C'était un très-au vent d'octobre paysage,
Que découpe, aujourd'hui dimanche, la fenêtre,
Avec sa jalousie en travers, hors d'usage,
Où sèche, depuis quand ! une paire de guêtres
Tachant de deux mals blancs ce glabre paysage.Un couchant mal bâti suppurant du livide ;
Le coin d'une buanderie aux tuiles sales ;
En plein, le Val-de-Grâce, comme un qui préside ;
Cinq arbres en proie à de mesquines rafales
Qui marbrent ce ciel crû de bandages livides.Puis les squelettes de glycines aux ficelles,
En proie à des rafales encor plus mesquines !
O lendemains de noce ! Ô bribes de dentelles !
Montrent-elles assez la corde, ces glycines
Recroquevillant leur agonie aux ficelles !Ah ! qu'est-ce que je fais ici, dans cette chambre !
Des vers. Et puis, après ? Ô sordide limace !
Quoi ! La vie est unique, et toi, sous ce scaphandre,
Tu te racontes sans fin, et tu te ressasses !
Seras-tu donc toujours un qui garde la chambre ?Ce fut un bien au vent d'octobre paysage...
Au XIXe siècle, après l'importance majeure apportée en art par le romantisme, la décadence commence à faire son nid. L'esprit décadent, ou « fin de siècle » se situe en décalage par rapport aux idées d'une beauté d'harmonie et d'équilibre telle qu'on la concevait jusqu'au Romantisme.
Le décadentisme préfère la recherche de l'étrangeté et du bizarre, comme si au lieu de contempler le fruit luisant et magistral qui est en haut de l'arbre, on le laissait mûrir un peu trop et se décomposer pour observer tout ce que les phénomènes naturels parfois dégoûtant peuvent avoir d'attrayant.
Laforgue s'ancre dans cet esprit fin de siècle, avec la particularité de cette écriture qu'est l'ironie avec laquelle il traite les lieux communs artistiques. En 1885, la vague du romantisme est passée et Laforgue, avec ses Complaintes, contribue à subvertir les idéaux de cette école littéraire : il en montre les travers, les défauts, les excès. Notamment dans sa « Complainte d'un autre dimanche » qui a pour thème principal un Soleil couchant.
Laforgue construit sa « Complainte d'un autre dimanche » « à rebours » de la tradition romantique afin d'opérer une démystification des topoï de cette poésie.
(cf : les tableaux de Magritte, jeux d'optique) : le paysage est donc vu de l'intérieur => restriction du champ de vision : pas une vue panoramique mais une vision restreinte. => Présence de 2 strates : temporelles : octobre / dimanche et de façon horizontale : paysage / fenêtre => d'où une sorte de rétrécissement # conception panoramique et ouverte sur la nature, le monde et le temps ou l'intemporel
dérisoire : 1er vers : si on rétablit l'ordre des mots, on s'aperçoit que la situation est dérisoire : le style seul paraît rendre intéressant le propos (on pense à ce que dira Heidegger plus tard : l'art rend à l'art sa vérité, dévoile le quotidien et l'aspect banal des choses : mais ici, il semble que ce soit le contre pied de cela justement). Présence des guêtres : très prosaïque et sans intérêt. dénudé : Glabre paysage = paysage dénudé, dépouillé # topos romantique de nature à profusion (ex de l'engouement pour les jardins à l'anglaise) figé : absence de verbes aux vers 6, 7 et 8: phrases nominales
Laforgue nous peint donc un paysage romantique en le démystifiant, en prenant le contre pied des topoï romantiques. Ainsi, il nous présente moins la grandeur que la décadence et ce paysage ouvre sur un imaginaire empreint de l'atmosphère fin de siècle dans laquelle Laforgue compose.
les mals + la polysémie du poème : la jalousie : ambiguïté du mot (ici : il s'agit du treillis en bois qui permet de ne pas être vu : le choix de ce mot n'est pas anodin : il traduit le choix de se cacher derrière les mots) qui marbrent ce ciel crû de bandages livides : participe passé de croître et non pas croire comme on l'attend => contournement des habitudes de l'oreille du lecteur. 1er vers : C'était un très-au vent : le lecteur s'attend à un très-haut vent => rupture entre l'écrit et l'oral => un lecteur déstabilisé par la nouveauté du poème et le travail sur les mots (cf le travail de Mallarmé et des symbolistes)
bandages livides, un couchant ... suppurant du livide, mesquines rafales, recroquevillant leur agonie, sordide limace : zeugmas => impression d'étrangeté, de paysage hybride entre le naturel et l'humain. Images de dégoût aussi : suppurant du livide : sécrétion anormale. Le macabre : agonie
Montrent-elles assez la corde ces glycines / Recroquevillant leur agonie aux ficelles
maniérisme dans l'évocation de la glycine (plante avec des méandres, des bifurcations) => plante presque artificielle. Recroquevillant : image de la vieillesse qui s'agrippe (cf le tableau Les Vieilles de Goya: maquillage et bijoux: autant d'artifices pour cacher la vieillesse) /VS/ allitération en -s et en -l : impression que ça coule => l'irrémédiable Les squelettes de glycines : décharnement du squelette : ne nous paraît pas naturel mais artificiel (une sorte de sculpture, de production artistique: une vision esthétique du squelette)
Depuis quand ! : modalité exclamative : naïveté du poète mise en évidence par l'incise dans le vers. Le refus du thème de la réminiscence grâce à la nature (/VS/ la grive de Chateaubriand par exemple) : O lendemain de noces ! Ô bribes de dentelles ! : Ô + phrases nominales : lyrique, émotion, mais dérision : pas de rapport direct avec les rafales dont il est en train de parler. La mort : évoquée par des symboles (le squelette) : jamais direct mais de façon suggestive (cf influence du symbolisme : Mallarmé : nommer un objet c'est supprimer les trois quarts de la jouissance du poème ... le suggérer, voilà le rêve) pour ne pas tomber dans la cliché du temps qui a passé. => démystification du poète qui traverse les âges et les temps grâce à une extra-conscience ou à son rapport privilégié à la nature
Seras-tu donc toujours un qui garde la chambre? : fonction polémique de la modalité interrogative (rappeler l'étymologie de ironie, eironein = interroger). Phrase inquisitrice avec une adresse au je par le truchement de la 2ème personne : moyen de prendre de la distance par rapport à soi. Sursaut ironique du poète : Ah ! Qu'est ce que je fais ici, dans cette chambre ! / Des vers ... : prise de conscience tardive et ironique jusqu'à l'ironie sur soi avec le retour au lieu commun : la vie est unique (peut-être un discours rapporté?)
par l'auto-dérision : Et après? O Sordide limace ! : une des seules modalités interrogatives : cristallise les interrogations et semble questionner le poète, mais rupture de ton avec le deuxième hémistiche : bestiaire qui démystifie aussi la parole de Laforgue (il ne veut pas devenir comme ceux qu'il démystifie) construction cyclique : broder sur le même thème avec quelques variations seulement (le temps du verbe) => moquerie des romantiques qui n'avancent pas ? => ou : le poème comme une chanson populaire avec refrain : importance de l'oralité. Absence de réponse claire : pas de leçon. => Badinage avec le poème. Plutôt que le grand déballage.
On pourrait conclure simplement en mettant l'accent sur la généreuse honnêteté dont fait preuve Laforgue dans cette complainte : il ne se contente pas de mettre à mal de façon gratuite les topoï romantiques, il les emprunte, entre en eux pour mieux les faire vaciller. Il nous livre ainsi un poème au ton badin et sérieux à la fois. Et surtout, l'honnêteté de Laforgue vient de la constante remise en question de lui-même dont il fait preuve : son discours démystifie mais ne veut donner aucune « leçon », il ne prétend même pas s'ériger en figure nouvelle d'une poésie inquisitrice : il pointe au final le stylet vers lui et frappe d'une nouvelle ironie sa propre entreprise de démystification.
Ainsi, Les Complaintes de Laforgue regorgent de discours démystificateur dont par exemple la « Complainte sur certains ennuis », dont le premier vers indique tout : Un couchant des Cosmogonies / Ah! Que la vie est quotidienne.