La pratique de la poésie se manifeste chez Maurice Rollinat dans la libération vis-à-vis d'une pratique « religieuse » de la poésie, avec le double sens que peut avoir le terme « religieuse » : à la fois ce qui se rapporte à la religion (ici, la religion chrétienne) mais aussi toute application, toute dévotion (cette fois-ci vidée de son sens religieux : tout scrupule à bien faire). L'art de Rollinat s'éloigne de cette religiosité à la fois par sa poiesis et sa praxis, c'est-à-dire autant par sa façon créatrice que par sa façon de pratiquer ces vers. Ce double éloignement confère à la poésie de Rollinat – et à sa voix – une dimension blasphématoire.
Les témoignages abondent pour décrire les prestations de Rollinat : Léon Bloy, auteur et critique chrétien dont nous avons déjà parlé, décrit avec précision la première fois qu'il a vu Maurice Rollinat sur scène :
Il se mit au piano et chanta pendant près d'une heure. Il chanta des vers de Baudelaire et quelques-uns de ses propres vers. Dès les premières notes, je vis une chose que je ne me croyais pas destiné à voir. Une foule, à la lettre, ne respirant plus, comme si les doigts de ce très savant magicien mis en contact avec les touches, faisaient couler sur nous tous qui étions là un fluide extatique et stupéfiant.1
On comprend à quel point Maurice Rollinat attirait le public par son aura particulière. Les mots employés par Léon Bloy décrivent une expérience qui relève de l'extase et presque de l'hypnose. Il voyait d'ailleurs en la musique de Rollinat l'incarnation d'un nouveau langage :
La musique, infiniment étrange, tout à tour suave et déchirante, s'enroulait à la plus cruelle et à la plus navrée des poésies dans une étreinte et dans un enveloppement si serrés et si forts ; elles adhéraient et se collaient l'une à l'autre si tenacement, si inflexiblement – dans le centre d'un tourbillon si surhumain de clameurs, de sanglots et de prières – qu'on pouvait croire vraiment qu'à force d'intensité et à force d'art, une nouvelle espèce d'art androgyne et miraculeux, à la fois terrestre et angélique, venait enfin combler l'implacable abîme de deux milliards de cœurs humains qui sépare la réalité du rêve2.
Cette interprétation est par deux fois intéressante pour nous : elle est d'abord celle d'un contemporain, qui a entendu et vu Rollinat (alors que nous sommes réduits à imaginer sa voix d'après des dessins d'époque), et ensuite celle d'un admirateur de Rollinat, mais d'un admirateur chrétien, dont la rencontre avec Rollinat a été décisive car elle l'a amené à remettre en cause sa conception de la chose religieuse et à infléchir sa carrière d'écrivain et de critique3.
Grâce à des témoignages de ce type, on comprend que Rollinat occupe une place particulière, au sein de la déjà particulière bohème parisienne fin de siècle. Sa voix n'est pas angélique, il ne récite pas ses vers avec lyrisme, mais crée, par le mélange d'une voix qui recouvrait plusieurs octaves et d'une gestuelle particulière, une « espèce d'art androgyne et miraculeux ». La particularité de cette voix nous entraîne à une double interrogation :
1) Comment cette voix résonne-t-elle dans le cadre chrétien ? quelle est sa charge subversive et blasphématoire ? On peut notamment se poser cette question après avoir envisagé le contenu des poèmes des Névroses de Rollinat comme nous l'avons fait jusque là, et aussi après avoir lu certains témoignages de contemporains qui rapportent, comme Barbey d'Aurevilly : « il a positivement, le diable au corps. Il en a même deux, le diable de la musique et le diable de la mimique4 ». 2)Comment cette voix résonne-t-elle dans le champ poétique de l'époque ?
En résumé, dans quelle mesure ce langage nouveau (composé à la fois des vers – déjà ironiques et subversifs – et d'une musique à bien des égards diabolique) opère-t-il une double désacralisation, à la fois religieuse et poétique ? Et en filigrane, on peut se demander pourquoi Rollinat a ressenti le désir et peut-être la nécessité de rendre ses vers musicaux ? Question que Michel Poizat pose au début de son ouvrage consacré à la voix5 :
Et la vraie question qui se pose ici, c'est [...] : « Qu'est-ce qui pousse donc l'homme en quête de cette jouissance apparemment si anodine à reculer devant elle ? » Quelle horreur profonde devine-t-il derrière la beauté, ou même simplement la banalité de la voix, au point de l'amener à rejeter dans les abysses du satanique certaines pratiques vocales et musicales ?6
La dualité de l'horreur se mêlant à la beauté dont parle Michel Poizat ressemble à s'y méprendre à ce qu'écrit Léon Bloy de Rollinat (un art « androgyne »), alors que contrairement à Bloy, il consacre son ouvrage à une étude générale et non spécialisée sur la littérature fin de siècle et encore moins sur Maurice Rollinat. Il semble donc qu'il y ait matière à une réflexion qui envisage Rollinat dans le cadre d'une pratique à la fois typique (et même topique) et originale.
En accordant une telle importance à sa voix, Maurice Rollinat semble renouer avec une méthode majeure chez les Latins :
les écrits (scripta) restent inertes tant que la voix ne leur a pas donné vie en les transformants en mots (verba). L'écriture littéraire – au sens vaste du terme [...] – est composée en fonction de son oralisation. Elle est destinée à une lecture expressive modulée par des changements de ton et de cadences selon le genre du texte et les effets de style7.
On retrouve la même différence entre scripta et verba dans la poésie de Maurice Rollinat : les mots écrits ne deviennent des verba, c'est-à-dire qu'ils n'acquièrent leur pleine substance (sémantique et émotionnelle) qu'à travers l'oralisation.
Il est difficile pour nous de mesurer l'enjeu de cette voix, puisque nous ne disposons pas d'enregistrement sonore ni visuel des prestations de Maurice Rollinat. Mais, outre les témoignages nombreux de ces contemporains, nous pouvons nous appuyer sur un poème des Névroses qui traite précisément de « La Voix » (p. 48), et nous révèle donc une partie de l'idée que pouvait s'en faire son auteur :
Voix de surnaturelle amante ventriloque
Qui toujours me pénètre en voulant m'effleurer ;
Timbre mouillé qui charme autant qu'il interloque,
Son bizarre d'un triste à vous faire pleurer ;
Voix de surnaturelle amante ventriloque !
Dès le début du poème, l'image du « ventriloque » élargit le thème de la voix (annoncé par le titre) en associant la voix au mystère qui l'entoure : le ventriloque désigne la personne qui parvient à articuler et à émettre un son de voix sans remuer les lèvres (ou, plus précisément, le pantin qu'il fait « parler »). Représentation symbolique d'un possible dédoublement entre le corps et la voix, le ventriloque est peut-être à associer à la mode de la pantomime au théâtre symboliste, qui représente son double-négatif (la pantomime est réalisée par un acteur en vie, mais qui ne parle pas, alors que le pantin utilisé par le ventriloque est inanimé, mais parvient à parler). Le ventriloque est par essence un ressort du rire en tant qu'il plaque une capacité humaine sur une chose inanimée (comme nous l'avons déjà vu, dans le cadre de l'analyse de Bergson). L'hésitation règne devant ce pantin à l'allure de vivant (on relève les termes « bizarre », « surnaturelle » ou « interloque »).
Dit par elle, mon nom devient une musique :
C'est comme un tendre appel fait par un séraphin
Qui m'aimerait d'amour et qui serait phtisique.
Ô voix dont mon oreille intérieure a faim !
Dit par elle, mon nom devient une musique.
La deuxième strophe est plus apaisante : la voix a pris une apparence angélique (dans la tradition chrétienne, un « séraphin » est un ange). Le séraphin représente, à travers sa voix, la religiosité faite d'amour, et la musique est affectée d'un fort coefficient religieux. Mais déjà, des ruptures s'amorcent : « qui m'aimerait d'amour et qui serait phtisique » est une rupture ironique qui marque une distance avec cette voix angélique, finalement contaminée par la maladie. Le religieux est ramené à sa contingence et à sa matérialité.
La voix est l'objet d'une double représentation (le religieux, l'amour, l'ange /vs/ la maladie) qui permet de dresser deux portraits parallèles comme deux conceptions à part entière et opposées. Michel Poizat explique que la voix et le chant sont compris selon une bipartition imposée par la religion chrétienne dès ses origines. D'un côté, il y a eu la « bonne musique », harmonieuse, attribuée à une origine divine. Il s'agit de la musique du Sage (sapientis selon saint Augustin). De l'autre, il y a eu la « mauvaise musique » attribuée à une origine satanique car faite de disharmonie. Il s'agit de la musique du luxurieux (luxuriantis selon saint Augustin) qui cherche séduction et sensation. Il semble que cette répartition soit aussi à l'origine de la réflexion de Luigi Russolo, puisque dans son manifeste, il proclame l'Art des bruits comme une musique qui veut entrer en rupture avec « la pureté limpide et douce du son8 » qui a toujours prévalu dans la musique. Le son musical traditionnel est trop restreint, nous dit Russolo, « quant à la variété et à la qualité de ses timbres9 » et c'est pourquoi (il insiste) « il faut rompre à tout prix ce cercle restreint de sons purs et conquérir la variété infinie des sons-bruits10 ». Maurice Rollinat semble avoir choisi son camp... : la musique ne vient pas des cieux (ou d'une source limpide), mais « de dessous terre » :
Très basse par instants, mais jamais enrouée ;
Venant de dessous terre ou bien de l'horizon,
Et quelquefois perçante à faire une trouée
Dans le mur de la plus implacable prison ;
Très basse par instants, mais jamais enrouée ;
Oh ! comme elle obéit à l'âme qui la guide !
Sourde, molle, éclatante et rauque, tour à tour ;
Elle emprunte au ruisseau son murmure liquide
Quand elle veut parler la langue de l'amour :
Oh ! comme elle obéit à l'âme qui la guide !
Et quand la voix semble obéir « à l'âme qui la guide », ce n'est que pour mieux pasticher l'écriture sentimentale en empruntant ses lieux communs comme « elle emprunte au ruisseau son murmure liquide » sa « langue de l'amour ». Il s'agit là d'une voix stéréotypée, en complet contraste avec la voix que Maurice Rollinat faisait entendre aux Hydropathes et dont il donne finalement la description :
Et puis elle a des sons de métal et de verre :
Elle est violoncelle, alto, harpe, hautbois ;
Elle semble sortir, fatidique ou sévère,
D'une bouche de marbre ou d'un gosier de bois
Elle puis elle a des sons de métal et de verre.
Tu n'as jamais été l'instrument du mensonge ;
Ô la reine des voix, tu ne m'as jamais nui ;
Câline escarpolette où se berce le songe,
Philtre mélodieux dont s'abreuve l'ennui,
Tu n'as jamais été l'instrument du mensonge.
Tout mon être se met à vibrer, quand tu vibres,
Et tes chuchotements les plus mystérieux
Sont d'invisibles doigts qui chatouillent mes fibres ;
Ô voix qui me rends chaste et si luxurieux,
Tout mon être se met à vibrer, quand tu vibres !
« La voix est un objet de jouissance11 » pour Maurice Rollinat, en cette dernière strophe. Véritable mode de transe ou d'extase, pour réemployer l'idée de Léon Bloy, la voix s'empare du poète autant qu'elle charme les spectateurs, et provoque une jouissance physique. La voix telle que la décrit Rollinat permet l'alliance et la fusion des contraires (« si chaste et si luxurieux ») et dépasse ainsi le clivage entre « bonne » et « mauvaise » musique tel que l'a conçu la religion chrétienne. Le blasphème réside précisément dans cette fusion : la voix prononcée englobe luxure et chasteté, réduisant à néant toute hiérarchie entre le Bien et le Mal. Cette voix prolonge la pensée duelle de Rollinat et articule jouissance lyrique, jouissance mystique et dimension transgressive. Rollinat se pose en représentant de Satan sur scène car la religion chrétienne comme l'Islam,
voient le visage du Diable s'esquisser derrière la transgression de la loi divine que chant et musique tendent à commettre, [...] Seul Satan peut ainsi se poser en rival triomphant de la loi divine12.
... seul Maurice Rollinat, en Satan, peut ainsi se poser en rival de la loi divine pourrait-on dire. Rollinat se pose en « diabolus in musica » : il s'agit du nom que l'on donnait, au Moyen Âge, à un intervalle musical particulier (la « quarte augmentée ») autrement appelé « triton ». Pour les musiciens de l'époque, les proportions devaient rester simples et harmonieuses pour rendre une belle musique (et pour la chrétienté, il en était de même). Certains intervalles de notes comme la quarte, l'octave, la quinte étaient particulièrement appréciés. En revanche, le triton, en tant que quarte augmentée d'un ton était désagréable à l'oreille, et c'est pour cette raison qu'il fut appelé « diabolus in musica ». Il nous semble que c'est cette même dissonance qui régit la poésie et la performance musicale de Maurice Rollinat : dissonance et transgression s'incarnent en lui, et plus précisément à travers sa voix.