Pour présenter et tenter de comprendre ce genre particulier qu'est la biographie imaginaire, nous pourrions d'abord citer Borgès :
Dans mon Histoire Universelle de l'Infamie, je n'ai pas voulu imiter ce que Schwob avait fait dans ses Vies Imaginaires. Il avait inventé les biographies d'hommes qui avaient existé réellement mais à propos desquels on ne savait à peu près rien. Tandis que moi, je lisais la vie d'un personnage connu et je la déformais et la faussais délibérément au gré de ma fantaisie.
Deux projets apparemment différents, si l'on en croit Borgès, entre Schwob et lui-même. Pourtant, nous allons tenter de cerner ce qu'il y a de commun derrière les œuvres de ces deux auteurs.
D'abord, il faut pointer du doigt ce paradoxe qui est contenu dans le terme même de « biographie imaginaire. » En effet, la biographie appartient normalement à un genre littéraire, certes, mais qui peut s'apparenter au travail de l'historien. La biographie vise à établir (à rétablir) la vie d'un personnage connu, en transcrivant sa vie, de sa naissance à sa mort, de façon plus ou moins linéaire et chronologique. Ainsi, ce genre qu'est la biographie est bien loin de « l'imaginaire » et c'est en cela qu'il y a paradoxe. La biographie canonique ne doit pas laisser transparaître l'imaginaire du biographe. Le biographe doit se contenter d'écrire la vie du biographé, sans y ajouter des détails plaisants qui seraient faux. La biographie est un genre qui s'apparente au vrai, à l'histoire, à ce qui s'est réellement passé.
L'imaginaire, en revanche, est à son opposé : l'imaginaire enrichit un genre tel que le genre romanesque, la poésie ou le théâtre en faisant intervenir des éléments plaisants, qui peuvent être totalement dépourvus de réalité. L'imaginaire permet à l'écrivain d'agrémenter son propos en échappant au vrai.
Ainsi, on comprend bien le paradoxe qui jaillit si l'on essaye d'introduire de l'imaginaire dans la biographie. Un tel projet paraît absurde ainsi énoncé. Pourtant, ce tout de force, certains auteurs l'ont réalisé et l'ont mené à bien : Marcel Schwob, Jorge-Luis Borgès, Antonio Tabucchi, Pierre Michon sont les plus connus.
Reprenons la citation de Borgès citée en introduction : il évoque le travail de Schwob comme l'invention de biographie d'hommes réels mais peu connus, alors que lui nous dit avoir travailler sur des biographies de personnes connues, tout en modifiant à souhait cette biographie. On voit donc que la biographie imaginaire consiste à partir d'un matériau réel (lacunaire parfois) et de le modifier ou de l'étoffer, par l'imaginaire. Il s'agit dans ce cas de vies imaginaires (ou romancées) de personnages réels. (NB : Il peut aussi y avoir des vies de personnages fictifs, mais qui imitent les conventions du récit biographique : autrement dit, pour ce second cas, l'auteur part d'un personnage fictif (légendaire ou mythologique par exemple) mais qu'il dote d'une biographie qui paraît réelle : on parle aussi de biographie imaginaire dans ce cas, même si la personne biographée n'a pas existée)
Pour résumer, la biographie imaginaire consiste en l'alliance d'un matériau de base réel, attesté historiquement, et de la glose, de l'imaginaire de l'auteur, d'un choix esthétique.
C'est précisément cette alliance paradoxale mais essentielle que Marcel Schwob prône dans la préface de ses Vies Imaginaires, qui est une sorte de manifeste, un écrit qui exprime les grandes règles de la biographie imaginaire. Il écrit : « La science historique nous laisse dans l'incertitude sur les individus. » La « science historique » (comprendre « la biographie canonique, » celle qui se soucie d'être exacte et de retranscrire le vrai) travaille sur :
des causes réelles ou possibles. Il faut les laisser aux savants. L'art est à l'opposé des idées générales, ne décrit que l'individu, ne désire que l'unique. Il ne classe pas; il déclasse.
Et plus loin, il ajoute :
Les idées des grands hommes sont le patrimoine commun de l'humanité : chacun d'eux ne posséda réellement que ses bizarreries
Cela explique tout le projet de Marcel Schwob, cette formule permet en quelque sorte de lire toutes ses vies imaginaires, et les biographies imaginaires que Borgès, ou Tabbuchi écriront après lui. Les bizarreries de l'homme intéressent bien plus Schwob que la vie du personnage elle-même. La biographie imaginaire, par son aspect paradoxal que nous avons déjà défini, permet d'exploiter le paradoxe du personnage, le paradoxe de la vie. Avec Schwob, le lecteur passe du côté de l'anecdotique, du détail plaisant ou inutile à la biographie historique. Le biographe comme Marcel Schwob l'entend, doit dégager ce qu'il y a d'unique dans le personnage dont il fait la biographie, même s'il faut user de l'imagination ou s'il faut ne rendre compte que de détails, s'il faut accentuer tel évènement plutôt qu'un autre, pourvu que ce détail donne une sorte d'épaisseur et alimente le paradoxe du personnage.
L'art du biographe consiste justement dans le choix. Il n'a pas à se préoccuper d'être vrai ; il doit créer dans un chaos de traits humains. Leibniz dit que pour faire le monde, Dieu a choisi le meilleur parmi les possibles. Le biographe, comme une divinité inférieure, sait choisir parmi les possibles humains, celui qui est unique.
Le choix est une dimension primordiale dans la biographie imaginaire car il témoigne d'une liberté que l'auteur prend par rapport au réel. C'est cette liberté qui fait l'œuvre non un reflet de l'histoire mais une véritable œuvre d'art, qui accorde une importance au style, à la beauté... « Au milieu de cette grossière réunion, [c'est-à-dire le réel, la matériau biographique réel] le biographe trie de quoi composer une forme qui ne ressemble à aucune autre. Il n'est pas utile qu'elle soit pareille à celle qui fut créer jadis par un dieu supérieur, pourvu qu'elle soit unique, comme toute autre création. » La biographie selon Schwob est du domaine de l'art et non de la science.
La biographie imaginaire est donc un genre qui restitue l'individualité du biographé, ses bizarreries. Les auteurs de biographies imaginaires vont même jusqu'à choisir des personnages non illustres pour écrire leur biographie. La biographie imaginaire peut alors être un moyen de réhabilitation de personnages à qui l'histoire n'a pas accordé d'importance. La biographie imaginaire permet alors de donner de l'importance à toute vie (en bien ou en mal), celle d'un inconnu, comme celle de Shakespeare : Marcel Schwob écrit encore, à la fin de sa préface qu'il faudrait « raconter avec le même souci les existences uniques des hommes, qu'ils aient été divins, médiocres, ou criminels. » Cela indique bien ce que nous avons dit précédemment à propos de l'unicité des êtres. Le biographe doit s'intéresser à des personnages bons ou mauvais, à de véritables anges ou à des criminels et explorer leur vie pour en dégager ce qu'il y a de plus intéressant et de plus paradoxal. Et c'est souvent (mais pas uniquement) dans des vies de criminels ou de personnages apparemment médiocres que l'auteur va pouvoir trouver un matériau propice à une biographie imaginaire riche en détails et en paradoxes.
Les Vies Imaginaires de Marcel Schwob, l'Histoire Universelle de l'Infamie de Jorge-Luis Borgès ou Rêves de rêves d'Antonio Tabucchi ont en commun, en plus d'être des biographies imaginaires, la forme brève de leurs écrits. En effet, ces trois œuvres sont des recueils de nouvelles. Il faut dès lors s'interroger sur deux points majeurs. D'abord sur l'esthétique de la brièveté induite par la forme de la nouvelle. Ensuite, sur le sens à donner aux nouvelles par rapport à leur mise en recueil (une nouvelle lue seule n'a pas la même portée ni le même sens que si elle fait partie intégrante d'un recueil).
En ce qui concerne le premier point, il est assez troublant que la plupart des auteurs de biographies imaginaires cherchent à allier ce genre à la forme brève qu'est la nouvelle. Sorte de double défi que se lancent nos auteurs, et qui vont dans le même sens, dans la même complexité : dire peu, sacrifier les détails inutiles, tout en alimentant le réel par l'imaginaire, pour révéler l'essentiel, voire l'essence de l'individu biographé. Double mouvement donc : un mouvement centripète, celui de la brièveté imposée par la forme d'écriture de la nouvelle et un mouvement centrifuge, celui de l'imagination qui vient alimenter le récit et qui peut aller dans de multiples directions. Le défi est donc d'arriver à canaliser l'imagination dans une forme réduite tout en lui accordant une place prépondérante dans la matière du récit.
Une troisième dimension vient s'ajouter à ces deux mouvements, il s'agit de la mise en recueil. Elle pose une problématique essentielle qui est la question de la diversité et de l'unité du recueil. Face au recueil, le lecteur doit s'interroger : au delà de la fragmentation en nouvelles, (c'est-à-dire en textes autonomes), le recueil ne contient-il pas des éléments de cohérence ? des éléments qui induisent un(des) fil(s) conducteur(s)?
Nous ne répondrons pas ici précisément sur ce point car c'est à chaque lecteur de faire cet effort de recherche nécessaire au prix et au terme duquel l'œuvre se livre. Reste qu'il existe certains thèmes qui se dégagent des œuvres et qui permettent d'établir des réseaux de sens dans la poétique des auteurs. On peut par exemple à propos de Marcel Schwob relever plusieurs séries :