Emile Zola publie La joie de vivre, le douzième tome des Rougon-Macquart en 1884. La date de publication donne déjà une première idée de l'influence décadente sur ce roman pourtant naturaliste : c'est la même année que Huysmans publie A Rebours ; le pessimisme de Schopenhauer est tout à fait bien représenté dans La joie de vivre. Pour s'en convaincre, il suffit d'en citer la première phrase :
Comme six heures sonnaient au coucou de la salle à manger, Chanteau perdit tout espoir.
Chanteau et sa femme vivent à Bonneville, une ville située au bord de la mer en Normandie. Ils recueillent Pauline Quenu, une cousine âgée de 10 ans, devenue orpheline. Elle est la fille de Lisa Macquart et du charcutier Quenu. Le roman s'ouvre précisément sur l'attente de Chanteau : sa femme est partie chercher la petite à Paris, où elle vivait, mais elles tardent à arriver. Chanteau s'impatiente :
Mais pourquoi n'arrivaient-elles pas toutes les deux ? Ses craintes le reprenaient, en face du ciel livide, où le vent d'ouest emportait de grands nuages noirs, comme des haillons de suie, dont les déchirures traînaient au loin dans la mer. C'était une de ces tempêtes de mars, lorsque les marées de l'équinoxe battent furieusement les côtes. Le flot, qui commençait seulement à monter, ne mettait encore sur l'horizon qu'une barre blanche, une écume mince et perdue ; et la plage, si largement découverte ce jour-là, cette lieue de rochers et d'algues sombres, cette plaine rase, salie de flaques, tachée de deuil, prenait une mélancolie affreuse, sous le crépuscule tombant de la fuite épouvantée des nuages.
– Peut-être bien que le vent les a chavirées dans un fossé, murmura Chanteau.
Finalement arrivées à la maison, tout le monde fait connaissance avec la petite Pauline. Elle est dès le début attirée par la mer, qu'elle ne cesse d'observer par la fenêtre. Il s'agit d'une mer inquiétante, qui menace les habitants :
La nuit tombait du ciel livide, où les bourrasques fouettaient le galop échevelé des nuages. On ne distinguait plus, au fond du chaos croissant des ténèbres, que la pâleur du flot qui montait. C'était une écume blanche toujours élargie, une succession de nappes se déroulant, inondant les champs de varechs, recouvrant les dalles rocheuses, dans un glissement doux et berceur, dont l'approche semblait une caresse. Mais, au loin, la clameur des vagues avait grandi, des crêtes énormes moutonnaient, et un crépuscule de mort pesait, au pied des falaises, sur Bonneville désert, calfeutré derrière ses portes, tandis que les barques, abandonnées en haut des galets, gisaient comme des cadavres de grands poissons échoués. La pluie noyait le village d'un brouillard fumeux, seule l'église se découpait encore nettement, dans un coin blême des nuées.
Le personnage de Pauline est décrit ainsi :
En effet, Pauline venait d'ouvrir les yeux tout grands. Sans bouger, elle regarda d'un air étonné ces gens qui causaient ; puis, avec un sourire noyé de sommeil, elle laissa retomber ses paupières, sous l'invincible fatigue ; et son visage immobile reprit sa transparence laiteuse de camélia.
Lazare est le fils des Chanteau, il a 18 ans, et sympathise tout de suite avec Pauline. Ils passent des étés à jouer ensemble, à se chamailler gentiment. Lazare est, à l'instar des héros romantiques de Flaubert (on pense notamment à Frédéric Moreau de L'Education sentimentale) est plus attiré par la musique que par les études de droit que sa mère voudrait qu'il entame ! Il a entrepris de composer une musique, le Paradis Terrestre : (on notera que l'écriture très fin de siècle correspond à une attitude, un vide de l'âme, une certaine langueur)
Les journées passaient, on était arrivé au commencement d'août, et Lazare ne prenait aucune décision. Pauline devait, en octobre, entrer dans un pensionnat de Bayeux. Lorsque la mer les avait engourdis d'une lassitude heureuse, ils s'allongeaient sur le sable, ils causaient de leurs affaires, très raisonnablement. Elle finissait par l'intéresser à la médecine, en lui expliquant que, si elle était un homme, ce qu'elle trouverait de plus passionnant, ce serait de guérir le monde. Justement, depuis une semaine, le Paradis terrestre allait mal, il doutait de son génie. Certes, il y avait eu des gloires médicales, les grands noms lui revenaient, Hippocrate, Ambroise Paré, et tant d'autres. Mais, une après-midi, il poussa des cris de joie, il tenait son chef-d'oeuvre : c'était bête, le Paradis, il cassait tout ça, il écrivait la symphonie de la Douleur, une page où il notait, en harmonies sublimes, la plainte désespérée de l'Humanité sanglotant sous le ciel ; et il utilisait sa marche d'Adam et d'Eve, il en faisait carrément la marche de la Mort.
A propos de Pauline :
son unique récréation était de regarder la mer, toujours vivante, livide par les temps noirs de décembre, d'un vert délicat de moire changeante aux premiers soleils de mai.
Lazare a finalement entrepris des études de médecine. Il a laissé des livres chez lui, et Pauline les lit avec curiosité et passion :
Pauline s'accordait de loin en loin, comme une récréation, de lire le chapitre des névroses, en songeant à son cousin, ou le traitement de la goutte, avec l'idée de soulager son oncle.
D'ailleurs, malgré les sévérités de madame Chanteau, on ne se gênait guère devant elle. Les quelques bêtes de la maison l'auraient instruite, si elle n'avait pas ouvert les livres. La Minouche surtout l'intéressait. Cette Minouche était une gueuse, qui, quatre fois par an, tirait des bordées terribles. Brusquement, elle si délicate, sans cesse en toilette, ne posant la patte dehors qu'avec des frissons, de peur de se salir, disparaissait des deux et trois jours. On l'entendait jurer et se battre, on voyait luire dans le noir, ainsi que des chandelles, les yeux de tous les matous de Bonneville. Puis, elle rentrait abominable, faite comme une traînée, le poil tellement déguenillé et sale, qu'elle se léchait pendant une semaine. Ensuite, elle reprenait son air dégoûté de princesse, elle se caressait au menton du monde, sans paraître s'apercevoir que son ventre s'arrondissait. Un beau matin, on la trouvait avec des petits, Véronique les emportait tous, dans un coin de son tablier, pour les jeter à l'eau. Et la Minouche, mère détestable, ne les cherchait même pas, accoutumée à en être débarrassée ainsi, croyant que la maternité finissait là. Elle se léchait encore, ronronnait, faisait la belle, jusqu'au soir où, dévergondée, dans les coups de griffes et les miaulements, elle allait en chercher une ventrée nouvelle. Mathieu était meilleur père pour ces enfants qu'il n'avait pas faits, car il suivait le tablier de Véronique en geignant, il avait la passion de débarbouiller tous les petits êtres au berceau.