Et c'est précisément cette dissonance qui permet de relier Rollinat (en tant qu'Hydropathe) à d'autres cercles artistiques comme Dada, ainsi que la pratique artistique : l'art est mis en mouvement, et porte à son achèvement la mutation médiologique que Maurice Rollinat contribue à amorcer. C'est une même méthode qui se dégage : de Rollinat aux Hydropathes à Dada (presque quarante ans après), aux Lettristes (soixante-dix après) ou à Fluxus (quatre-vingts ans après)...
Il ne s'agit pas de créer des liens entre des mouvements qui ne se sont pas forcément connus et/ou influencés réellement, mais de penser la cohérence de ces différents mouvements afin de considérer d'une part Maurice Rollinat comme le maillon d'une chaîne, d'autre part, les Lettristes comme les héritiers de la bohème parisienne fin de siècle :
C'est donc en réalité un seul horizon qui englobe tout ce que la conscience historique contient. [...] Pour comprendre une tradition, il faut donc sans doute avoir un horizon historique. Mais il ne peut être question d'acquérir cet horizon en se transportant dans une situation historique.
La compréhension consiste au contraire dans le processus de fusion de ces horizons soi-disant indépendants l'un de l'autre. [...] La véritable compréhension demande que l'on requière les concepts propres à un passé historique de telle sorte qu'ils incluent en même temps notre propre compréhension1.
L'enjeu de notre réflexion réside donc dans l'élaboration d'une pensée critique qui permette de dépasser l'oubli de Rollinat (et dans une moindre mesure des Hydropathes et du Chat Noir). Pour conférer au cabaret une assise dans l'histoire de l'art, il s'agit de ne pas isoler cet art comme une parenthèse artistique émanant d'une situation particulière, mais au contraire de l'inscrire dans une lignée, de faire « fusionner les horizons » en révélant ce qu'ils ont réellement en commun :
1)l'excès et la dérision, le rire et la blague, dont nous avons longuement parlé à propos de la poésie et de la personnalité de Rollinat ; 2)une pratique libérée de l'art ; 3)mais aussi, malheureusement, l'oubli ou le reniement.
Désormais le temps n'est plus d'abord l'abîme qu'il faut franchir parce qu'il sépare et éloigne. Il est en réalité le fondement qui porte l'advenir dans lequel le présent plonge ses racines2.
Comme le suggère Gadamer, la distance temporelle permet d'établir des liens entre ces divers mouvements qui ont mis en spectacle l'art :
Dada a sans doute porté à son point d'achèvement l'esprit, les méthodes et les outils qu'avaient commencé à forger, depuis quelques décennies, les créateurs de notre « lignée3 » ; c'est lui, aussi, qui a fait passer ces modes d'expression du « mineur » au « majeur ». Dada, comme des devanciers, a compris et systématisé la mise en spectacle de l'art et, surtout, il a fini de « déterritorialiser » le lieu de l'art en même temps que l'espace de la scène4.
Placer Dada dans le sillage des Hydropathes est une manière quasi idéologique de rehausser le statut à conférer aux cabarets post-communards (à l'heure où le Centre Pompidou organise une grande rétrospective Dada...). Marc Partouche propose d'établir une filiation entre ces « cercles », à partir d'un point particulier : la dialectique art mineur / art majeur, et « la mise en spectacle de l'art ». Nous avons déjà esquissé, au début de notre étude, le terreau sur lequel fleurissent les cabarets fin de siècle, avec la nécessaire dérision après la Commune et le sang versé. C'est sur ce ferment intellectuel, artistique et (non)idéologique que se grefferont plus tard Dada et autres mouvements de la poésie Sonore ou Action :
La généalogie de ces artistes se construirait donc, à partir d'un Villon relativement raisonnable, autour de Charles Baudelaire et Edgar Poe, pour se cristalliser au moment des Hydropathes et se prolonger avec Jean-Pierre Brisset, Raymond Roussel et Marcel Duchamp... Le Chat Noir laisse ainsi un double héritage : de proximité, avec la butte Montmartre, et national, voire international, avec Dada, le surréalisme, le collège de 'Pataphysique, le lettrisme, Fluxus, etc. Ce qui se joue dans ce creuset est un mélange comme l'histoire n'en a jamais connu5.
Nous n'allons pas écrire l'histoire de Dada, du Lettrisme ou de Fluxus, mais voudrions seulement relever certains éléments tout à fait caractéristiques de ces mouvements artistiques qui permettent de comprendre leur rapport avec Rollinat et les Hydropathes. Certaines anecdotes sont troublantes de ressemblance : par exemple, celle qui révèle comment Isidore Isou, artiste lettriste, a commencé à se faire connaître du Paris intellectuel des années 1950 :
 l'époque glorieuse du Tabou, quand, tard le soir, Boris Vian, Sartre, Camus, Merleau-Ponty venaient boire et écouter de la musique, Pommerand montait parfois sur une estrade ; de cette hauteur, il récitait, ou plutôt criait, une poésie inédite, en tapant sur un tambourin ; après quoi il passait avec son chapeau recueillir quelques pièces de monnaies à partager avec Isou6.
On retrouve dans ce récit la même dialectique art majeur / art mineur qui structurait déjà la période fin de siècle, et surtout le même opportunisme des tenants d'un Art des Bruits venant gêner les artistes qui écoutent tranquillement de la « musique ».
Et avec Fluxus, la liberté dans l'art est encore à l'honneur :
Le refus de toute forme d'art autoritaire, virtuose, fermé sur la technique, pour une œuvre évoluant librement entre musique, poésie, théâtre, et toute autre forme d'expression, dessinant un domaine foisonnant entre l'art et la vie dans ses manifestations les plus simples et les plus diverses7.
L'art devient une attitude plus qu'une production artistique, et met l'humour au devant de la scène, le même qui veut encore abattre les limites entre les arts.
Il faut être indulgent à ceux qui, au lieu de profiter paisiblement des grandes routes toutes tracées et foulées par les générations précédentes et par les aînés, s'en écartent pour chercher une autre voie. Ils ont au moins de l'audace et du courage, vertus essentielles aux conquérants, si modestes soient-ils. Ils ne sont pas tous des triomphateurs mais il ne faut pas sourire devant le sentier, si petit soit-il, que quelques-uns parmi eux frayent dans n'importe quel domaine, parce qu'il y aura toujours des esprits insoumis qui préféreront aux belles routes battues les sentiers pittoresques et incertains, et aussi parce que des sentiers tracés peuvent devenir, grâce à ceux qui suivront et qu'ils auront tentés, de larges avenues8.
Qu'on les appelle la « ligne oubliée » ou « les générations qui s'écartent des grandes routes toutes tracées », ces artistes font partie d'une histoire de l'art qui partage non seulement la même pratique artistique mais aussi le même destin, qu'il paraît à présent majeur de mettre au jour. On peut à cet égard suivre l'exemple de Maurice Rollinat, qui a fait des Névroses un recueil d'hommages rendus à ses artistes préférés, dans le cadre d'une écriture qui met à l'honneur la filiation poétique et artistique. Rollinat avait déjà ressenti la nécessité de mettre en perspective les arts et les artistes en écrivant sur Baudelaire, sur Poe ou sur Chopin.