La récurrence des images du gouffre dans Les Névroses rappelle certains mythes des grands suppliciés dans la mythologie grecque. Que ce soit Tityus, dont le foie et les entrailles, qui se reconstituent sans cesse, sont dévorés par un insatiable vautour, Tantale, Sisyphe, condamné à pousser une pierre jusqu'à ce qu'elle retombe de l'autre côté de la montagne éternellement... ou Ixion, attaché par Jupiter sur une roue qui tourne sans s'arrêter, entourée de serpent... autant de supplices que Maurice Rollinat semble endurer dans Les Névroses. Il ne mentionne pas ces mythes explicitement, mais la condition de l'homme dans son recueil a peu à envier aux mythes antiques. On peut notamment citer le poème « L'Angoisse » (p. 356) :
Depuis que l'Horreur me fascine,
Je suis l'oiseau de ce serpent.
Je crois toujours qu'on m'assassine,
Qu'on m'empoisonne ou qu'on me pend.
L'Unité se double et se triple
Devant mon œil épouvanté,
Et le Simple devient multiple
Avec une atroce clarté.
Pour mon oreille, un pied qui frôle
Les marches de mon escalier,
Sur les toits un chat qui miaule,
Dans la rue un cri de roulier,
Le sifflet des locomotives,
Le chant lointain du ramoneur,
[...]
Le lit de bois jaune où je couche
Me fait l'effet d'un grand cercueil.
Ce que je vois, ce que je touche,
Sons, parfums, tout suinte le deuil.
[...] Mon rêve est plein d'ombres funèbres,
Et le flambeau de ma raison
Lutte en vain contre les ténèbres
De la folie... à l'horizon.
La femme que j'aimais est morte,
L'ami qui me restait m'a nui,
Et le Suicide à ma porte
Cogne et recogne, jour et nuit.
Enfin, Satan seul peut me dire
S'il a jamais autant souffert,
Et si mon cœur doit le maudire
Ou l'envier dans son enfer.
Le poème n'est pas construit sur des oppositions ou des ruptures de ton, comme c'est souvent le cas dans Les Névroses. Même la dernière strophe, qui propose une vision des Enfers, suggère que les suppliciés de Satan (et Satan lui-même, qui apparaît comme un supplicié) n'ont peut-être pas une pire condition que celle décrite dans le poème, et s'inscrit dans l'évolution du poème, sans marquer de rupture. Car l'angoisse est partout : sans distinction, elle contamine le poème dans mes moindres détails. Nous soulignons les images de la récurrence qui indiquent à quel point la vie est une forme de mort à répétition. Ça n'est pas ici la peur de la mort qui motive le poème, mais bien la récurrence de la mort dans le quotidien (on pense au vers de Laforgue : « Ah ! que la Vie est quotidienne !1 »). Mais le supplice décrit par Rollinat paraît dans une certaine mesure encore plus difficile à vivre que ceux de Tantale ou Sisyphe car il ne s'agit pas d'une douleur physique, mais d'un supplice mental. Dans tous les cas, c'est l'impuissance face à la torture qui mérite d'être soulignée, comme en témoigne le paradoxe :
Et le Suicide à ma porte
Cogne et recogne, jour et nuit.
Le suicide est par essence l'acte volontaire2 par lequel l'homme met fin à ses jours. Dans le poème, c'est le Suicide, en personne, qui vient harceler l'homme. On s'écarte dès lors de la philosophie de Schopenhauer qui voyait dans le suicide l'acte suprême par lequel l'homme se détache de la Volonté. Ici, le Suicide n'est pas perçu comme l'aboutissement ou la solution, mais comme une des modalités du supplice.
Cette tombée perpétuelle dans le gouffre trouve son pendant chrétien dans l'œuvre de Rollinat. En effet, si la torture décrite dans Les Névroses paraît à bien des égards s'inscrire dans un cadre antique et païen, le gouffre est aussi associé dans la culture occidentale à la tradition judéo-chrétienne et à la notion d'abîme. Le « De Profundis » qui vient clore Les Névroses fait écho, non seulement au « De Profundis clamavi » de Baudelaire, mais aussi, à travers lui, à la religion chrétienne, puisqu'il s'agit d'un Psaume de la Bible. Citons d'abord le « De Profundis » de Rollinat. Le poète est arrivé au terme de son voyage, au fond de l'abîme ; du fond du gouffre, il pousse un dernier cri de déréliction qui vient raisonner contre les parois du gouffre, avec les poèmes qui ont constitué, tout au long des Névroses, l'acheminement vers la fin / le fond :
Mon Dieu ! dans ses rages infimes,
Dans ses tourments, dans ses repos,
Dans ses peurs, dans ses pantomimes,
L’âme vous hèle à tout propos
Du plus profond de ses abîmes !
Quand la souffrance avec ses limes
Corrode mon coeur et mes os,
Malgré moi, je crie à vos cimes
Mon Dieu !
Aux coupables traînant leurs crimes
, Aux résignés pleurant leurs maux,
Arrivent toujours ces deux mots,
Soupir parlé des deuils intimes,
Vieux refrain des vieilles victimes :
Mon Dieu !
Au terme de ce que l'on pourrait autant appeler le voyage humain que l'aventure poétique (le poème vient achever le recueil), Maurice Rollinat fait entrer en résonance avec ses propres cris ceux des « coupables », des « résignés », et généralise le propos défendu depuis le début du recueil. Il nous semble que ce poème signe une volonté d'englober le lecteur, de le prendre à partie de façon subtile, mais aussi de considérer la vie (et la mort) dans sa généralité, dans un point de vue global. La répétition de « Mon Dieu ! » exprime, dans un mode lancinant et paroxystique, une parole que tout homme va prononcer un jour (« Arrivent toujours ces deux mots, »).
Dans les psaumes, les affligés :
décrivent [...] leur détresse concrète ; ils sont malades, accusés, persécutés, pénitents, réfugiés ou déportés. Sur eux s'acharne une meute d'ennemis complaisamment décrits par des métaphores : guerriers, bandits, chasseurs avec leurs pièges et leurs armes, bêtes féroces, taureaux, chiens, serpents... mais ces adversaires ne se laissent pourtant pas facilement identifier3.
En effet, Maurice Rollinat a été confronté à cette « meute d'ennemis » difficiles à « identifier ». Mais ce n'est pas dans le « De Profundis » que ces ennemis sont le plus caractérisés, c'est dans l'intégralité des poèmes qui l'ont précédé, dans le cheminement qu'a constitué le recueil. Le psaume de Rollinat n'est pas un cri de détresse contre ces ennemis, la détresse concrète a déjà été exploitée, dite à maintes reprises, elle est l'essence des Névroses – ce qui n'empêche pas le poète de redire encore que son cœur est corrodé par la douleur. « [...] Pour ces malheureuses victimes tout se situe ici-bas ; maladie et ennemis entraînent vers la mort4 ».
Les ennemis qui ont affligé le poète, s'ils se situent en effet « ici-bas », sont des créatures – des angoisses – venues de la méconnaissance de l'au-delà : il y a donc une inversion peut-être ironique dans cette situation. Alors que le psaume est utilisé dans le cadre religieux pour réclamer l'aide de l'au-delà, face aux ennemis de l'ici-bas, Rollinat lui, a développé sa poétique autour des peurs survenant de l'au delà, c'est-à-dire de l'ignorance dans laquelle est plongé l'homme concernant une éventuelle vie après la mort.
Le Psaume 130, dont s'inspire Rollinat, constitue avec six autres, les psaumes de la pénitence :
Des profondeurs je t'appelle Seigneur :
Seigneur, entends ma voix ;
Que tes oreilles soient attentives,
A ma voix suppliante !
Si tu retiens les fautes Seigneur !
Seigneur, qui subsistera ?
Mais tu disposes du pardon
Et l'on te craindra.
J'attends le Seigneur,
J'attends de toute mon âme
Et j'espère en sa parole.
Mon âme désire le Seigneur,
Plus que la garde ne désire le matin,
Plus que la garde le matin.
Israël, mets ton espoir dans le Seigneur,
Car le Seigneur dispose de la grâce
Et avec largesse, du rachat.
C'est lui qui rachète Israël
De toutes ses fautes5.
En lisant le Psaume original, on comprend que le refrain « Mon Dieu ! » est une référence explicite et textuelle au « Seigneur » qui revient aussi à intervalle régulier dans le Psaume. Pourtant, le poème de Rollinat détourne les éléments que l'on dirait fondateurs du psaume, notamment l'adresse à Dieu, qui se fait normalement dans le cadre d'une prière individuelle6. Maurice Rollinat ne crie pas en son nom, pour sa personne. Il semble vouloir attirer l'attention d'avantage sur l'étendue des profondeurs que sur le cri individuel. Le « je » ne révèle son cri qu'à la deuxième strophe, et on pourrait même penser qu'il se trouve lui-même noyé dans cette masse de souffrants qui ne paraissent pas convaincus de l'efficacité de leur cri : c'est plus un cri de désespoir et peut-être de désenchantement qu'un cri d'appel au secours. L'appel au secours, Maurice Rollinat l'a déjà lancé, tout au long du recueil : le « De Profundis » serait alors marqué du sceau de la raillerie vis-à-vis de ce psaume jugé inutile. En effet, tous les hommes crient, mais l'appel reste sans réponse : c'est peut-être bien l'inutilité d'une religion qui est visée ici. La souffrance n'est pas abolie malgré tous ces cris d'appel qui résonnent dans le recueil. Maurice Rollinat n'attend plus cette « parole » décrite dans le psaume, qui peut seule réduire les malheurs et pardonner : à cette parole inaudible et symbolique, Maurice Rollinat substitue d'autres modes de « prononciation » : dans ce poème, si court, Rollinat parvient à convoquer le langage non verbal (la pantomime), le bruit métallique (la lime sur les os), le cri (« je crie »), les larmes (« pleurent »), le murmure (« soupir »), la parole (« parlé »), pour finir sur une allusion métatextuelle avec le « vieux refrain » qui fait implicitement référence au refrain qui apparaît dans ce poème (puisqu'il s'agit d'un rondeau), « Mon Dieu! ». Le fait même de multiplier les « voix » ou les types de « voix » se place en opposition avec l'attitude attentiste d'une parole unique. Si Rollinat a choisi de tronquer le titre « traditionnel » du poème « De Profundis clamavi » pour une version réduite « De Profundis », c'est certainement pour développer la thématique du cri et la décliner en une multitude de registres différents. Rollinat ne dit pas « j'ai crié » mais « tous crient » et « tous poussent des bruits divers ».
La notion de faute présente dans le psaume n'est pas même esquissée dans le poème de Rollinat : les « coupables traînant leurs crimes » semblent avoir autant de légitimité que les « résignés pleurant leurs maux », il n'y a pas de hiérarchie entre ceux qui ont réellement péché et ceux qui sont simplement résignés : cela anéantit totalement la conception religieuse du rachat des fautes. Par ailleurs, on ne saurait négliger la dimension certainement polémique de cette réécriture d'un psaume de la Bible : l'inscription de ce poème dans Les Névroses est un acte blasphématoire, car il vient clore un recueil caractérisé par le péché et dans lequel Rollinat affiche clairement son athéisme, du moins sa désillusion profonde en une possibilité de salut après la mort.
Le poème de Baudelaire, « De Profundis clamavi », est tout à fait différent de celui de Maurice Rollinat :
J'implore ta pitié, Toi, l'unique que j'aime,
Du fond du gouffre obscur où mon cœur est tombé.
C'est un univers morne à l'horizon plombé,
Où nagent dans la nuit l'horreur et le blasphème ;
Un soleil sans chaleur plane au-dessus six mois,
Et les six autres mois la nuit couvre la terre ;
C'est un pays plus nu que la terre polaire ;
– Ni bêtes, ni ruisseaux, ni verdure, ni bois !
Or il n'est pas d'horreur au monde qui surpasse
La froide cruauté de ce soleil de glace
Et cette immense nuit semblable au vieux Chaos ;
Je jalouse le sort des plus vils animaux
Qui peuvent se plonger dans un sommeil stupide.
Tant l'écheveau du temps lentement se dévide !
Il se rapproche du psaume de la Bible par la mise en avant, en début de poème, d'un « je » implorant : « J'implore ta pitié, Toi, l'unique que j'aime » est assez proche, même si plus concis, de : « Des profondeurs je t'appelle Seigneur : / Seigneur, entends ma voix ; / Que tes oreilles soient attentives, / A ma voix suppliante ! ». Mais il en diffère pourtant par la dimension tout à fait spleenétique qui s'y déploie : avec les référence à « l'horizon plombé », au « soleil sans chaleur », au « soleil de glace »... c'est tout l'univers morbide et décadent qu'on lit. Le poème de Baudelaire s'inscrit logiquement dans l'esthétique générale des Fleurs du Mal, alors que le « De Profundis » de Rollinat n'est finalement pas autant marqué par ces lieux communs, il marque plutôt un pas en avant et peut-être un dépassement de l'esthétique qui se complaît dans le macabre. La place du poème dans Les Fleurs du Mal ne permet pas comme dans Les Névroses de conférer au recueil un sens particulier et un effet de rétro lecture. Alors que le « De Profundis » de Rollinat s'inscrit comme un bilan, une fin de vie – qu'elle soit humaine ou poétique – et met l'accent sur le moment du cri, le moment du passage (notion importante chez Maurice Rollinat, nous l'avons déjà vu), Baudelaire met plutôt en évidence la durée avec un temps qui s'étire et n'en finit plus de faire souffrir (le dernier vers « Tant l'écheveau du temps lentement se dévide » est révélateur, mais avant lui, tout le poème l'exprime déjà clairement).