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Élodie Gaden (juillet 2006)

C - Le pouvoir de la Danse macabre, « l'inversion tragique » (André Corvisier)

Il y a donc dans cette vision de la mort un renversement 1: la vie est souffrance mais la mort n'est pas une délivrance. Au contraire, la mort n'est rien, pourrait-on dire, à côté de ce que la vie fait endurer à l'homme, et ce, précisément car la mort est omniprésente, y compris dans la vie. Il y a ainsi une forme de renversement ironique qui s'attaque peut-être à la croyance religieuse : loin d'être un passage vers la sérénité, vers ce qu'on appelle généralement la « paix de l'âme », la mort envahit la vie et vient « défier » l'homme. Une des autres représentations du « Memento mori » au Moyen Âge est la « Danse macabre » ou « Danse des morts ».

Illustration n°2 :
Hans Holbein l'Ancien, Image de la mort, 1491, gravure sur bois
Sources : http://fr.wikipedia.org/wiki/Danse_macabre_(christianisme)

1) La Danse macabre : origines. Le Moyen Âge

La Danse macabre est un genre thématique qui évoque la soumission de tout être humain à l’autorité de la mort. Il s'agit le plus souvent de gravures ou peintures qui représentent de façon symbolique une danse dans laquelle un squelette entraîne les personnes les unes après les autres.

En Europe occidentale, la Danse macabre était un genre très en vogue vers la fin du Moyen Âge, dans le théâtre, la poésie, la musique et les arts plastiques, sous la forme de représentations allégoriques de la mort ou d’une procession de morts, généralement sous forme de squelettes, accompagnant des vivants au tombeau. Il s’agissait de rappeler aux humains leur mortalité et même leur égalité devant la mort, d’où la représentation de personnages de toutes les classes sociales.

Cette vogue résulte de l’obsession de la mort qui se manifesta surtout à partir de la deuxième moitié du XIVe siècle : les épidémies de peste qui envahissaient toute l'Europe étaient inexpliquées, et la croyance populaire était que, la nuit, les morts dansaient dans les cimetières.

Hélène Cassou-Yager a analysé dans son ouvrage consacré à Baudelaire2 les aspects de l'obsession de la mort au Moyen Âge. Elle reprend les thèses de Huizinga, qui distingue trois aspects principaux de la mort à la fin du Moyen Âge :

Elle explique bien qu'on retrouve de nombreuses gravures au XVe siècle qui montrent les vers et les serpents grouillant sur le cadavre (on ne peut qu'avoir alors à l'esprit certains poèmes des Névroses...).

Au XVIe siècle, Hans Holbein le jeune donne à la Danse macabre une dimension particulièrement intéressante pour nous : c'est moins l'idée que la mort n'épargne aucune classe sociale, que l'irruption qu'elle fait dans le travail et la joie de vivre qu'il voulait peindre. La cohabitation du bonheur et du malheur, des vivants et des morts... sans oublier l'alliance du sérieux et du comique... autant de pistes qui nous conduisent tout droit vers Maurice Rollinat.

2) La Danse macabre, réactualisée au XIXe siècle

La Danse macabre a été réactualisée au XIXe siècle, particulièrement pendant la période fin de siècle et symboliste. Les artistes trouvent tout naturellement dans les représentations du Moyen Âge (qui exploitaient déjà la situation ironique d'une mort qui vient danser avec les vivants) un appui artistique à leur esthétique macabre.

Un poème des Fleurs du Mal est intitulé « Danse macabre » :

A Ernest Christophe

Fière, autant qu'un vivant, de sa noble stature,
Avec son gros bouquet, son mouchoir et ses gants,
Elle a la nonchalance et la désinvolture
D'une coquette maigre aux airs extravagants.
Vit-on jamais au bal une taille plus mince ?
Sa robe exagérée, en sa royale ampleur,
S'écroule abondamment sur un pied sec que pince
Un soulier pomponné, joli comme une fleur.

La mort est ici représentée sous la forme d'une femme du monde, « coquette maigre », digne de celles que l'on peut admirer dans les bals. Théophile Gautier fait la même description de la mort dans le premier poème de La Comédie de la mort, « Portail » :

[...] La mort fait la coquette et prend un ton de reine,
Et son front seulement sous ses cheveux d'ébène,
Comme un charme de plus garde un peu de pâleur3.

Le portrait de cette femme est caractérisé dans le poème de Baudelaire par des lieux communs : des appréciations morales réduites à des clichés (la fierté et l'extravagance), une certaine physionomie (la taille mince), des attributs matériels (le bouquet, le mouchoir, les gants, la robe ample, et les beaux souliers). Tout porterait à croire qu'il s'agit d'une réelle femme, s'il n'était pas écrit, dès le premier vers, qu'elle n'a de l'humain que l'apparence (« Fière, autant qu'un vivant »). Mais cette apparence pourrait se dévoiler :

La ruche qui se joue au bord des clavicules,
Comme un ruisseau lascif qui se frotte au rocher,
Défend pudiquement des lazzi ridicules
Les funèbres appas qu'elle tient à cacher.

Tout n'est donc que stratégie pour se fondre dans la masse des vivants sans que le masque tombe. Le dernier vers de la strophe le dit par deux fois : explicitement, par le verbe « cacher » (« qu'elle tient à cacher ») ; plus implicitement dans « funèbres appas » qui dit par synecdoque qu'elle est bien une morte (ses « appas » funèbres sont une partie du tout qu'elle constitue).

Ses yeux profonds sont faits de vide et de ténèbres,
Et son crâne, de fleurs artistement coiffé,
Oscille mollement sur ses frêles vertèbres.
Ô charme d'un néant follement attifé.

La morte est la matière d'une description du « vide » et du « néant » : Baudelaire reprend l'image des yeux vidés, qui est un véritable lieu commun de l'allégorie de la mort, pour dynamiser une écriture du gouffre et du néant. Cette fois, le néant est « attifé » c'est-à-dire paré, habillé : ce personnage symbolise la mort et lui donne une incarnation fleurie, bien coiffée... La mort n'est ainsi paradoxalement plus synonyme de gouffre (c'est-à-dire du « rien »), mais du charme de l'apparence. C'est ainsi la perversité de la mort qui est mise en évidence : grâce à l'apparat, elle se dissimule aisément, son apparence la rend insignifiante.

Aucuns t'appelleront une caricature,
Qui ne comprennent pas, amants ivres de chair,
L'élégance sans nom de l'humaine armature.
Tu réponds, grand squelette, à mon goût le plus cher !

Si cette « caricature » répond au goût du poète, c'est avant tout parce qu'elle est, en tant qu'allégorie de la mort, une possible représentation poétique. Elle est le prétexte à l'écriture, elle est source d'inspiration, muse d'un nouveau genre (« Tu réponds, grand squelette, à mon goût le plus cher ! »).

Viens-tu troubler, avec ta puissante grimace,
La fête de la Vie ? ou quelque vieux désir,
Éperonnant encor ta vivante carcasse,
Te pousse-t-il, crédule, au sabbat du Plaisir ?

La mort s'intègre à la « fête de la Vie » : Baudelaire reprend là le topos de la Danse macabre, avec la mort dansant avec les vivants. Dans le contexte du XIXe siècle, cette « fête de la Vie » est à la fois une métaphore pour désigner la vie elle-même (son déroulement joyeux) et une allusion à la festivité de Paris à cette époque (concrètement aux bals ou autres rassemblements mondains). La frontière entre le monde des vivants et celui des morts est tout à fait poreuse : la mort vient danser avec les vivants, son corps mort est une « vivante carcasse »... Le rapport à la mort est ici actualisé en fonction d'une vision très parisienne : si elle signale aux vivants la vanité du plaisir, la mort veut pourtant participer aux fêtes, et garder l'apparence d'une femme du monde, comme par nostalgie.

Au chant des violons, aux flammes des bougies,
Espères-tu chasser ton cauchemar moqueur,
Et viens-tu demander au torrent des orgies
De rafraîchir l'enfer allumé dans ton coeur ?
[...]
Pour dire vrai, je crains que ta coquetterie
Ne trouve pas un prix digne de ses efforts ;
Qui, de ces cœurs mortels, entend la raillerie ?
Les charmes de l'horreur n'enivrent que les forts !
Le gouffre de tes yeux, plein d'horribles pensées,
Exhale le vertige, et les danseurs prudents
Ne contempleront pas sans d'amères nausées
Le sourire éternel de tes trente-deux dents.
[...]
Bayadère sans nez, irrésistible gouge,
Dis donc à ces danseurs qui font les offusqués  :
«  Fiers mignons, malgré l'art des poudres et du rouge,
Vous sentez tous la mort ! Ô squelettes musqués,
Antinoüs flétris, dandys, à face glabre,
Cadavres vernissés, lovelaces chenus,
Le branle universel de la Danse macabre
Vous entraîne en des lieux qui ne sont pas connus !

La mort prend la parole pour mieux cristalliser la ressemblance qui l'unit à l'univers des « dandys » : « l'art des poudres et du rouge » renvoie directement au début du poème à la coquetterie de la mort et aux apparats qu'elle porte pour cacher sa vérité. La fierté (« Fiers mignons ») est un renvoi au premier mot du poème « Fière [...] de sa noble stature ». Alors que la mort prenait l'apparence d'une vivante, les dandys eux, qui sont pourtant bien vivants, deviennent des « cadavres vernissés ». Le poème revient à son point de départ, et rejoue la même scène, mais malgré la similitude des postures, le poème opère un renversement complet. Il y a comme un miroir entre la mort et les dandys, et il s'agit là d'une caractéristique majeure de la Danse macabre du Moyen Âge, comme l'écrit Claude Blum :

Chaque couple constitue un tout à la fois uni et disjoint. Il est uni pour toujours en ce que, nouveauté importante, le mort et le vivant désignent un même être, sont le double, l'image réciproque l'un de l'autre. Nous retrouvons là, définitivement fixée, amenée à sa perfection, la figure du miroir inséparable de l'histoire de la représentation de la mort. Mais, en même temps, chaque couple est aussi disjoint que possible par le refus du vivant d'accepter du mort son image. Et c'est en leur faisant violence que les morts entraînent les vivants, un peu ridiculisés par cette nécessité4.

Le poème de Baudelaire renvoie bien au vivant son propre reflet, comme l'indique Claude Blum, mais cette Danse de la mort est une Danse fin de siècle, avec de nouvelles représentations types comme celle du dandy. Enfin, le poème s'achève ainsi :

[...] En tout climat, sous tout soleil, la Mort t'admire
En tes contorsions, risible Humanité,
Et souvent, comme toi, se parfumant de myrrhe,
Mêle son ironie à ton insanité !

Baudelaire parvient à mêler les caractéristiques de la mort à celles du dandy dans une sorte d'allégorie commune. En effet, la Mort rit des contorsions et de la folie (l'« inanité ») du dandy, alors que les représentations picturales des Danses macabres montrent précisément l'image de squelettes qui se contorsionnent. On ne sait plus vraiment qui rit : la Mort, certes, mais le dandy est bien celui qui, traditionnellement, se moque de cette « risible Humanité ». Enfin, le terme « ironie » est prononcé dans le dernier vers et résonne avec les rires de la Mort autant qu'avec l'attitude du dandy...

Dans La Comédie de la mort, Théophile Gautier fait intervenir à la première personne un mort qui, enfermé dans sa tombe, se lamente de l'attitude de sa femme qui l'a oublié et continue de vivre dans le Luxe et la Volupté :

[...]
Impuissance et fureur ! Être là, dans sa fosse,
Quand celle qu'on aimait de tout son amour, fausse
Aux beaux serments jurés,
En se raillant de vous, dans d'autres bras répète
Ce qu'elle vous disait, rouge et penchant la tête
Avec des mots sacrés.

La suite du poème décrit l'imaginaire mortifère du mort : il élabore en lui-même un projet qui viserait à rappeler à sa femme que la mort ne l'épargnera pas et que la joie n'est qu'éphémère (à la façon des soldats qui rappelaient au grand capitaine en triomphe « Memento mori ») :

Et ne pouvoir venir, quelque nuit de décembre,
Pendant qu'elle est au bal, se tapir dans sa chambre,
Et lorsque, de retour,
Rieuse, elle défait au miroir sa toilette,
Dans le cristal profond réfléchir son squelette Et sa poitrine à jour,
Riant affreusement, d'un rire sans gencive,
Marbrer de baisers froids sa gorge convulsive,
Et, tenaillant sa main,
Sa main blanche et rosée avec sa main osseuse,
Faire râler ces mots d'une voix caverneuse
Qui n'a plus rien d'humain :
« Femme, vous m'avez fait des promesses sans nombre.
Si vous oubliez, vous, dans ma demeure sombre,
Moi je me ressouviens.
Vous avez dit à l'heure où la mort me vint prendre,
Que vous me suivriez bientôt ; lassé d'attendre,
Pour vous chercher je viens !»

Le titre du poème, « La Vie dans la mort », donne déjà la mesure du projet : il s'agit bien de décrire, à la manière d'une Danse de la mort comment les deux mondes s'interpénètrent. Le poème est construit sur une série de dialectiques : les parures de la femme / son corps mis à nu ; le corps en chair / le squelette ; le corps / son reflet dans le miroir ; le rire / les baisers froids ; l'humain / l'inhumain ; le souvenir de la promesse / l'oubli. La définition de Claude Blum citée plus haut correspond ici aussi à la scène décrite par T. Gautier et on peut citer un autre aspect qu'il décrit dans son ouvrage, qui trouve précisément son application dans « La Vie dans la mort » : Dans cette représentation, la transcendance, fût-elle celle de la mort, est abolie. En fait, la danse renvoie son image mouvante aux danseurs, c'est-à-dire à la mort vécue de l'individu, à la fois vivant et mort. Voici pourquoi l'ironie est inséparable de cette représentation : le vivant est bien le mort et c'est de sa mort qu'il s'agit. Dans ce miroir qu'il n'aime guère, il mire son image défaite. Mais, au moment où il sait qu'il va mourir, ou plutôt qu'il est déjà un mort [c'est bien ce passage à la mort que le poème de Gautier décrit : quand le défunt vient chercher sa femme, c'est-à-dire quand il la fait mourir] [...]. Finalement, le texte renvoie le sens moral de sa représentation au spectateur et au lecteur de la danse. D'où la moquerie pour cette apparence que sont le corps et les biens, les richesses, et les distinctions sociales. D'où l'ironie du mort pour le vivant, son double, qui se manifeste dans un étrange et comique déplacement temporel car ce vivant est, déjà, mort. Or, paradoxe grotesque, le vivant ne comprend le sens de sa vie que lorsqu'il devient mort5.

Ces déplacements constants génèrent l'ironie, on l'aura compris : dans La Joie de vivre d'Émile Zola, Lazare, décalque de la philosophie mal digérée de Schopenhauer, est un jeune artiste incapable de créer. Il projette au début du roman de composer une « Danse du Paradis » ; mais le pessimisme aidant, son ambition se transforme :

Les journées passaient, on était arrivé au commencement d'août, et Lazare ne prenait aucune décision. [...] Mais un après midi, il poussa des cris de joie, il tenait son chef d'œuvre : c'était bête, le Paradis, il cassait tout ça, il écrivait une symphonie de la Douleur, une page où il notait, en harmonies sublimes, la plainte désespérée de l'Humanité sanglotant sous le ciel ; et il utilisait sa marche d'Adam et Ève, il en faisait carrément la marche de la Mort. Pendant huit jours, son enthousiasme augmenta d'heure en heure6.

Il est clair que Zola ne manque pas d'ironie à l'égard de son personnage. Mais ce passage nous éclaire aussi sur le fait que la littérature n'est pas le seul art à trouver dans la Danse macabre matière à création. Saint-Saëns a écrit une Danse macabre, en 1874-1875, inspirée du poème d'Henri Cazalis (1840 – 1909), alias Jean Lahor :

Zig et zig et zag, la mort crie cadence
Frappant une tombe avec son talon,
La mort à minuit joue un air de danse,
Zig et zig et zag, sur son violon.
Le vent d'hiver souffle, et la nuit est sombre,
Des gémissements sortent des tilleuls ;
Les squelettes blancs vont à travers l'ombre
Courant et sautant sous leurs grands linceuls,
Zig et zig et zag, chacun se trémousse,
On entend claquer les os des danseurs,
Un couple lascif s'assoit sur la mousse
Comme pour goûter d'anciennes douceurs.
Zig et zig et zag, la mort continue
De racler sans fin son aigre instrument.
Un voile est tombé ! La danseuse est nue !
Son danseur la serre amoureusement.
La dame est, dit-on, marquise ou baronne.
Et le vert galant un pauvre charron – Horreur !
Et voilà qu'elle s'abandonne
Comme si le rustre était un baron !
Zig et zig et zig, quelle sarabande!
Quels cercles de morts se donnant la main !
Zig et zig et zag, on voit dans la bande
Le roi gambader auprès du vilain!
Mais psit ! tout à coup on quitte la ronde,
On se pousse, on fuit, le coq a chanté
Oh ! La belle nuit pour le pauvre monde !
Et vive la mort et l'égalité !

Le poème s'inscrit dans la même tonalité que la pièce musicale : sur un air tout à fait gai, se greffent des éléments de dissonance qui font sentir l'ironie railleuse. L'évolution du morceau détermine la part d'ironie : en effet, la Danse macabre de Saint-Saëns est avant tout un art de la variation et du déplacement, c'est donc la reprise du même thème musical, mais accompagné parfois d'accords mineurs, et de variations de rythme qui donne au morceau sa dimension macabre. La vie semble la même (c'est bien jour de fête, ou jour de bal comme dans le poème de Baudelaire) mais les morts envahissent l'espace, et les vivants ont l'impression de se voir dans un miroir déformant (la même mélodie revient dans le morceau avec des déformations certaines).

3) Les Névroses, danse de la mort ?

Maurice Rollinat n'a pas écrit de poème intitulé « Danse macabre » comme celui de Baudelaire, qu'il a bien évidemment lu. Pourtant, il y a tout au long des Névroses une « joyeuse morbidité » qui rapproche le projet de Rollinat de l'esthétique de la Danse de la mort, qu'il connaissait par ailleurs, pour avoir été au courant des modes et tendances de la création littéraire de son époque, et pour s'être particulièrement intéressé aux traditions médiévales et régionales.

Ainsi, plusieurs poèmes des Névroses décrivent plus ou moins partiellement des scènes proches d'une Danse macabre. Un ou deux vers agissent comme des éclairs qui produisent dans l'imagination du lecteur une réminiscence de ces gravures médiévales comme celle d'Holbein le Jeune.

Dans « La Folie » (p. 316), alors que « L'Esprit marche avec une entorse »,

[...] Aussi la Mort dans ses caveaux
Rit-elle à se casser le torse,
Devant la trame obscure et torse
Que file dans tous les cerveaux
La tarentule du chaos.

Les valeurs sont renversées : l'Esprit, ailleurs appelé dans Les Névroses « la conscience », est boiteux, on ne pas s'y fier. Pendant ce temps, la Mort tient les rênes. Non seulement elle s'oppose à l'Esprit, elle « file dans tous les cerveaux », mais en plus elle se démarque par son attitude physique : elle rit « à se casser le torse ». L'image permet de rendre à la fois la raillerie de la mort face à l'attitude des vivants (le rire) mais aussi, dans un retournement ironique, de suggérer le squelette de la Mort, qui est constitué d'os qui se « casse[nt] ». Ce poème fut mis en scène par Rollinat. Il est inutile de rappeler l'apport de la musique et de la gestuelle qui permettent de rendre l'image de la Mort riante encore plus saisissante.

Dans « Les Yeux morts » (p. 328), la Mort fait son apparition, et donne au poème une dynamique du mouvement proche de la Danse macabre :

[...] Quelquefois, par les minuits roux
Pleins de mystère et de prestige,
La morte autour de moi voltige,
Mais je ne vois plus que les trous
De ses grands yeux chastes et fous !

Là encore, cette pièce fut adaptée pour la scène. Si la morte « voltige », elle n'a pourtant pas le caractère inquiétant des Mort(e)s de Gautier ou de Baudelaire : Rollinat prend de la distance face à la représentation de la Mort. Elle est moins l'allégorie effrayante de la Danse macabre qu'une figure dont il rit. La Morte est réduite à ses yeux (avec la formule restrictive « je ne vois que »), mais ce ne sont que des « trous ». Certains poèmes comme celui-ci semblent être l'occasion pour Maurice Rollinat d'annihiler ou d'inverser le pouvoir maléfique de la Femme Fatale. Le regard est toujours une thématique majeure dans « Les Yeux morts », mais uniquement en creux, car il n'a plus de puissance, il est mort, et ne peut plus donner la mort.

Maurice Rollinat subit bien l'influence macabre de son époque (et de ses prédécesseurs) qui réactualise l'esthétique de la Danse de la mort médiévale, mais il s'en détache aussi en diluant le motif dans l'ensemble de son recueil. Il eût été facile de réécrire, après avoir lu Les Fleurs du Mal, une nouvelle « Danse macabre ». Mais Maurice Rollinat élabore une stratégie plus subtile en mêlant Danse macabre, « Memento mori » et vanité. C'est l'ensemble des Névroses qui se révèle être une Danse macabre, avec ses reprises et variations du même thème : « souviens-toi que tu vas mourir, et que la mort s'insinue partout », y compris dans la danse. Les poèmes ne vont pas sans le personnage de Maurice Rollinat : n'est-il pas dans une certaine mesure l'incarnation physique de cette Mort ? Dans les représentations scéniques lors des soirées aux Hydropathes ou au Chat Noir, c'est bien lui qui vient hanter les spectateurs. Sa présence est-elle celle d'un vivant ou celle d'un mort qui vient hanter les vivants ? Ou bien peut-être laisse-t-il à travers sa voix et son corps s'exprimer la mort ? Il est en quelque sorte un medium par lequel la Danse macabre parvient à prendre corps et à se manifester dans le monde des vivants. Le doute gagnait tous les amateurs, et c'est ce doute que la Danse macabre veut insinuer dans les consciences de l'homme... Maurice Rollinat incarnait ce doute sur scène7.

Illustration n°3 : Maurice Rollinat chantant, Gaston Béthune

Notes