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Sabrina Granger (octobre 2006)

L’imaginaire du corps : entre esprit fin-de-siècle et pensée sacrée

Cet article a été écrit par Sabrina Granger, docteur es lettres, qui a soutenu sa thèse consacrée à Marcel Schwob en 2006, sous la direction de Michel Viegnes. Elle a été allocataire monitrice à l'Université Stendhal de Grenoble de 2003 à 2006. Elle a participé au colloque de Cerisy (août 2005) consacré à Schwob et également écrit un article sur Schwob sur le site de la Revue des Ressources (ce texte est en ligne).

L’imaginaire du corps dans l’œuvre de Marcel Schwob (1867-1905) : entre esprit fin-de-siècle et pensée sacrée

Introduction

La rupture entre l’esprit et le corps semble consommée à l’époque de M. Schwob et selon S. Thorel-Cailleteau, « […] le décadent s’éprouve confiné dans la matérialité de son corps1 ». Mais le corps, même s’il peut constituer un carcan, continue d’être perçu comme le lieu d’un irréductible mystère. La majorité des auteurs de la fin de siècle composent des études physiologiques, mais les écrivains de cette génération rejettent peu à peu les théories zoliennes. L’œuvre de Schwob est emblématique de l’attitude des artistes au tournant du siècle ; dans ses textes, le corps est représenté dans toute sa matérialité, mais apparaît également comme le lieu où le sacré peut se révéler.

Les affres de la chair : un imaginaire décadent

Dans La Chair, la mort et le diable, M. Praz consacre une partie de son étude à l’œuvre de Schwob. Et selon le critique, « le ton fondamental de l’œuvre est décidément sadique2 ». En effet, les personnages schwobiens éprouvent une dilection pour la souffrance. Le corps est morcelé, mutilé, et peut subir les tourments les plus atroces : les Sans-Gueule ont le visage arraché par un éclat d’obus ; le roi au masque d’or se crève les yeux après avoir découvert son infamie, Odjigh se mutile avec sa hache ; et de mystérieuses créatures surnaturelles viennent ronger les poitrines des cadavres (« Les striges », « Le dom »).

Rêverie anthropophage

Le corps est réduit à n’être qu’un simple matériau et Schwob a souvent recours à des métaphores alimentaires pour décrire le physique de ses personnages: les Sans-Gueule sont des « polichinelles de viande », « des calottes de chair », « une bouillie de viande », des « morceaux de pâte humaine ». Le héros du conte « La peste » évoque le visage de Sylla semblable à une mûre saupoudrée de farine. Et dans la vie imaginaire de Katherine la dentellière, la description du personnage de la charcutière « [riant] parmi ses viandes de porc », n’est pas sans rappeler celle de Lisa, dans Le Ventre de Paris. Cependant, le texte schwobien possède une tonalité angoissante, absente du texte zolien. Le corps ne renvoie plus à un sujet, mais devient matière inerte que l’on peut débiter à l’envie et dont on peut fixer le prix, ainsi que le fait le terrible docteur Knox, personnage de la vie imaginaire de M.M. Burke et Hare :

Le tarif allait décroissant depuis les corps des jeunes gens jusqu’aux corps de vieillards3.

Esthétique de la surface : le corps dé-signifié

Dans l’œuvre de Schwob, le motif du corps taché revient également de manière récurrente : il est associé aux thèmes de la maladie et de la mutilation. Le narrateur du « Train 081 » décrit ainsi les cadavres des victimes du choléra bleu :

[…] et les figures des gens morts étaient marbrées de taches larges comme des pièces de cent sous. […] Il avait la poitrine nue. Des plaques bleuâtres tachaient sa peau ; ses doigts, crispés, étaient ridés et ses ongles livides ; ses yeux étaient entourés de cercles bleus4.

Dans le conte « La peste », le personnage de Bonacorso évoque les corps anormalement colorés par la maladie :

[…] la peau se parsemait de taches rouges, gonflées, qu’aucuns nomment bubons5.

La mère de Cyril Tourneur, poète tragique dont Schwob compose la vie imaginaire, meurt de la peste :

Aucune protection céleste ne veilla sur la fille amoureuse qui fut grosse d’un dieu, car elle eut le corps taché de la peste quelques jours avant d’accoucher […]6.

Les cadavres rongés par les striges sont parsemés de taches:

[…] je vis que son corps était couvert de meurtrissures noires, de taches d’un bleu sombre, grandes comme un as […] et parsemées sur toute la peau. […] Et chaque tache bleue était un trou en entonnoir, où luisait au fond une plaque de sang caillé […]7.

Le motif du corps taché n’est pas en soi propre à Schwob ; on le retrouve également dans des textes tels que « La thaumaturge » de Richepin. L’esthétique décadente érige la maladie en art : le travail de la décomposition et la pathologie, en colorant d’une manière anormale les chairs, font du corps une œuvre d’art à part entière ainsi que le rappelle E. Stead :

En inversant le rapport entre la Nature et l’Art et en attribuant à la première la manière, le vocabulaire et les réussites du second, l’esprit de Décadence conduit la mimésis à une première impasse : le corps humain devient un support artistique direct8.

Le corps malade est une peinture mais également un texte. J.L. Cabanès rappelle en effet que les pathologies cutanées fascinent les auteurs du XIX e s. dans la mesure où dans les « microdrames de la peau9 », tout devient signe : la peau est perçue par les auteurs de cette époque comme une surface expressive. Ainsi, les personnages huysmansiens souffrent souvent de maladies de peau. Dans les romans, la médicalisation des personnages tend à les faire apparaître comme des objets herméneutiques.

Rappelons que le XIXe s. est un nouvel âge d’or de la physiognomonie. Cette « discipline » née dans l’Antiquité et liée aux pratiques divinatoires, trouve un écho favorable chez les auteurs romantiques. Dans le dernier tiers du XVIII e s., Lavater théologien et poète suisse, renouvelle les théories physiognomonistes. Lavater expose ses principes dans La Physiognomonie ou l’art de connaître les hommes. Selon lui, il faut s’attacher à rendre sensible le lien unissant l’extérieur à l’intérieur. Le corps, à l’instar de l’univers, est signifiant et l’homme se présente comme un système de signes. Les théories de Lavater influencent considérablement les auteurs. Balzac, Senancour, Chateaubriand, Stendhal et Baudelaire sont autant de lavatériens convaincus. Lorsque Baudelaire évoque ceux qui les premiers ont proclamé et enseigné que « tout est hiéroglyphique », il cite seulement Swedenborg et Lavater. Ces théories reposent sur un postulat somme toute optimiste : l’univers et le corps humain sont un message chiffré que l’homme est en mesure d’interpréter. Mais à la fin du XIX e s., les artistes remettent violemment en cause cette conception héritée de la pensée sacrée. Les signes deviennent inintelligibles et l’homme est condamné au silence. On assiste chez Schwob à une dé-signification du corps humain ; le corps perd sa dimension identitaire et n’offre plus à lire que sa propre opacité. La peau devient une surface où les signes prolifèrent et jouent librement. Certes, la pathologie peut être considérée comme un signe d’élection. Mais dans la majorité des cas, la maladie engendre un phénomène d’indifférenciation : les corps tachés deviennent tous semblables. Cette perte d’identité s’enracine chez Schwob dans le contexte plus général d’une crise, voire d’une faillite du signe. Malgré tout, le corps n’est pas frappé d’une indignité radicale chez Schwob.

Le corps mis en pièces : mutilations sacrées

Certes, Schwob est très fortement influencé par l’imaginaire de son époque, mais ses textes ne relèvent pas seulement de l’esprit fin-de-siècle. Dans les textes de Schwob, le corps est souvent représenté morcelé, mutilé. On peut voir là un trait de l’esthétique décadente ; selon J. de Palacio, la littérature de l’époque est en effet dominée par la notion de fragmentation. Mais le thème du corps morcelé est également très prégnant dans les récits cosmogoniques. Des mythes tels que ceux d’Osiris, de Purusha ou d’Ouranos rappellent aux hommes que l’univers est directement issu du corps de ces divinités. Du sacrifice ou du meurtre du héros légendaire ou du dieu fondateur naît l’univers ou certaines espèces végétales10. Microcosme et macrocosme sont étroitement liés dans la pensée sacrée.

Chez Schwob, les motifs de la blessure et de la gueule dentée participent de l’imaginaire du corps fragmenté. « La mort d’Odjigh » révèle de manière frappante l’empreinte de la pensée mythique dans l’imaginaire de l’auteur. Odjigh, le héros du conte, est un chasseur. Le monde est en train de périr dans un hiver éternel et le chasseur décide de gravir la barrière de glace derrière laquelle s’accumule la chaleur. Odjigh sauve le monde et meurt au sommet de la montagne gelée.

La mutilation que le personnage s’inflige possède un caractère énigmatique ; au terme de son ascension, le chasseur s’enfonce sa hache dans la cuisse :

Il entendit un grincement sec et cria : car il savait que ce bruit venait de la lame de sa hache de jade, que le froid excessif allait fendre. Alors il la souleva, et n’ayant plus rien pour la réchauffer, il l’enfonça puissamment dans sa cuisse droite. La hache verte se teignit de sang tiède. Et Odjigh creusa de nouveau la muraille bleue. Le loup, assis derrière lui, lécha en gémissant les gouttes rouges qui pleuvaient11.

Certes, comme le fait remarquer A. Lhermitte, le geste du personnage ne se rattache à aucune tradition précise, mais peut-on pour autant considérer cette image comme étant seulement le fruit de l’ « imagination morbide12 » d’un écrivain ? L’image du chasseur se mutilant est d’une grande violence, mais celle-ci prend sens dès lors que l’on considère le voyage du chasseur comme un cheminement initiatique. Rappelons que dans la mentalité de l’homme religieux, l’intensité des souffrances est conçue comme une réponse au caractère « hyperbolique » du sacré. La transcendance ne pouvant être placée que sous le sceau de l’excessif et de l’énorme, les souffrances de l’initié doivent elles aussi posséder ce caractère hyperbolique. Le geste du personnage du chasseur ne relève pas du masochisme. Alors que les mutilations des Sans-Gueule sont dénuées de sens, celles que s’infligent les personnages de sages constituent une étape de leur cheminement initiatique.

La gueule dentée : un motif initiatique

Le bestiaire schwobien abonde en figures animales dotées d’une gueule menaçante ; or, le motif de la manducation agressive ne doit pas être exclusivement perçu comme un fantasme fin-de-siècle. Ce motif joue également un rôle important dans les scenari initiatiques, ainsi que le met en évidence M. Eliade ; les souffrances auxquelles le néophyte se soumet lors de son initiation ne sont pas dénuées de sens car elles s’inscrivent dans une perspective mythique. Le néophyte est censé être torturé par des esprits, des démons:

Ces souffrances physiques correspondent à la situation de celui qui est « mangé » par le démon-fauve, est dépecé dans la gueule du monstre initiatique, est digéré dans son ventre. Les mutilations (arrachage de dents, amputation des doigts, etc.) sont chargées elles aussi, d’un symbolisme de la mort13.

Ainsi il est significatif de constater que le diable du « Sabbat de Mofflaines », autre conte de Schwob, prend toujours l’apparence d’un animal à la gueule menaçante dont la morsure ou la griffure ont valeur d’intronisation dans le monde infernal :

[…] Vergensen, se dépouillant nue s’était élancée vers la table et avait baisé le museau sombre du grand chien. Et il parut au chevalier que le chien, en retour, mordit la Flamande à la gorge, dont elle garda un triangle rouge comme si elle eût été marquée au fer. […] Plusieurs des convives vinrent lui baiser la patte, et il leur enfonçait sa griffe à l’entour de la bouche14.

La mutilation fait partie d’un symbolisme de la mort, mais celui-ci est toujours associé dans les rites initiatiques à celui de la résurrection : le corps ne peut être régénéré que s’il est auparavant mis en pièces par le monstre mythique.

Odjigh le chasseur, après avoir sauvé le monde, meurt et est dévoré par le loup qui l’accompagnait lors de son ascension:

[Odjigh] tomba contre la muraille polie, le dos tourné au monde vers lequel les saisons rentraient dans le fleuve de la tempête, et le loup affamé, montant timidement, les pattes appuyées sur ses épaules, se mit à lui ronger la nuque15.

On retrouve dans le conte schwobien le thème très ancien de l’engloutissement par un monstre16, thème apparaissant de manière récurrente dans les mythes héroïques et les mythologies de la mort. Dans l’eschatologie égyptienne antique, la déesse Osiris a l’apparence d’une chienne et elle est l’emblème de l’enfer. Les formes anciennes doivent être détruites afin d’être régénérées et le fait d’être dévoré par le monstre s’apparente à un regressus ad uterum. Ainsi, le schème de la manducation agressive et de l’engloutissement possède un symbolisme positif. Il ne s’agit pas de porter atteinte à la chair dans le but de la détruire, mais de la régénérer. Rappelons que le loup gris symbolise dans la pensée alchimique l’antimoine, élément indispensable à l’accomplissement du Grand Œuvre. Basile Valentin, ainsi que le rappelle B. Marillier, fait du loup un élément majeur du processus alchimique puisque cet animal, en dévorant l’ancien roi, permet la naissance du roi d’Or, du roi solaire. Ainsi, il apparaît clairement que le loup est conçu comme un agent transformateur de la matière vile et profane : grâce à lui, cette matière est purifiée. La figure du loup avalant un homme est présente dans de nombreuses cultures :

Cette figure du loup avalant et recrachant le Roi spagyrique, lequel est souvent désigné par le loup ou le « loup d’or » de certains alchimistes médiévaux, n’est pas sans évoquer les figures celtes ou gallo-romaines des loups androphages17.

Cosmomorphisme (18) schwobien

Un autre conte de Schwob a pour thème le corps et ses métamorphoses. Il s’agit du «Dom », texte sur lequel s’achève la première partie de Cœur double. Un roi indien voulant découvrir ce qu’est la véritable piété, détruit ses richesses et quitte son palais. Il se met au service du dom, un homme chargé de noyer les cadavres. Le roi mène auprès de lui une existence misérable. Après avoir triomphé d’une ultime épreuve, le radjah est changé en arbre par Dieu19. Selon Y. Vadé, le conte du « Dom » se ramène pour l’essentiel à une série de transformations physiques du radjah, dont le corps se fond progressivement avec l’univers.

L’intégrité physique du personnage schwobien est d’emblée menacée. Le corps du radjah, envahi par des parasites, se transforme et devient semblable à un corps travaillé par la décomposition :

Les animaux parasites qui vivent par la grâce divine sur l’écorce des arbres et la surface des feuilles entrèrent dans la plante de ses pieds et les firent gonfler. Ses jambes devinrent semblables à deux outres pleines qu’il traînait après lui sur ses genoux. Les bêtes ailées, si petites qu’on ne peut les voir, et qui vivent dans l’air, tombèrent avec l’eau de la pluie sur sa tête ; et les cheveux du Rajah se fondirent dans des ulcères, et la peau de son crâne se souleva, pleine de plaies et de nœuds luisants. Et tout son corps devint sanglant, par les bestioles de la terre, de l’eau et de l’air qui venaient y habiter20.

La chair est présentée sous un jour repoussant. Ainsi, le corps du radjah rappelle celui du prince Wladimir Noronsoff, personnage de Lorrain, « vivante charogne » qui n’en finit pas d’agoniser et de pourrir. Mais une différence fondamentale oppose le personnage de Schwob à celui de Lorrain : alors que la dégradation du corps de Noronsoff ne fait que souligner la dimension matérielle de l’être humain et l’échec de la quête ontologique poursuivie par les personnages fin-de-siècle21, la transformation subie par le radjah schwobien n’est pas une déchéance. Au contraire. Dans les mythes, ainsi que le souligne P. Brunel22, la métamorphose, peut être un châtiment ou une récompense, comme dans le cas du héros de Schwob, « homme extraordinairement pieux ». En se laissant mutiler par les parasites, le radjah atteint la quintessence de la vie ; la passivité du roi doit être comprise comme étant une « participation cosmique » (E. Morin):

La passivité totale, c’est la participation à l’activité cosmique totale. Toute philosophie de la passivité (contemplation) est une philosophie de l’identité universelle23.

La passivité du radjah se distingue également de celle dont fait preuve la fillette du « Sabot », conte analysé par Schwob dans la préface de Cœur double :

« Le sabot » montre l’attrait mystique de la foi échangée contre la vie grise, la renonciation à l’activité humaine à n’importe quel prix, même au prix de l’enfer24.

La fillette est certes sauvée à la fin du conte par sainte Madeleine, mais demeure prisonnière de la terreur, alors que la conduite du roi indien est dictée par le sentiment de pitié. L’attitude résignée de la petite fille est seulement la manifestation d’un taedium vitae très fin-de-siècle.

Tout comme les chairs mutilées de l’héroïne huysmansienne, Lydwine de Schiedam, forment une chrysalide renfermant le corps véritable de la sainte, le corps du roi indien grouillant de parasites n’est que la nécessaire ébauche du corps « glorieux » à venir. Le corps du radjah est comme absorbé par l’univers ; les limites du microcosme disparaissent peu à peu.

[…] il vit qu’il avait réellement atteint la plus grande renonciation et la véritable pitié du pauvre. Puis il entra dans un fourré pour se mettre en prière. Et Dieu le rendit immobile ; le vent le couvrit de terre, l’herbe poussa sur son corps ; ses yeux coulèrent de leurs orbites, et des plantes sauvages germèrent dans son crâne. Les tendons de ses bras décharnés élevés vers le ciel étaient comme des lianes sèches enlacées aux branches mortes. Ainsi le roi parvint au repos éternel. [SCHWOB, M. « Le dom ». C.d. p. 150.]

La chair est définitivement abolie25. De nombreux mythes et récits folkloriques ont pour thème la métamorphose d’un homme en végétal. Le mythe de Philémon et Baucis26 est l’un des plus connus. Dans la pensée mythique, les différents niveaux de la vie ne cessent de communiquer entre eux. E. Morin27 considère entre autres que les métamorphoses et les phénomènes de transmutation constituent les expériences élémentaires de la pensée de l’homme des sociétés traditionnelles. Le monde végétal fascine l’homme dans la mesure où il trouve en lui un paradigme de son existence. Végétaux et hommes passent par les grandes étapes que sont la naissance, la maturation, la mort et la transformation finale.

Dans le conte du « Dom », la métamorphose permet au personnage d’échapper à la finitude. Cette nouvelle modalité d’existence est porteuse d’une promesse de résurrection car le végétal est avant tout symbole de l’unité fondamentale de la vie, comme le rappelle M. Eliade:

[…] l’arbre représente – et cela d’une manière soit rituelle et concrète, soit mythique et cosmologique , et encore purement symbolique – le Cosmos vivant, se régénérant sans cesse28.

M. Praz considère que les personnages des contes de Schwob sont « ivres d’humiliations et d’avilissement29 ». Cette affirmation ne semble pas pouvoir s’appliquer à tous les héros schwobiens. Dans son essai intitulé « La perversité », Schwob établit une distinction entre deux types de sacrifices : l’un est réalisé dans le seul « but positif du plaisir » et l’autre, plus noble, est accompli afin de sauver d’autres êtres. Or, l’attitude du radjah ou d’Odjigh relève moins du masochisme que de la démarche mystique. La mort du radjah schwobien s’apparente à une extase, puisque selon E. Morin, celle-ci est « expérience vécue du dépassement de toutes les déterminations qui limitent l’homme30 ».

Et la conduite du roi indien n’est pas le fruit d’un quelconque « instinct de mort », pour reprendre le vocabulaire freudien. Bien au contraire. En effet, E. Morin affirme que le vouloir du Nirvana constitue l’expression du vouloir vivre suprême, affranchi de la mort :

Le Nirvana c’est la vie indéterminée mais totale ; il est extase, c’est-à-dire amour et plénitude, en même temps que néant et vide. […] Le « néant » du Nirvana, c’est donc le gouffre d’en-deçà et d’au-delà les métamorphoses et les manifestations, le gouffre de l’unité et de l’indétermination : c’est le gouffre de la réalité première, antérieure à Brahman lui-même : autrement dit, ce néant est l’être pur absolu31.

En se libérant des contingences du corps, l’âme peut participer librement à la vie de l’univers. Notons que la notion de « nirvana » a souvent été mal comprise par les auteurs occidentaux du XIXe s. Chez Schwob, le corps peut se charger de sacralité dès lors qu’il se fond dans le macrocosme grâce à une mort de type cosmique (E. Morin).

Conclusion

L’œuvre de Schwob est sous-tendue par une nostalgie du sacré et révèle l’influence de la pensée mythique. Le corps, thème fondamental pour Schwob, suscite une réflexion angoissée. Mais la mort cosmique de certains personnages, parce qu’elle est liée à une promesse résurrectionnelle, apparaît comme un moyen de lutter contre la finitude et de transcender les limites individuelles. Le corps qui pouvait être vécu comme un tombeau, un amas de chair voué à la putréfaction, se fond alors dans l’univers.

Notes