consensuel : il n’exprime plus l’esprit d’un peuple, d’où la difficulté à reconnaître pour artistique un objet, problème qui est relativement récent.
Notre rapport aux œuvres suppose une piété historique plus qu’une émotion esthétique immédiate : Phénoménologie de L’esprit « le destin ne nous livre pas avec les œuvres de cet art leur monde, le printemps et l‘été de la vie éthique dans lesquelles elles fleurissaient et mûrissaient mais seulement le souvenir voilé ou la recollection intérieure de cette effectivité. ». L’œuvre nous apparaît comme un fruit mort, une fleur sèche. Elle évoque un monde auquel nous n’appartenons plus. « L’admiration que nous éprouvons à la vue de ces statues …. Est impuissante à nous faire plier les genoux. » EstI L’immédiateté est perdue. L’œuvre devient un objet pour l’entendement, une sorte de document, au mieux un objet de réflexion pour la philosophie : « Nous respectons l’art, nous l’admirons ; seulement, nous ne voyons plus en lui quelque chose qui ne saurait être dépassé, la manifestation intime de l’absolu, nous le soumettons à l’analyse de notre pensée, et cela non dans l’intention de provoquer la création d’œuvres d’art nouvelles, mais bien plutôt dans le but de reconnaître la fonction de l’art et sa place dans l’ensemble de notre vie. ».
La mort de l’art peut se comprendre avec le dépassement interne de l’art romantique. L’art est lié à la religion. L’art grec manifeste la vie spirituelle du peuple grec. C’est une religion esthétique. Quand l’art atteint sa perfection, il est la religion du peuple grec, sa manifestation sensible. Quand la religion s’intériorise, c’est la fin du grand art. Pour Hegel, l’art appartient au passé car la religion s’est intériorisé avec le christianisme, elle a dépassé l’art et plus encore, la philosophie spéculative dépasse la religion : « L’art reste pour nous quant à sa suprême destination une chose du passé. »
L’art plonge dans l’inessentiel : l’indifférence à l’égard de l’objet caractérise l’art romantique. « tout peut trouver place dans la représentation romantique, le grand et le petit, l’important et l’insignifiant, le moral, l’immoral et le mauvais, et plus l’art se sécularise pour ainsi dire, plus il s’enfonce dans le fini du monde. » L’art romantique se caractérise par le triomphe de la subjectivité. Les deux arts romantiques sont la peinture avec le portrait et la musique rapportée aux sentiments intérieurs de l’âme. Mais peinture et musique doivent laisser place à la poésie qui est plus proche de l’intériorité du concept. L’art romantique abouti à une contradiction, une élévation du sujet au détriment de l’objet. C’est le triomphe du banal. Hegel évoque l’art hollandais ou Shakespeare. L’objet devient un prétexte pour affirmer l’intériorité du sujet. L’objet devient aussi une simple façon d’affirmer la virtuosité de l’artiste. Le style devient l’essentiel de l’art. Le signifiant l’emporte sur le signifié. L’objet est quasiment détruit. Hegel vise l’ironie romantique. « la représentation devient un jeu avec les objets. ». C’est l’art qui se nie lui-même. Le génie aboutit à une fin de l’art, une dissolution du sérieux du contenu. L’art ne parvient cependant pas à exprimer la subjectivité, c’est pourquoi il doit se dépasser dans la religion et la philosophie. « Toutes les fois qu’il y a finitude, l’opposition et la contradiction réapparaissent et la satisfaction reste purement relative. » Est I. Le dépassement de l’art est inscrit dans l’art, dans l’inévitable finitude qu’il comporte puisqu’il est sensible.
La mort de l’art peut aussi se comprendre comme l’incapacité de l’art à exprimer l’esprit du peuple. Le triomphe de la subjectivité romantique ôte à l’art tout contenu substantiel et l’œuvre n’exprime plus l’esprit du peuple mais seulement la fantaisie de son auteur. On va désormais rechercher dans l’œuvre l’originalité, la créativité.
La fin de l’art c’est aussi le dépassement de l’art dans la philosophie. « notre époque nous apporte de nouvelles raisons qui justifient l’application à l’art du point de vue de la pensée. Ces raisons découlent des rapports qui se sont établis entre l’art et nous, du niveau et de la forme de notre culture. L’art n’a plus pour nous la haute destination qu’il avait autrefois. Il est devenu pour nous objet de représentation et n’a plus cette immédiateté, cette plénitude vitale, cette réalité qu’il avait à l’époque de sa floraison chez les Grecs. ». L’oiseau de Minerve ne se lève qu’au crépuscule. Si la philosophie s’approprie l’art c’est qu’il est parvenu à son terme. « On est porté de nos jours à se livrer à des réflexions, à des pensées sur l’art. Et l’art lui-même, tel qu’il est de nos jours, n’est que trop fait pour devenir un objet de pensées. ». L’art n’est plus la vivante expression d’une foi, il devient simple objet de réflexion. Et il se conçoit lui-même comme tel : l’art devient réflexion sur l’art, il perd toute immédiateté. L’art est l’innocence de l’esprit, or, on ne revient pas en arrière. Ce qui ne signifie pas que l’on n’apprécie pas les œuvres d’art, on les apprécie peut-être encore plus, avec moins de naïveté et un peu de nostalgie.
La lecture hégélienne de l’art résorbe t-il l’art dans le concept ? Hegel raille les Oh et les Ah de la sensibilité. Comme la culture, c’est-à-dire cette fragile frontière qui nous sépare de la barbarie et de l’animalité est constituée de discours et non d’interjection, on ne peut s’attarder trop longtemps sur ce qu’il y a d’ineffable dans l’art. Mais Hegel sait bien qu’une œuvre n’est jamais un concept : « l’art s’intéresse à l’existence individuelle de l’objet, sans chercher à le transformer en idée universelle et concept. ». Il ne s’agit pas de nier l’art car ce que est dit par l’art ne peut être dit par la religion ou la philosophie, tout contenu a une forme déterminée et l’art exprime dans la particularité concrète des œuvres et chaque détail de l’œuvre compte (c’est d’ailleurs ce qui fait la grandeur d’une œuvre, que chaque détail y soit signifiant et non contingent) « Il n’y a rien dans l’œuvre d’art que ce qui se rapporte au contenu et sert à l’exprimer. ».
La thèse hégélienne propose une lecture philosophique de l’art qui respecte la particularité de l’oeuvre et n’annule pas non plus la philosophie dans l’art. Chez Nietzsche et Heidegger, le rapport philosphie-art est beaucoup moins clair.
Si l’on ne veut pas être hégélien, il faut casser le rapport art-philosophie : penser que l’art n’a pas du tout besoin d’un discours philosophique et que donc, si l’œuvre n’est pas un objet naturel, il y a un discours de l’œuvre qui est discours proprement artistique. L’art searit son propre commentaire, sa propre critique (c’est ce que pensaient d’ailleurs les romantiques allemands). Si on ne sacralise pas l’art, il reste un discours fragmenté sur chaque œuvre. Pour ne pas tomber dans le discours sociologique, psychologique ou psychanalytique, il faudrait un discours proprement artistique sur l’art, il faudrait que chaque œuvre engendre une œuvre l’expliquant… Il est difficile de penser une autonomie au moins spéculative de l’art. Peut-être que l’art peut se passe de discours et c’est certainement le cas pour ce qui est de sa production : l’artiste n’attend pas une théorie philosophique qui l’autorise à produire mais pour nous qui ne sommes pas des artistes l’art a cependant un sens et il semble difficile d’éluder une réflexion philosophique sur ce sens. Hegel nous montre que la réflexion philosophique n’est pas nécessairement une méconnaissance de la particularité de l’art.
De plus, il serait superficiel de réduire la vision hégélienne de l’art à un pur et simple exemple de l’autophagie du philosophe qui dans un délire de puissance veut tout réabsorber dans le concept. N’oublions pas que Hegel termine sa Phénoménologie de L’esprit par deux vers de Schiller « Du calice de ce royaume des esprits écume jusqu’à lui sa propre infinité. » (Die Freundschaft). Bel hommage rendu à un poète qu’il aimait particulièrement, bel hommage que la philosophie spéculative rend à la poésie.
Mais surtout, la préface utilise la puissante métaphore du délire bachique pour exprimer ce qu’est la nature de la vérité : « Le vrai est ainsi le délire bachique dont il n’y a aucun membre qui en soit ivre ; et puisque ce délire résout en lui immédiatement chaque moment qui tend à se séparer du tout – ce délire est aussi bien le repos translucide et simple. ».
Le rite de Dionysos est évoqué dans la religion esthétique comme œuvre d’art vivante : la vie de la vérité est sa propre œuvre d’art vivante, c’est l’art qui sert de métaphore pour exprimer ce qu’est le vrai. Et le rapport esthétique de la conscience à elle-même réapparaît « le repos translucide et simple » comme le point d’orgue du discursif. Il n’est pas besoin de faire appel aux forces irrationnelles de la vie comme le fera Nietzsche pour prendre au sérieux l’art, pour comprendre qu’il parle à notre sensibilité mais à une sensibilité humaine, donc parcourue de spiritualité. Hegel prend au sérieux l’art, il ne le réduit pas à la philosophie qui le rendrait inutile ou purement décoratif . Mais dans le même temps, il prend au sérieux la pensée. Pas plus que la pensée ne fait disparaître le besoin d’art, l’art ne fait disparaître l’exigence de la pensée car l’art n’est pas la vie, il reste toujours une forme de pensée de la vie contrairement à ce que dira Nietzsche.
C’est sur cette identification de l’art et de la vie que repose la pensée de Nietzsche qui verra dans l’art le remède et l’alternative à la pensée rationnelle et qui exaltera l’art comme une nouvelle philosophie et comme une nouvelle forme de vie. Mais cette conception nous fait plonger dans l’irrationalité et la naturalisation du spirituel tout comme ensuite Heidegger, reprenant Nietzsche, modèrera sa conception de l’art sur une conception mystique de l’être que l’art nous révèlerait. « Penser la vie » était le mot d’ordre de Hegel à Francfort, avec l’art nous pouvons la penser de façon sensible sans cesser pourtant de la penser.