La mort est multiforme, elle change de masque
Et d'habit plus souvent qu'une actrice fantasque ;
Elle sait se farder,
Et ce n'est pas toujours cette maigre carcasse,
Qui vous montre les dents et vous fait la grimace
Horrible à regarder.
Théophile Gautier, La Comédie de la mort, « La Mort dans la vie »1
La mort a ceci d'inquiétant qu'elle est fatale – elle arrivera forcément un jour – sans que quiconque puisse prédire sa venue : tout homme va mourir, mais personne ne sait quand ni comment et c'est ce paradoxe qui nourrit l'angoisse que Maurice Rollinat décrit dans ses Névroses. La mort n'est pas palpable, elle est réduite à une pensée pendant notre vie mais l'angoisse qui en résulte, quant à elle, s'incarne chez notre poète dans diverses manifestations. Comme l'écrit Théophile Gautier, « la mort est multiforme », elle envahit la vie (le titre du poème de Gautier est à cet égard révélateur : « La Mort dans la vie ») et revêt des aspects changeants. Dans Les Névroses, Maurice Rollinat donne à la mort une réalité presque palpable (bien que poétique) : la mort n'est pas qu'une pensée, elle n'est pas réduite à des clichés ou des allégories (comme la faux) mais s'incarne dans diverses représentations, autre que celle « qui vous montre les dents et fait la grimace horrible à regarder » (T. Gautier). La mort investit donc le silence autant que le vacarme, et la danse autant que le recueillement.
Traditionnellement, le silence correspond à la paix intérieure ou au respect du mort : les églises sont toujours silencieuses, pour laisser les vivants se recueillir, et les morts aller en paix... Dans la poésie de Maurice Rollinat, le silence est plus que cela : il n'est pas qu'un élément de décor, il possède un véritable contenu sémantique. En effet, il évolue de pair avec le « vacarme » avec lequel il forme une dialectique parfois inquiétante révélatrice d'une écriture de la vanité. De plus, le silence, lorsqu'il est respecté, n'est pas le symbole de la paix de l'âme, mais au contraire du sentiment du néant. Par ailleurs, bruit, silence et vacarme ne sont pas sans rapport avec l'activité proprement artistique de Rollinat : faire du bruit, occuper l'espace « scénique » permet de rivaliser avec le silence de la mort qu'il évoque... Il sera donc intéressant de lire avec un soin particulier les poèmes qui ont été composés avec un accompagnement musical...
Un poème porte le titre « Le Silence » (p. 38), dans la section des « Âmes » :
Le silence est l'âme des choses
Qui veulent garder leur secret.
Il s'en va quand le jour paraît,
Et revient dans les couchants roses.
Il guérit des longues névroses,
De la rancune et du regret.
Le silence est l'âme des choses
Qui veulent garder leur secret.
À tous les parterres de roses
Il préfère un coin de forêt
Où la lune au rayon discret
Frémit dans les arbres moroses :
Le silence est l'âme des choses.
« Le Silence » s'inscrit dans une série de plusieurs poèmes des « Âmes » qui expriment l'apaisement grâce au silence : ainsi, quelques pages avant, on peut lire dans « Les Bienfaits de la nuit » (p. 36) :
Quand le chagrin, perfide et lâche remorqueur,
Me jette en ricanant son harpon qui s'allonge,
La Nuit m'ouvre ses bras pieux où je me plonge
[...]
Si j'évoque un son mort qui tourne et se balance,
Elle sait me chanter la valse du silence
Avec ses mille voix qui ne font pas de bruit. [...]
Dans ces deux poèmes, le silence est réparateur, il apaise le poète qui souffre de « chagrin perfide » ou de « longues névroses », il est « l'âme des choses », contraire à l'apparence phénoménale de Schopenhauer. Le silence est donc le remède aux tourments de l'âme, dont on sait à quel point ils assiègent la pensée de Rollinat...
Pourtant, si le silence apparaît seul dans quelques poèmes des « Âmes », il progresse dans la suite du recueil accompagné de son contraire, le bruit. La dialectique bruit / silence traverse l'ensemble des Névroses, et le poème « La Rivière dormante » (p. 148) est particulièrement révélateur de l'ensemble de l'œuvre :
[...] Et le monde muet des papillons blafards
Y vient mirer sa frêle et vacillante image
[...] Sur des rocs fendillés d'où filtrent goutte à goutte
Des filets d'eau qui font un bruit d'harmonica. [...]
D'abord, on remarque que « le monde muet » entre en opposition avec le « bruit d'harmonica » qui n'est pas sans évoquer l'activité scénique ou artistique des hommes cabaretiers. Le bruit de l'harmonica est strident, il ne produit pas un son harmonieux mais railleur. De plus, il intervient dans le « monde muet des papillons blafards » : Maurice Rollinat parvient parfaitement à rendre la dimension inquiétante de la situation en faisant résonner le bruit de l'instrument dans une atmosphère muette. Le silence est la caisse de résonance de l'harmonica. Le bruit et le son entrent dans la composition du poème aux côtés d'autres objets de représentation comme les insectes, l'eau, les rocs : l'ouïe est donc convoquée au même titre que la vue et le toucher. Pourtant, on aura noté que le bruit de cet harmonica n'est pas réel : il n'y a pas réellement d'harmonica, ce sont les « filets d'eau » qui coulent et miment ce bruit. La métaphore permet de rapprocher la nature (les filets d'eau) de la création (l'harmonica) : le poète qui perçoit cette scène pose un regard et une oreille musicaux sur la nature. Rollinat exploite les nuances du tableau : l'absence de bruit coïncide avec l'absence de contours nets de ces papillons (« vacillante image »). Tous ces éléments confèrent à la scène une atmosphère proprement fantastique. L'adjectif « blafard » donne aux papillons une connotation morne et lugubre, proche de celle qui entoure les papillons de nuit que Marcel Schwob évoque dans « Les Striges » :
La morte était couchée sur le lit ; elle avait la figure verte et une multitude de petites rides autour de la bouche et aux tempes. Nous lui avions attaché un linge autour des joues pour empêcher ses mâchoires de s'ouvrir. Les papillons de nuit secouaient en cercle, près de la torche, leurs ailes jaunes ; les mouches se promenaient lentement sur le haut du lit, et chaque bouffée de vent faisait entrer des feuilles sèches, qui tournoyaient2.
Dans le poème de Rollinat, le silence en lui-même n'est pas angoissant, ce sont les éléments extérieurs qui mettent en évidence sa dimension inquiétante.
« La Bibliothèque » (p. 265) est construit sur le même principe :
Quand ma raison trembla brusquement interdite :
La pendule venait de sonner treize coups
Dans le silence affreux de la chambre maudite.
Certes, l'adjectif « affreux » est un adjectif classifiant, c'est-à-dire qu'il n'est pas neutre, et donne une appréciation subjective de la part du locuteur. Pourtant, c'est moins cet adjectif qui alerte le lecteur, que l'atmosphère décrite dans son ensemble de façon suggestive. En effet, du silence se détachent les treize coups de la pendule, manifestation impossible (aucune horloge ne sonne treize coups...) qui confère à la scène toute sa dimension fantastique. Par ailleurs, dès l'Antiquité, le chiffre treize a été considéré comme de mauvaise augure. À son tour, le christianisme a vu dans ce chiffre un signe de malheur : au dernier repas du Christ avec ses apôtres, à la Cène, les convives étaient treize. La Kabbale dénombrait treize esprits du mal et enfin, le treizième chapitre de l'Apocalypse est celui de l'Antéchrist et de la Bête. Le dictionnaire des symboles3 explique que ce nombre correspondrait à un recommencement, avec cette nuance péjorative qu'il s'agirait moins de renaître que de refaire quelque chose. Il représenterait par exemple la perpétuelle remontée du rocher de Sisyphe. Il entre donc dans une conception superstitieuse de la vie. Dans le poème de Maurice Rollinat, le silence est rompu par ce mauvais signe et il est donc associé à la croyance et à l'incertain. Le silence est en quelque sorte un (non) bruit de fond sur lequel tout événement peut se greffer... il est potentiellement source d'angoisse car il laisse la place à toute manifestation pour se réaliser. Il est donc complice du malheur.
D'autres poèmes des Névroses sont au contraire un fond sonore affirmé : faire du bruit, remplir l'espace de sons, être attentif aux bruits de la nature... autant de « méthodes » de détournement d'un silence trop inquiétant mais qui n'assurent pas pour autant la réussite d'un projet de sérénité, comme on peut le lire dans « La Dernière nuit » (p. 125) :
Or, ce fut par un soir plein d'un funèbre charme,
Qu'après avoir suivi des chemins hasardeux
Ils s'assirent enfin dans un vallon hideux
Où maint reptile errant commençait son vacarme.
Et tandis que l'orfraie avec son cri d'alarme
Clapotait lourdement dans un vol anxieux,
Sous la compassion sidérale des cieux
Ils gémirent longtemps sans verser une larme.
Tout à coup, le buisson les vit avec stupeur
Unir dans un baiser leurs lèvres violettes
Ricanant à la fois de tendresse et de peur.
Et puis, les deux amants joignirent leurs squelettes,
Crispèrent leur étreinte en ne faisant plus qu'un
Et moururent ensemble au bord du fossé brun.
Les deux amants, eux-mêmes gémissant, sont entourés du vacarme de la nature (le reptile commence son « vacarme » ; le « cri d'alarme » de l'orfraie). Mais ces bruits sont finalement aussi angoissants que le silence des poèmes « La Rivière dormante » ou « La Bibliothèque » car ils sont des signes annonciateurs du destin tragique qui se réalise à la fin avec la mort des deux amants. L'atmosphère qui entoure la mort dans ce poème de Maurice Rollinat est bien plus angoissante que celle qui règne dans « La Mort des amants » de Baudelaire dans laquelle les odeurs de la nature viennent accompagner la fusion des corps :
Nous aurons des lits pleins d'odeurs légères,
Des divans profonds comme des tombeaux,
Et d'étranges fleurs sur des étagères,
Écloses pour nous sous des cieux plus beaux.
Usant à l'envi leurs chaleurs dernières,
Nos deux cœurs seront deux vastes flambeaux,
Qui réfléchiront leurs doubles lumières
Dans nos deux esprits, ces miroirs jumeaux.
Un soir fait de rose et de bleu mystique,
Nous échangerons un éclair unique,
Comme un long sanglot, tout chargé d'adieux ;
Et plus tard un Ange, entr'ouvrant les portes,
Viendra ranimer, fidèle et joyeux,
Les miroirs ternis et les flammes mortes.
Si le titre du poème « La Dernière nuit » donne déjà au lecteur un premier indice de l'imminence de la mort, c'est surtout la pénétration dans cette nature bruyante qui est effrayante : le « vacarme » du reptile comme le « cri d'alarme » de l'orfraie pourraient en effet incarner une force qui agit sur les êtres, et qui les détermine, en tant que symbole mortifère. Ils sont indissociables du destin des deux amants et sont, à l'image du corbeau ou de la chouette dans Macbeth, l'incarnation de la mort et de la fatalité4, dans « The Raven », d'Edgar Poe, la voix qui martèle « Nevermore », ou encore, dans La Comédie de la mort de Théophile Gautier, des « essaims de corbeaux » :
Et je rentrai chez moi. – De lugubres pensées
Tournaient devant mes yeux sur leurs ailes glacées
Et me rasaient le front.
Comme on voit sur le soir autour des cathédrales,
Des essaims de corbeaux dérouler leurs spirales
Et voltiger en rond.
Dans « L'Angoisse » (p. 356), Maurice Rollinat évoque les diverses manifestations de ce qu'il appelle vaguement « l'Horreur » dans le premier vers (« Depuis que l'Horreur me fascine ») mais que le lecteur rapproche de l'angoisse, d'après le titre du poème. Il décline ce qui la compose, et en vient à citer :
[...] Le sifflet des locomotives,
Le chant lointain du ramoneur,
Tout bruit a des notes plaintives
Et se tonalise en mineur.
Le sifflet des locomotives est une variante de l'harmonica de « La Rivière dormante ». L'image de la locomotive, et plus encore celle du ramoneur ne sont pas, en soi, alarmantes. Au contraire, elles pourraient entrer dans le cadre apaisant de l'activité campagnarde. Mais Maurice Rollinat n'en retient que le bruit qui s'en dégage pour créer une atmosphère mélancolique avec les termes « notes plaintives » et « mineur ». Les « notes » et « en mineur » relèvent du lexique de la musique : Maurice Rollinat ressent les manifestations de la nature avec une oreille du musicien, mais une oreille déformée par ce qu'elle veut bien percevoir : elle ne retient que la tonalité mineure, laquelle évoque, dans la musique occidentale, la tristesse, la noirceur, ou le mystère (alors que les accords majeurs expriment plutôt la gaieté). La suite du poème complète bien cette vision inquiétante :
En vain, tout le jour, dans la nue
Je plonge un œil aventureux [...]
Dans ce poème, apparaît un premier élément d'un ensemble plus vaste, la vanité. Le poème fait apparaître une correspondance lexicale riche de sens : les bruits sont une source d'angoisse pour le poète (puisque « tout bruit a une note plaintive »), et toutes les actions qu'il met en place pour se détacher de ce sentiment est sans résultat, inutile (« en vain »). « La Chanson des amoureuses » (p. 361) met également en place un réseau lexical qui oriente la compréhension du poème :
Nos soupirs s'en vont dans la tombe
Comme des souffles dans la nuit,
Et nos plaintes sont un vain bruit
Comme celles de la colombe.
Tout prend son vol et tout retombe,
Tout s'enracine et tout s'enfuit !
Nos soupirs s'en vont dans la tombe
Comme des souffles dans la nuit.
C'est toujours la mort qui surplombe
Le nouvel amour qui séduit,
Et pas à pas, elle nous suit
Dans la volupté qui nous plombe.
Nos soupirs s'en vont dans la tombe.
Ce poème fut mis en musique : cela permit à Maurice Rollinat de donner au contenu du texte une présence inquiétante en y mêlant gestes, bruits et mimiques. Concernant le texte du poème, les trois termes « souffles », « soupirs » et « plaintes » forment un triptyque peu rassurant : en effet, les souffles des vivants (ou plutôt des futurs morts !) sont un bruit sourd. Ils ne sont pas sonores, mais aussi immatériels que les « souffles » du vent. Ils annoncent en quelque sorte l'inconsistance du corps après la mort et plus précisément après la décomposition, lorsqu'il est devenu poussière. Les « plaintes » n'ont pas plus de matérialité : associées à l'expression « vain bruit », elles n'ont pas de réalité, et ne sont qu'une illusion pour l'homme. Le souffle (et son inutilité) est suggéré par le rythme de la deuxième strophe :
Tout prend son vol et tout retombe,
Tout s'enracine et tout s'enfuit !
Les deux vers sont composés sur le même schéma : une protase (« Tout reprend son vol » – « tout s'enracine ») suivie d'une apodose (« et tout retombe » – « et tout s'enfuit ») qui donne au poème la mesure d'une inutilité lancinante (renforcée par la reprise du vers « Nos soupirs s'en vont dans la tombe » à chaque strophe). En concentration importante au début du poème, le triptyque plaintes / souffles / soupirs s'estompe progressivement pour ne laisser au reste du poème qu'une vague réminiscence, réactualisée ça et là par de nouvelles évocations : la répétition du vers « Nos soupirs s'en vont dans la tombe » joue un rôle important ; à la dernière strophe, l'apparition de la mort vient parachever le poème. C'est le même principe qui régit l'ensemble du recueil puisque la dialectique silence / bruit est présente en fond sonore de toutes Les Névroses.
Le motif du bruit et du silence n'est pas qu'un artifice littéraire, il contribue à donner la mesure de l'angoisse de la mort et de la vanité de l'action humaine. Il devient aussi, dans certains passages des Névroses, le détour poétique pour une réflexion sur « l'art de suggérer en poésie ». En effet, Maurice Rollinat fournit les éléments d'une réflexion sur le paradoxe auquel se confronte l'écriture lorsqu'il s'agit de rendre compte de l'impalpable comme le bruit et surtout le silence.
Dans « La Ruine » (p. 347), Maurice Rollinat évoque implicitement le rôle du poète dans la perception des éléments de la nature habituellement imperceptibles :
[...] Par moi qui peux saisir tous les cris de l'espace
Et distinguer le bruit d'une fourmi qui passe
Les verbes « saisir » et « distinguer » expriment bien le rôle actif que possède le poète dans la création : c'est grâce à son extra-sensibilité que le recueil peut exister. Maurice Rollinat pose en creux le problème de la littérature et particulièrement de la poésie : comment parvenir à faire entendre un bruit à travers une simple évocation par les mots ? Il résout en partie la question dans la suite de « La Ruine » :
[...] L'écho devenait-il double, et par impossible
Le silence avait-il une formule audible
Dans ce désert troué, tortueux et bossu ?
Assurément alors mon oreille a perçu
Des murmures éteints, asphyxiés et ternes
Semblant venir du fond d'invisibles citernes [...]
Le poète s'interroge (et soumet ses doutes au lecteur) : « Le silence avait-il une forme audible [...] ? » Le poème parvient à faire entendre un silence et à faire voir d'invisibles citernes, le poète lui-même parvient à accéder aux « murmures éteints, asphyxiés et ternes », il peut entendre mieux que quiconque pour ensuite retranscrire ces sons inaudibles et ces visions invisibles. Les tensions causées par la pensée de la mort et par toutes les angoisses permettent de déployer un imaginaire fertile qui comble les lacunes du langage traditionnel.
Le poème « Les Larmes du monde » (p. 31) va plus loin dans la réflexivité. Poème dédié à la mémoire de son frère Émile, qui s'est suicidé, il décrit la souffrance de la famille en deuil, et la vanité de toute action face à la Douleur :
Dans les yeux de l'Humanité
La Douleur va mirer ses charmes.
Tous nos rires, tous nos vacarmes
Sanglotent leur inanité !
En vain l'orgueil et la santé
Sont nos boucliers et nos armes,
Dans les yeux de l'Humanité
La Douleur va mirer ses charmes.
Et l'inerte Fatalité
Qui se repaît de nos alarmes,
Sourit à l'océan de larmes
Qui roule pour l'éternité
Dans les yeux de l'Humanité
« Inanité » et « en vain » convergent encore une fois vers la futilité de toute action humaine face à la mort. Après la mort du frère, la Douleur devient maîtresse et réduit les sanglots à néant. Dans ce poème, on constate encore l'association lexicale des « rires », du « vacarme », et de la « vanité » : le bruit est inutile.
Mais ce qui est plus intéressant dans ce poème, c'est l'évocation de la « Fatalité » à la troisième strophe : on peut rappeler que le terme « fatalité » provient du latin « fatum » (plus précisément « fari ») qui signifie « ce qui a été dit ». La fatalité a donc un rapport avec l'écriture en tant qu'elle fixe le destin. Elle exprime l'image d'une parole performative : c'est l'acte de dire (et par transposition, l'acte d'écrire) qui crée la fatalité, qui fixe les règles du destin. Évoquer la fatalité au sein du recueil est une façon de réactualiser le fatum antique : un fatum décadent qui « se repaît » des cris de douleur et qui « sourit » aux larmes versées... Cette description cristallise une certaine attitude de moquerie à l'égard de la mort. Cette image d'une puissance qui « sourit » et qui écrit le destin des condamnés n'est-elle pas une figure de plus de l'auteur ? Nous pensons que Maurice Rollinat cherche à incarner une position double : à la fois celle de la victime qui pleure (à cause de la perte du frère) et celle d'un poète qui écrit et règle le sort. L'image du poète qui sourit ironiquement de la Douleur et du Mal correspond tout à fait avec le portrait que dresse Maurice Rollinat de lui-même tout au long du recueil. Maurice Rollinat dote son regard d'une dimension à la fois performative et fatale, ce qui est une façon de plus d'enrichir l'image d'un poète omniscient. Ce portrait permet de nuancer celui que véhicule les représentations habituelles qui présentent un Maurice Rollinat souffrant que la névrose guide dans l'écriture. Des poèmes comme « Les Larmes du monde » permettent de nuancer le propos : derrière l'apparence souffrante, il y a souvent la complaisance et l'auto-représentation en pantin joyeux ou en « Poète Fatal ». Dès lors, cette « inerte Fatalité » n'est pas si inconsistante : elle est dans une certaine mesure celle que Maurice Rollinat décide d'insuffler à son recueil et les larmes font bien rire le poète (« Et l'inerte Fatalité [...] Sourit à l'océan de larmes »).
Ainsi, nous avons commencé à entrevoir combien bruit et silence entrent en résonance avec le vide et le néant, et sont les deux composantes d'une dialectique qui ne fait qu'exhiber la vanité de l'existence, c'est-à-dire l'inutilité de toute action humaine. À bien des égards, cette vanité n'est pas qu'une thématique, elle contribue à créer une véritable esthétique du « Memento mori » et une peinture de vanité.