Article rédigé par Audrey Mirlo : son mémoire de master 1 et 2 a porté sur "Les penseurs du Chiendent et la philosophie : chronique d'une enquête romanesque". Elle est agrégée de lettres modernes et fait actuellement une thèse sur "La quête du philosophe dans la fiction du premier 18ème siècle, 1710-1740".
Le Chiendent, premier roman, est publié en octobre 1933, après avoir été accepté par Gallimard en mai. Il est composé durant un voyage en Grèce, de la fin du mois de juillet 1932 au début de novembre. De retour à Paris, Queneau y apporte quelques modifications. En quelques mois Le Chiendent éclôt et avec lui « un véritable acte d’institution, d’une nouvelle littérature, et d’une nouvelle existence »[1].
Résumer l’intrigue présente des difficultés car « Le Chiendent est le récit […] d’aventures sans objet, d’une quête sans conquête, d’un embarquement vers un port imaginaire où l’on ne peut que s’échouer à marée basse[2]». Laissons donc son auteur le faire pour nous :
Au début, les personnages, qui étaient immergés dans le chaos et la nuit, prennent forme çà et là en divers points de la banlieue parisienne. Une série d’incidents catastrophiques les réunit peu à peu autour d’une porte énigmatique, que se refuse à vendre un brocanteur sordide. Avec l’aide de son neveu, un enfant à l’oreille trop prompte, Mme Cloche, la sage-femme, se lance à la poursuite d’un trésor, à l’existence duquel tout le monde finit par croire. Incidents et accidents se multiplient. Il y a des blessés et des morts. Le trésor se dissipe en fumée. Finalement une guerre éclate : une guerre avec les Étrusques, s’il vous plaît. Et bien des années plus tard, on retrouve Mme Cloche devenue reine.
Comment tout cela peut-il finir ? C’est bien simple, cela ne finit pas et tout recommence, aussi lugubre et dérisoire qu’à la première page, à peu de choses près. Car peut-on espérer que Mme Cloche ne se laissera pas de nouveau tromper par sa puissance d’illusion ?[3]
La puissance d’illusion et l’illusion de puissance règnent dans ce monde d’apparences où « l’on ne peut étreindre que le vide, le néant, la mort[4] ». D’où qu’ils regardent, les personnages voient leur propre fin se profiler : il leur faut se donner bien du mal pour contrecarrer l’évidence. Forts de leurs sophismes et de leurs circonvolutions philosophiques, ils y parviennent néanmoins. Le chiendent, cette herbe de malheur qui pousse sur le terrain du marasme, ils la piétinent allègrement, sans y prendre garde, trop soucieux de courir après leurs émoluments. Elle accroche pourtant, elle griffe, elle enserre. Le titre du roman a donc valeur d’emblème :
Quelle image pourrait mieux dire cette perpétuité du mal et du malheur que celle du chiendent, cette mauvaise herbe proliférante, aux racines si vivaces et si ramifiées que, quand on croit les avoir toutes extirpées, il en reste assez pour réenvahir l’espace nettoyé ? Faisant partie de notre réalité la plus familière, elle peut suggérer avec une incomparable simplicité l’angoissante et insoluble question de savoir si un désir de nuire n’est pas inscrit dans la nature de l’homme[5].
Les personnages de l’univers quenien veulent tous goûter à l’existence. « J’aurai bien des choses à vous demander. […] Au sujet de l’existence »[6] déclare Étienne à Pierre Le Grand. Ne s’adresserait-il pas à l’auteur également, c’est-à-dire à son créateur ? C’est que la question de son être l’inquiète à un drôle de point, lui qui en arrive à prendre son ego pour un bout de tabac ou pour un nuage de fumée :
Il y avait un secret derrière ce port de pêche, il y avait un mystère derrière cette falaise, derrière cette borne, derrière ce mégot.
– Oui, dit-il, même un mégot cache sa vérité.
– Pardon ? fit Pierre […].
– Je disais que même un mégot, on ne sait pas ce que c’est. Je ne sais pas ce que c’est ! Je ne sais pas ! JE NE SAIS PAS ! cria-t-il [7].
Mais les découvertes d’Étienne ne sont pas à la hauteur de ses espérances. De fait, l’existence est banale ; la banalité existe. Il semble impossible de s’extraire de ce cercle vicieux. Comme l’observateur, c’est peut-être dans un café, « laiss[ant] parvenir jusqu’à lui ces paroles vaines qui ne disent rien d’autre que la vérité » que Queneau a pris la mesure de cette aporie pour « constate[r] avec amertume que les banalités [de comptoir] correspondent parfaitement à la réalité »[8]. L’inanité de la vie, la facticité de l’existence induisent les apories du romanesque. Ne lui donnerait-on pas alors un souffle nouveau en faisant de cette inanité et de cette facticité mêmes les thèmes du récit ? Le récit peut se bâtir sur l’illusion d’être. L’un des mérites de Queneau est d’exhiber ce paradoxe pour le faire jouer. Il le peut et il y réussit même très bien à en croire Gabriel, l’oncle de Zazie, qui regarde le taxi de son ami Charles s’éloigner : « l’être ou le néant [On note le clin d’œil à l’égard de Sartre], voilà le problème. Monter, descendre, aller, venir, tant fait l’homme qu’à la fin il disparaît »[9]. L’écriture de Queneau s’emploie à dénuder la gangue de l’habitude, elle commande ainsi « une rhétorique si précieusement burlesque qui préside à des déductions cocasses où le lieu commun tourne au pléonasme et à la lapalissade métaphysique, où la banalité éclate dans sa facticité[10] ». Sèmes, morphèmes et paronomases se mettent au service de la création verbale pour que fond et forme s’entendent et se répondent.
Alibiforains et lantiponnages que tout cela, ravauderies et billevesées, battologies et trivelinades, âneries et calembredaines, radotages et fariboles ! » se dit [Mme Cloche][10].
Les méditations auxquelles se livrent Mme Cloche et ses comparses du Chiendent posent les fondements d’une esthétique que tous les romans de Queneau ne feront qu’approfondir. Dans la suite de son œuvre romanesque, on retrouvera bien des philosophes voyous (Pierrot mon Ami), des poètes laborieux (Loin de Rueil), des créatures se rebellant contre leur créateur (Le Vol d’Icare). Par leurs discours, ils tiennent le monde pour mourir à distance et le transforment en monde pour rire : le scepticisme désespéré se mue en ironie sans espoir.
La fantaisie romanesque allège les situations sans jamais en escamoter les réalités existentielles. Comique et cosmique se frottent et font des étincelles : « Vous battez le briquet de la joie de vivre sur la meule du désespoir[12] » déclare Henry Miller à Queneau. Cette formule caractérise la posture adoptée par l’auteur durant plus de trente ans. Elle s’applique au Chiendent comme elle s’applique aux Fleurs bleues ou au Dimanche de la vie. Mais quels sont précisément les piments qui relèvent la saveur particulière de son premier roman ?
L’impossibilité d’écrire des romans extérieurs à l’Histoire, tel est l’obstacle sur lequel les auteurs du XXe siècle butent. C’est ce que Queneau signifie lorsqu’il écrit :
Il y eut des époques ou l’on pouvait raconter une vie d’homme en faisant abstraction de tout événement historique […]. Mais dès 1930, il fallut déchanter […]. Depuis, il s’est passé suffisamment d’événements pour que l’on conçoive mal une œuvre romanesque quelconque, placée « dans la réalité », qui non seulement puisse les passer sous silence, mais encore ne soit obligée de leur attribuer un rôle important et même prépondérant, même dans une histoire d’amour, même dans un récit d’adolescent[13].
L’omniprésence de la réalité historique charge la boîte à cartouches romanesque de projectiles explosifs. Rien n’assure qu’elle s’en sorte elle-même indemne. La littérature se trouve prise en défaut quand elle ambitionne de surplomber le paysage historique ; tiraillée entre l’insignifiance et l’allégeance aux événements, elle vacille et bascule. Sa pratique tombe finalement dans l’autojustification alors qu’on la voue au changement. Romancer l’Histoire relève à la fois de la gageure et de la promesse mais cela revient déjà à prendre le temps en main. Car il n’est pas facile à vivre, ce temps de la guerre, pas facile à palper. Adolescent, Queneau consigne dans son journal :
ARMISTICE
Enthousiasme incroyable.
Moi, je me suis emmerdé[14].
Comment lier l’homme et l’Histoire alors même que cette dernière semble le déposséder ? Comment les imbriquer ; comment les impliquer ?
Le roman œuvre finalement pour un rapprochement. La transition littéraire permet un face à face inédit : l’homme retrouve l’Histoire, décalée certes, à distance, mais en point de mire. C’est dire qu’il peut enfin la contempler sans y être englué. Les personnages du Chiendent roulent sur l’Histoire et dans le train qui les emporte vers Paris, le futur s’engouffre. Ainsi Étienne Marcel pense t-il en contemplant son voisin de compartiment : « À […] droite, l’officier en retraite rongeotait son crin de lèvre en lisant de la politique ; ses yeux fumaient ; une guerre en perspective, sûrement, celui-là aussi faisait peur[15] ». C’est avec la pratique romanesque que surgit l’obsession temporelle : en 1940, après avoir publié ses premiers romans, Queneau déclare- sentence célèbre s’il en est parmi les critiques- : « le temps est mon problème, celui du cycle, de l’Histoire, de la répétition » [16].
Parce qu’elle y a lieu, parce qu’elle se termine et qu’après elle le temps reprend ses droits, le premier roman de Queneau s’écrit aux dépens de la seconde guerre mondiale, avant même qu’elle ne commence. On ne peut pas échapper au réel, mais il est possible de le transmuer en fiction, et donc de le faire mentir. Queneau n’élague pas les faux-semblants pour fonder une vérité de système : il assemble au contraire les fictions jusqu’à ce l’absence en nos vies de la véracité, de la justesse et de la justice fasse évidence.
Le premier roman de Queneau parie sur le savoir et sur l’Histoire. Il tente la concomitance et gagne au passage la philosophie. « Qu’importe un livre qui ne sait même pas nous transporter au-delà de tous les livres ?[17] » ? Queneau « l’hyperlucide »[18] ne se contente pas d’avoir conscience de cette interrogation, il en joue. Et il en écrit. Dans Le Chiendent, philosophie et littérature s’envisagent et se dévisagent sous une multitude d’angles qu’il convient de dénombrer et de spécifier.
Le terrain philosophique est prestigieux. L’investir revient à engager une partie d’exception. La collusion entre la philosophie et le roman s’établit au détriment du français académique. Pour redorer le blason du français parlé, il s’agit de le pourvoir d’une nouvelle légitimité : une légitimité philosophique.
Le français parlé n’a droit, jusqu’à présent, qu’au dialogue, et même depuis quelques années, au narratif dans le roman. Mais il demeure toujours frappé d’indignité nationale : il n’a pas le droit d’exprimer des « idées ». […]
Le français contemporain ne deviendra une langue véritable et féconde que lorsque les philosophes eux-mêmes l’utiliseront, et naturellement les savants[19].
Mais plus que les savants ne l’utilisent, c’est le français parlé qui fait usage de philosophie. Voilà déjà un pas de fait sur le chemin de la reconnaissance.
La philosophie est à la fois faire-valoir et faire-part. Le recours au corpus philosophique nous convie en effet à la naissance d’un genre romanesque inédit. Queneau met à profit sa formation philosophique pour porter secours au texte du XXe siècle qui achoppe sur la prétention de nouveauté. C’est en prenant appui sur la tradition philosophique que l’écrivain compose à neuf. Précisément, certaines pages célèbres viennent à la rescousse des redites et des impasses du littéraire pour constituer le matériau romanesque. Le récit peut être sentimental, social, naturaliste, pourquoi se verrait-on interdire de lui apposer le qualificatif philosophique ? Ainsi, le premier roman de Queneau est philosophique en ce sens où il se tisse en nouant et dénouant le fil philosophique à la trame narrative. Il ne s’agit absolument pas de se placer sous l’égide d’un système de pensée particulier ou de symboliser quelques grandes théories des penseurs de l’Histoire occidentale. Au contraire, Le Chiendent déploie un traitement tout à fait novateur du philosophique par le littéraire.
La narration mène la danse sur un air de philosophie. On peut considérer Le Chiendent comme un roman de l’existence. La façon dont il s’achève explicite cette détermination :
Alors, ils quittèrent la clairière qui se trouve devant Carentan et, franchissant les fausses couches temporelles de l’éternité, parvinrent un soir de juin aux portes de la ville. Ils se séparèrent sans rien dire, car ils ne se connaissaient plus, ne s’étant jamais connus. Un concierge prit loge, une sage-femme ouvrit boutique. Un homme s’aplatit contre la grille d’une demi-villa de banlieue dans laquelle, attendant avec patience la choupe vespérale, un enfant louchait vers une obscène photo. La porte grinça. L’homme s’aplatit. Un masque traversa l’air, escamotant des personnages aux vies multiples et complexes, et prit forme humaine à la terrasse d’un café. La silhouette d’un homme se profila ; simultanément, des milliers. Il y en avait bien des milliers. (Le Chiendent, pp. 431- 432.)
Carrefour des existences, départ et arrivée des silhouettes, le roman figure le passage de l’être au néant, et inversement. En ce sens, l’ontologie structure l’ensemble de l’œuvre. Queneau ne thématise pas à partir d’idées philosophiques, mais il structure, il construit. « Ses romans illustrent moins des thèses déjà constituées qu’il ne leur donne vie dans une incarnation fictive, subjective, n’excluant ni la dérision ni les déviations » (Jean-Marie Catonné, Queneau, p. 140). Dans le soin d’une construction mathématique- l’une des techniques queniennes les plus affichées- se laisse deviner le passage d’une pensée qui enchaîne et traverse, qui se soumet à une loi et qui possède un paradigme : la dianoia. La philosophie s’inscrit au cœur même de l’œuvre ; elle travaille l’édifice narratif en profondeur. Queneau ne fait pas le partage entre le romanesque, le poétique et le philosophique, puisque, sans distinction de nature, il les incorpore à la trame narrative. Arguments, démonstrations et idées structurent l’ensemble de l’œuvre, sans s’ériger en modèles heuristiques.
De fait, si la philosophie seconde le roman, il ne se place en aucun cas sous sa coupe. C’est même en réaction d’une mise sous tutelle par le philosophique que la spécificité du Chiendent s’institue.
Les méditations d’Étienne et de Saturnin, les avatars de Mme Cloche, les malheurs de Narcense, la noce du père Taupe, toute cette histoire baroque que nous conte Le Chiendent enveloppe des idées. Mais ces idées en elles mêmes n’expliquent rien. […] Aussi ne peut-on expliquer Le Chiendent par les idées qu’il enveloppe et suggère, ce serait détruire le bulbe en arrachant ses peaux, perdre de vue l’essentiel : qu’il s’agit d’un poème dont le contenu ne se laisse pas isoler de la forme. Il est essentiel qu’on puisse, à propos du Chiendent, parler du Parménide, du cogito, de phénoménologie existentielle ou de théologie gnostique, mais il est tout aussi essentiel qu’on puisse très bien ne pas en parler (Claude Simonnet, Queneau déchiffré, p. 164).
L’intrusion de principes philosophiques au plus près du narratif ne coupe pas le roman de ses racines humoristiques et de ses portées poétiques. Entre érudition et plaisir, Le Chiendent ne tranche pas. Le choix n’est pas même possible, tant Queneau imbrique réflexion et narration. Tout a sa place romanesque dans ce texte libre d’attaches extérieures. « L’hermétisme supposerait une clé extérieure à l’œuvre, ce qui est contraire à l’esthétique de l’auteur : le sens ne crève pas le texte, l’image n’est pas extérieure au tapis, elle est le tapis même. Rien n’est donc absolument caché, tout est dit et redit, mais discrètement : à la fois drôlement et difficilement » (Claude Simonnet, Queneau déchiffré, p. 12). Le Chiendent lâche les amarres et hisse la voile, à lui tout seul.
Ce faisant, il prend ses distances avec la discipline qui l’a épaulé. Ingrat, il croque la poule aux œufs d’or. Son succès tient en partie à cette polyvalence : l’usage narratif de la philosophie porte le roman sur le terrain du commentaire métaphilosophique. Comment, dès lors, depuis ses propres marges, Le Chiendent découvre-t-il les limites des pensées dont il s’inspire ? Parvient-il à en prendre le relais ? Et, à supposer qu’il soit effectivement à même de repousser quelques obstacles, dans quelle mesure cette avancée influe-t-elle sur l’esthétique du roman et sur la signification de l’acte littéraire ?
Le livre se sert de la philosophie qu’il finit par repousser. Mais il ne l’éjecte pas pour autant. Pourquoi le ferait-il ? Il peut la juger insatisfaisante sans pour autant la condamner. Chez Queneau, la pensée littéraire ne surgit pas en dépassement de la philosophie, elle ne s’élabore pas en contrepoint, elle ne se met pas en concurrence. Ce serait trop réducteur et trop laborieux à la fois- sans doute impossible. Le Chiendent se moque simplement d’une amie qui aurait tendance à se prendre au sérieux, à s’étiqueter, à se breveter, à s’institutionnaliser, à délaisser la pensée pour le protocole. Il attend en retour quelques signes d’intelligence. Il signe un pacte de non-agression philosophique en quelque sorte. Non, tout ce qu’il y a de beau et de bon dans le roman ne se rapporte pas à un ultime degré d’interprétation métaphysique, à une latence philosophique. Tel est l’enjeu de notre lecture du Chiendent.
Savoir du savoir, philosophie de la philosophie, le geste de Queneau est un méta geste. Il examine également ce qu’il y a de risible dans le rire. « Le rire quenien est toujours incertain, fragile, menacé par un autre rire qui l’engloberait, l’annulerait peut-être. […] Il est réflexion de la réflexion. D’où le malaise virtuel du lecteur : car le texte est ainsi travaillé par deux principes qui tendent à se confondre, l’une de jubilation, l’autre d’inquiétude » (Jean-Pierre Martin, « Façons de rire, façons de s’inquiéter », Pleurire avec Queneau, Liège, Temps Mêlés, n°150, 1996, p. 327). La fiction insiste en effet sur les sentiments d’étrange étrangeté qu’éprouvent les êtres condamnés par le chiendent. À bien des égards, les personnages traitent le mal par le mal. Ainsi ils adoptent, eux aussi, cette posture réflexive qui consiste à doubler et à identifier le sujet et l’objet d’une relation. Le mal que l’homme a à vivre dans le mal, tel est le sujet de Queneau. Vingt ans après la parution du Chiendent, il crée un syllogisme qui condense cette problématique :
Preuve ontologique de l’existence de l’homme :
l’homme est imparfait ;
l’existence est une imperfection ;
donc l’homme existe. (Raymond Queneau, Journaux, 1914-1965, Paris, Gallimard, 1996, [1952], p. 790)
La question de l’imperfection de l’homme et de son malheur aiguillonne toute la démarche romanesque de Queneau. Mais, dès le début de son parcours d’écrivain, elle est contrebalancée par la possibilité de l’amour et de la grandeur :
Chêne et chien voilà mes deux noms,
étymologie délicate :
comment garder l’anonymat
devant les dieux et les démons ? (Raymond Queneau, Chêne et chien, Œuvres complètes, p. 31)
Le Chiendent n’apporte pas de solution à ce dilemme. Il s’en fait juste l’écho. On aurait tort de croire qu’il se conclut sur l’inexorabilité du cataclysme puisque les principaux personnages finissent par avoir le choix de tout recommencer autrement. En outre, le dénouement de la porte bleue dévoile que c’est une histoire d’amour qui est à l’origine de l’action principale du trésor « taupique ».
Cette porte, c’est toujours la même histoire. Oui, la même. I vous arrive tout l’ temps les mêmes histoires. C’est drôle, hein ? Quand j’avais vingt ans, une femme. Mais j’ vais pas vous barber avec une histoire d’amour de jeune homme, hein ? Enfin, une femme qu’est morte. cette porte, c’est un souvenir. C’est tout. Quarante ans après, j’ai retrouvé cette porte. Il y avait nos noms dessus. Je l’ai achetée. (Le Chiendent, pp. 360-361)
Amertume et douceur alternent. À tour de rôle, elles commandent l’interprétation du récit. La farce de la vie quotidienne enchevêtre les sentiments, les perceptions et les objectifs. « Une nouvelle langue poétique et une nouvelle sagesse, voilà les fruits admirables que nous donne une œuvre commencée dans un pessimisme et un scepticisme rigoureux. Pas si rigoureux cependant qu’ils n’aient laissé place à l’humour, à la connaissance et à l’amour. Au total un curieux mélange » (Georges-Emmanuel Clancier, « Le Discours et les méthodes », L’Arc, n°28, février 1966, p. 74).