Le moment de conclure est délicat quand il s'agit de résumer les analyses d'un poète comme Maurice Rollinat : simplifier ou abréger conduirait à réduire la complexité qui sous-tend sa poésie comme sa personnalité, qui est à la base même du plaisir du lecteur. Il s'agit donc de nourrir encore ces ambiguïtés.
« L'homme ne possède pas de territoire intérieur souverain, il est entièrement et toujours sur une frontière1 ». C'est peut-être à partir de cette considération de Tzvetan Todorov que l'on peut approfondir encore notre lecture des Névroses. Chez Maurice Rollinat, les frontières sont nombreuses et chaque fois extrêmement poreuses : assaillie par les apparitions de « monstres », par la peur, le diable, autant que par les fantasmes, l'âme se montre un faible rempart à l'aliénation qui guette. Du côté du mode de représentation, les frontières sont également minces entre sérieux et risible, entre morbide et joyeux, ou entre sincérité et masque. Ces frontières génèrent des dialectiques et sont autant de tensions qui nourrissent le texte tout en suggérant un renversement des valeurs : cette porosité laisse entrevoir une conception peu « morale » (du point de vue de la tradition judéo-chrétienne) qui met en cause la limite entre le Bien et le Mal, entre le Beau et le Laid :
Enfin difformités, contorsions, laideurs,
Valent autant pour moi que toutes les splendeurs.
Au sourire béat je préfère une larme
Et je laisse les sots admirer ce qui charme2.
Ce projet de préface à Dans les brandes doit éclairer notre approche de Maurice Rollinat : le premier recueil contient la dimension à la fois morbide et blasphématoire d'une écriture qui se rapproche déjà d'un univers centré sur un matérialisme macabre.
La décomposition du corps mort décline, dans un matérialisme morbide et cru, la « vaporisation du moi » de Charles Baudelaire et annonce le sentiment de déréliction d'Henri Michaux. Décomposition et putréfaction rejouent sur le mode mineur la vaporisation de moi et ont en commun la volonté de se détacher des grands sentiments et du lyrisme. Ce désir relève d'une pratique aiguisée de l'ironie visant le poète lui-même, sa représentation dans le texte, mais aussi une tradition littéraire :
L'ironie en régime lyrique « moderne », c'est sans doute cela : une délocalisation de la voix. Cette délocalisation peut être vécue sur un mode euphorique, celui de l'abandon jubilatoire au vertige polyphonique, ou bien sur le mode plus angoissé de la perte de l'identité et de la « vaporisation » (Baudelaire) du moi3.
Avec Rollinat, on est entré dans le rire moderne, dont l'humour est la meilleure illustration : celui qui rit, rit aussi de lui et contribue à une démystification de la mise en avant du « moi ». Ce rire ambigu et l'auto-dérision dépassent l'ironie ou la blague : là encore la frontière est difficilement perceptible, mais c'est cette ambiguïté qui crée le doute et alimente l'humour.
Finalement, l'abolition de ces frontières est la matière même du travail de Rollinat. Il est à la fois à la marge, toujours inclassable, et dépasse les frontières en les résorbant dans une poésie souvent à la limite du blasphème.
Pourtant, cette impossibilité de le « classer » a été à l'origine même d'une méprise et d'une dévaluation de son art, dont nous avons essayé de montrer la multiplicité des facettes. Il est donc temps de le (re)classer, précisément au sein des inclassables, de ceux qui font de l'art une fumisterie, une blague et de leur vie une œuvre d'art. Il convient d'abolir les frontières – les cloisons pourrions-nous même dire – qui le séparent du reste de l'histoire littéraire et artistique. Rollinat nous conduit lui-même sur la voie d'une « réconciliation » qui pourrait ménager un véritable sentiment de l'art, seul dépassement possible d'une situation aporétique. Il développe dans ses Névroses une vision artistique, celle d'un artiste mais aussi celle d'un amateur d'art et il nous semble qu'il serait intéressant de lire le recueil comme on interprète une ekphrasis : comme de l'art créé à partir de l'art, comme un hommage qui se laisse appréhender comme tel, en laissant explicitement apparaître les éléments de la reconnaissance.
Il y a donc un travail nécessaire à accomplir pour reconnaître en Maurice Rollinat et en sa poésie un maillon indispensable d'une certaine vision de l'art. Une telle histoire de l'art permettrait d'un point de vue pédagogique de montrer une cohérence à la période fin de siècle, dans laquelle Maurice Rollinat a toute son importance :
Étudier Rollinat revient donc à constater les failles et les enjeux de la critique littéraire : nous sommes au cœur de la « théorie » au sens où Antoine Compagnon la définit, c'est-à-dire comme « critique de la critique », ou comme « métacritique » :
La théorie fait contraste avec la pratique des études littéraires, c'est-à-dire la critique et l'histoire littéraires et elle analyse cette pratique. [...] La théorie serait donc en première approximation la critique de la critique ou la métacritique. [...] C'est une conscience critique, une réflexivité littéraire4.
Nous avons tout au long de notre étude constaté l'injustice d'une critique qui fait des choix : il n'y a pas de choix à faire, mais une étude à mener, et une nécessité de « produire un savoir nouveau, voire hérétique, ou l'aptitude et l'inclination à produire un tel savoir5 ». Il n'est point de petits maîtres ou d'art mineur, mais un art et des maîtres qui ont tous, à plus ou moins grande échelle, participé, comme c'est le cas pour Rollinat, à une aventure collective.
Certes, d'un point de vue purement matériel, ou, comme nous avons essayé de le montrer, médiologique, l'art de Rollinat sur scène aurait nécessité des enregistrements sonores ou visuels. Peut on lire Rollinat sans Rollinat sachant qu'on ne peut le voir ni l'entendre ? Faut-il considérer que toute lecture et toute interprétation (« interpréter » au sens de : « dégager un sens ») que nous puissions tenter aujourd'hui, en tant que critique, soit vouée à l'échec, en l'absence de l'auteur pour interpréter (au sens : « jouer », « mettre en scène ») son œuvre ? Nos interprétations sont-elles condamnées à être toujours plus fades que si nous étions nés en cette fin du XIXe siècle ? S'il y a une perte considérable de saveur, il faut moins penser cette situation médiologique comme un échec que comme une façon d'interroger les modalités de la critique et de penser l'œuvre de Rollinat dans une histoire de l'art qui ménage une place à la poésie comme art de la scène. « Une révolution médiologique ne se vit pas en direct mais après coup6 » : le cas de Rollinat l'illustre bien, et c'est à la critique de lui rendre ses lettres de noblesse et tout son sens.