Nous proposons un commentaire comparé de deux nouvelles : "La Veuve Ching, pirate" de J.L. Borgès, et "Le Capitaine Kid, pirate" de M. Schwob
La vie du « Capitaine Kid, pirate » est la deuxième des quatre vies de pirate présentées par Marcel Schwob dans ses Vies Imaginaires, publiées en recueil en 1896.
Les vies de pirates sont situées juste avant la dernière nouvelle, « MM. Burke et Hare, assassins » donc à la fin du recueil. La nouvelle est centrée d'une part sur l'interrogation à propos du nom et des trésors de Kid, d'autre part sur l'obsession de ce pirate à propos de « l'homme au baquet sanglant. »
La nouvelle de Jorge-Luis Borgès, « La Veuve Ching, pirate », quant à elle est la seule vie de pirate présente dans L'Histoire universelle de l'infamie. La nouvelle a été publiée d'abord dans la Revista Multicolor, avant d'être intégrée au recueil. Borgès nous présente comment, après la mort de l'amiral Ching, sa femme, la veuve Ching, devient pirate puis comment, après des affrontements contre le pouvoir royal, elle se rend et change de vie.
Il semblerait que pour nos deux auteurs la vie de ces deux pirates qui ont réellement existé soit moins l'occasion d'écrire une biographie fidèle que de la déformer afin d'en tirer une substance nécessaire à une réflexion sur les paradoxes de la vie de pirate. Nous verrons donc dans quelle mesure se pose ce problème et comment le pirate - par le traitement poétique que Schwob et Borgès en font - devient porteur d'une charge de mystère qui engage le lecteur à s'interroger sur le pirate et sur l'humain plus généralement.
Nous verrons d'abord comment les deux vies sont traitées sur le mode biographique : la part de biographique est indéniable dans les deux nouvelles, mais déjà des choix dans le traitement de la vie orientent la lecture. Ensuite, nous tenterons de comprendre dans quelle mesure le primat est accordé à la part de fiction, et d'imaginaire. Enfin, nous aborderons la façon dont le mystère est poussé à son comble, entraînant le lecteur dans une véritable réflexion sur le pirate en tant qu'individu, et non en tant que brute barbare : le pirate n'est pas envisagé comme un topos, mais dans sa complexité, dans le paradoxe.
Les deux personnages principaux des deux nouvelles, le Capitaine Kid, et la Veuve Ching sont deux personnages dont l'existence est historiquement attestée. Schwob et Borgès font le choix d'écrire une vie de pirate à partir de faits réels. Ainsi, on peut les aborder comme des biographies.
Les deux nouvelles s'inscrivent dans une tradition littéraire de biographies de vies de pirates. C'est Daniel Defoe qui, au début du XVIIIème siècle alimente le genre avec son General History of the Robberies and Murders of the Most Famous Pirates. Il publie son ouvrage sous le nom de Charles Johnson en 1724. Plus tard, en 1883, Robert-Louis Stevenson publie Treasure Island (L'île au Trésor).
Schwob a lu ces deux oeuvres. En effet, Schwob admire Defoe, tout en ignorant son identité (il ne sait pas que c'est Defos qui a écrit les vies de pirate, publiées sous un pseudonyme...), et voit en lui « un singulier Plutarque des malfaiteurs, qui réunit leurs biographies dans un livre somptueux. » Quant à Stevenson, Schwob avait une grande admiration pour lui et pour son oeuvre, ils se connaissaient personnellement et Schwob a même traduit Treasure Island. Ainsi, Schwob se situe dans cette lignée d'écrivains qui accordent une importance aux pirates.
Pour Schwob et Borgès, le choix d'écrire la vie d'un pirate est un moyen de dépayser le lecteur : en effet, pour le recueil de Schwob, la vie d'un pirate dans les Caraïbes (îles Barbades) ou chez Borgès, la vie de la Veuve Ching dans la civilisation chinoise assurent un aspect exotique par rapport aux autres nouvelles, centrées sur l'Amérique du Sud chez Borgès ou sur l'Europe pour Schwob.
La restitution de la vie de pirate est un vrai travail d'érudition, car nos deux auteurs sont vraiment bien renseignés. L'ancrage réel est fort, grâce à des éléments tels que les noms d'autres pirates ayant aussi existé. Ainsi, Gabriel Loff, Barbe-Noire, ou encore Mary Read et Anne Bonney ont réellement été pirates. Nos deux auteurs restituent donc autour du biographés des éléments du réel qui restituent l'atmosphère et la vie des personnes. L'effet de réel est tout à fait perceptible chez Borgès, lorsqu'il cite le règlement de la vie à bord (p43), puisqu'il emploi un présent :
Le règlement, rédigé par la Veuve en personne, est d'une implacable sévérité.
Le présent est aussi employé dans la version originale en espagnol par l'auteur. Il s'agit d'un emploi assez paradoxal, dans un contexte au passé. Cet emploi rend présent le règlement et participe à rendre un effet de réel, comme si Borgès avait sous les yeux le-dit règlement et qu'il l'étudiait en tant qu'historien. Plus loin, Borgès évoque les conditions de vie et les occupations des pirates : les cartes, les dés, la pipe, la lanterne magique. Autant de loisirs dont on peut penser qu'ils sont réels. De plus, Borgès montre un souci de peindre le topos du pirate : ainsi, lorsqu'il évoque Anna Bonney, il parle d'une « irlandaise splendide, aux seins hauts, à la chevelure indisciplinée... » C'est bien ainsi que l'on se représente la femme pirate et le travail de Borgès consiste à alimenter cette idée, ce topos, dans un souci de vraisemblance.
Pourtant, par rapport à une biographie d'historien, qui se veut objective, qui implique un certain détachement de la part de l'auteur par rapport au biographé, Schwob et Borgès font déjà des choix qui éloignent de la biographie canonique, qui se voudrait linéaire, exposant les faits dans leur enchaînement.
En effet, si Schwob s'inspire très largement de la vie du Capitaine Kid écrite par Daniel Defoe, il recentre clairement son propos. D'abord par un recentrage sur le personnage de Kid. Le titre de Defoe était Histoire du capitaine William Kid et de son équipage, alors que Schwob inscrit dès le titre le primat donné au capitaine seulement. C'est plus la vie particulière de Kid qui préoccupe Schwob que son histoire avec l'équipage. Ensuite, Schwob fait une sélection des évènements qu'il narre. Il en va de même chez Borgès : la vie n'est pas narré de la vie à la mort avec toutes les étapes chronologiques de la vie. Schwob raccourcit considérablement le texte de Defoe. Il élude les voyages de Kid entre Madagascar et Bab où il décide de se faire pirate (qui sont présents dans la version de Defoe). De même le discours d'"investiture" de Kid sur la galère l'Aventure est très laconique.
Chez Borgès, le choix de l'ironie vient parfois traduire une certaine distance à l'égard de la biographie, de l'historicité : ainsi, le récit de la mort de Ching est traité sur le mode ironique. Alors qu'il s'agit d'un élément décisif dans la carrière de la future pirate, Borgès accentue le coup de crayon sur une mort ridicule, risible. Il démystifie par là l'élément biographique d'importance. La même idée se retrouve dans le sous-titre « les années d'apprentissage. » Ce sous-titre est tout à fait en adéquation avec le matériau biographique, puisque les années d'apprentissage sont un moment décisif dans la vie d'une personne. Pourtant, le contenu du chapitre n'a rien à voir avec la promesse faite par le sous-titre. Borgès mène le lecteur sur des fausses pistes comme pour lui indiquer que ce n'est pas dans son oeuvre qu'il pourra lire une biographie en bonne et due forme.
Par ailleurs, il faut s'interroger sur le choix de Schwob puis de Borgès d'écrire des vies de pirates. Ce choix est en effet à replacer dans leurs projets respectifs - mais néanmoins communs sur ce point - quant à l'écriture. En effet, Schwob aussi bien que Borgès ont pris le soin d'écrire des vies de personnages méconnus ou peu connus du grand public, même si l'existence de ces personnages est attestée. Citons quelques exemples de vies de personnages atypiques : chez Schwob, on trouve Clodia, Cecco Angiolieri, Nicolas Loiseleur, ou encore les assassins Burke et Hare. Chez Borgès, les titres en eux-mêmes sont révélateurs : on nous parle entre autres d'imposteur et d'assassin. Dans la préface aux Vies Imaginaires, Schwob évoque son projet de « raconter avec le même souci les existences uniques des hommes, qu'ils aient été divins, médiocres, ou criminels. » Il semble que ce point soit fondamental pour comprendre les deux nouvelles que nous étudions car il vient expliquer le choix des auteurs. Ils ont tous deux - car Borgès se situe dans la lignée de Schwob à cet égard - le désir de décrire des vies banales, des vies de gens inconnus, ou des vies de personnages incongrus ou obscurs. Le pirate correspond bien à cette idée. Ecrire une vie de pirate revient à faire du pirate le symbole même de l'errance, thème majeur dans la poétique de Borgès et de Schwob. Les personnages hors-norme que constituent les pirates symbolisent une « véritable contre société hors la loi et auto-réglementée selon un égalitarisme sourcilleux qui apparaît comme une inversion subversive du modèle social institutionnel rigidement hiérarchique » comme l'analyse Paola Carmagnani dans un article sur les histoires de pirate chez Schwob. Le choix d'écrire une vie de pirate, et qui plus-est de puiser dans la matière réelle entretient la représentation mentale du pirate, entretient le mythe du pirate et du personnage hors de la norme.
Pourtant, au delà de la fascination pour un type d'individus, une classe d'individus par elle-même complexe et particulière, nos deux auteurs visent à mettre en avant les « bizarreries » (terme que Schwob utilise dans sa préface aux Vies Imaginaires) du pirate, plus que les éléments authentiques.
En effet, on constate que Borgès et Schwob s'éloignent en fait considérablement du matériau biographique authentique pour faire part à la fiction. Leur travail est plus celui d'un poète que celui d'un historien. Le matériau biographique réel est modelé et devient une biographie imaginaire.
Schwob et Borgès font fit progressivement du sens de l'historicité et du sens du vrai. Ils imposent leur vision de la vie du personnage en basant leur récit sur la petite histoire, sur l'anecdote. On trouve dans les deux nouvelles un goût prononcé pour le détail plaisant. Ainsi, Schwob décrivant le capitaine : « Il avait coutume, étant élégant et raffiné, (...) » L'incise mise entre virgules ainsi que l'usage du participe présent insiste sur une qualité du capitaine assez plaisante, et ce goût du détail crée une connivence avec le lecteur, qui a l'impression de détenir une information unique. Plus loin, il évoque les « revers en dentelle de Flandres. » Ce goût du détail maniériste est typique de l'esthétique « fin de siècle. » Ce type de détail fait penser à certains tableaux ou esquisses du polonais Witold Wojtkiewicz dans lesquels le détail foisonne et devient la matière centrale de l'oeuvre. (Wojtkiewicz est un peintre du dernier tiers du XIXème siècle. Les analogies avec Schwob sont troublantes : notamment ses Cortège d'enfants, et même un tableau intitulé Croisade d'enfants qu'on peut rapprocher de La croisade des enfants de Schwob, ou encore les portraits peints de personnages peu connus, qui nous rappellent les vies imaginaires de Schwob). On remarque donc que l'importance est donnée au détail, à l'anecdotique, et les auteurs préfèrent gloser sur le détail, plutôt que de faire un récit succinct et objectif des éléments biographiques. Ainsi, Schwob énumère les hypothèses à propos du nom de Kid, qui signifie chevreau en anglais. Cette énumération crée un certain plaisir de connivence entre le lecteur et l'auteur puisque celui-ci s'interroge en même temps que l'auteur sur le personnage. Chez Borgès, cette idée se signifie par le primat accordée à la contingence. Il explique par exemple comment les pirates sont devenus pirates de mers par un détour très concret : après que les habitants de côtes ont déserté vers l'intérieur des terres pour apprendre « une science inconnue appelée l'agriculture », les pirates « durent s'adonner à l'abordage des navires. » On retrouve dans la première nouvelle « Lazarus Morell » le même procédé, avec le sous-chapitre « causes lointaines. » Borgès met en avant la cause indirecte et par un effet d'accentuation sur certaines causes, il nie l'historicité des évènements, il nie les causes logiques en les parodiant. Le choix est fait de détourner la linéarité de l'histoire en la stéréotypant.
C'est aussi une esthétique elliptique qui fonde les deux nouvelles. Cela répond à un souci de brièveté imposé par le genre de la nouvelle. La biographie est adaptée au genre, mais aussi à un projet poétique plus large. En effet, Schwob écrit dans sa préface aux Vies Imaginaires « L'art du biographe consiste justement dans le choix » et dans l'article consacré à Stevenson dans Spicilège, « L'art consiste à ne point dire. » Il évoque aussi « les silences du récit. » L'oeuvre se fait plus dans les blancs que dans les éléments donnés. Cela conduit à un style nerveux, incisif, quelque peu déroutant pour le lecteur. Par exemple, la question des trésors est un fait majeur dans la vie de Capitaine Kid. Pourtant, Schwob l'évoque de façon allusive et diluée, sans poser de façon assertive le fait. Le mystère du trésor est évoqué par : « ceux qui cherchent les nombreux trésors qu'il cacha sur les côtes... » De même, la raison pour laquelle Kid tue Moore n'est pas explicitée. Pourtant, il s'agit d'un élément essentiel dans la nouvelle. Chez Borgès, la brièveté se signale par un art de la pointe, une certaine ironie. Au début de la nouvelle, il écrit à propos de Mary Read : « le coup ne partit point, mais l'épée se comporta bien... // Vers 1720, une potence espagnole mit fin à la vie dangereuse de Mary Read. » La juxtaposition des faits démythifie l'image de la pirate toute puissante créée par la phrase précédente quelque peu emphatique. Le raccourci opéré ici semble désigner la mort obligée des pirates. On retrouve chez Schwob un traitement de la mort assez remarquable de la mort de ses personnages puisque leur mort est toujours mise en évidence. Ainsi, la mort du Capitaine Kid est inspiré du fait réel, mais elle est glosée : « Le cadavre noirci resta accroché dans les chaînes pendant plus de vingt ans. » Schwob insiste sur l'aspect morbide, avec les termes noirci, accroché, et l'intensif plus de. Les deux nouvelles fonctionnent sur un schéma d'ellipse et d'accentuation. Ainsi, si Schwob ne rend pas compte des causes de la mort de Moor, il insiste au contraire sur d'autres éléments par contre point. Le texte fonctionne ainsi par alternance entre temps forts et épisodes éludés ou elliptiques. Chez Borgès, la nouvelle se termine par la citation d'un prétendu chroniqueur : « A partir de ce moment là les bateaux retrouvèrent la paix. Les quatre mers et les fleuves innombrables furent des chemins sûrs et propices. » Cette fin est basée sur l'exagération, elle est un temps fort du texte, par opposition aux passage éludés.
Cette esthétique du contre-point participe à crée un mystère autour de la vie de ces pirates. En effet, il manque au lecteur des informations essentielles sur la vie des biographés. La question est alors de savoir s'il faut chercher des informations pour combler le vide, ou au contraire entretenir le mystère. Nos deux auteurs font le choix du mystère. Ainsi, Schwob écrit dans Spicilège : « J'ai eu une triste déception le jour où j'ai lu dans Charles Johnson [c'est-à-dire Daniel Defoe] la vie de Captain Kidd. J'aurais préféré ne la lire jamais. » On comprend dès lors que le projet de Schwob est d'écrire une biographie imaginaire, qui n'a pas pour but de nous livrer les détails réels de la vie de tel pirate, mais plutôt de se servir de la vie réelle de tel personnage comme prétexte à une expérience poétique. Pour le lecteur en effet, le manque crée par le style elliptique intrigue et suscite l'imagination. Et c'est bien ce but qui est recherché. Lorsque le narrateur écrit dans « Capitaine Kid » : « Et toutes ces fouilles sont inutiles, » il faut sûrement prendre cette remarque comme une réflexion de l'auteur sur le travail du biographe lui-même : il est inutile de fouiller le vrai. Mieux vaut s'en éloigner et chercher des causes imaginaires. Il est inutile de faire des fouilles archéologiques - au sens concret, des fouilles d'historien - il vaut mieux entretenir le mystère et non le défaire. Ainsi, Schwob ajoute des éléments irréels pour écrire la biographie de Kid. Il ajoute en effet, par rapport à l'hypotexte de Defoe un certain nombre d'éléments : les hypothèses sur le nom de Kid, la jalousie envers le pirate Ireland, la cruauté envers l'équipage hollandais, la raison du différend avec le canonnier, et l'obsession de l'homme au baquet et des visions. Tous ces éléments, qui sont uniquement esquissés, et non explicités, ajoute une dimension de mystère autour du personnage. Chez Borgès, on peut se demander s'l n'y a pas des traces de pastiche de l'écriture du mystère. En effet, à la page 43, il écrit : « Son style [celui de la Veuve Ching], concis, laconique, se passe des fleurs fanées de la rhétorique qui revêtent d'une majesté illusoire la manière officielle chinoise. De cette dernière, nous présenterons plus tard quelques exemples affligeants. » Il semble que Borgès désigne, par l'expression « exemples affligeants » le style de l'écriture chinoise, qui fonctionne par symbole, par un langage détourné, mystérieux pour celui qui n'en a pas les clés. On peut penser que Borgès fait ici le pastiche d'une écriture qui accorde trop d'importance au mystère, qui se détourne trop du réel et qui devient incompréhensible. Peut-être aussi fait-il un clin d'oeil à Schwob qui, avec son écriture allusive, veut accorder une place prépondérante au mystère.
Ainsi, on voit que le mystère peut être poussé à son comble dans l'écriture. Nous pouvons nous interroger sur la raison profonde qui fait que le mystère et l'imaginaire sont si essentiels pour Schwob et Borgès. S'il faut entretenir « l'incertitude du mystère » des biographés, c'est peut-être pour entretenir le paradoxe des personnages, plutôt que de résoudre les « bizarreries. »
Le pirate n'est pas envisagé par Schwob et Borgès selon une vision complètement stéréotypée, comme le hors-la-loi héroïque qu'on retrouve dans la littérature depuis Defoe. Il n'est pas non plus l' « ennemi des valeurs positives, le méchant de la littérature enfantine » (selon les mots de Paola Carmagnani). Schwob et Borgès introduisent le paradoxe du pirate dans leur biographies imaginaires.
Le pirate est traité de façon tout à fait décalé par rapport à l'image véhiculée dans la littérature. L'ironie est le maître mot des deux nouvelles. Chez Schwob, le règlement qui régit la vie à bord du bateau de Kid est rapporté au style indirect libre, ce qui permet de rapporter la parole dans tout son désordre. Ce procédé est complètement ironique et permet une distance critique du narrateur qui rapporte le contenu de la parole et la manière dont elle a été prononcée. Plus loin : « « je vous prends pour capitaine de ce navire. » Et aussitôt il le fit pendre à la vergue. » L'enchaînement des faits sans lien logique témoigne de l'incohérence psychologique du Capitaine Kid et vient démythifier le personnage. Kid devient un personnage risible par son incohérence. Chez Borgès, on retrouve aussi des procédés de l'ironie qui participent à ridiculiser le pirate. Dès l'incipit, la femme-corsaire est associée aux « zarzuela » qui est un genre musical peu aimé par Borgès, dérisoire. L'association des femmes pirates à ce genre musical vient dévaloriser le pirate. Plus loin, Borgès cite le nom des chefs des bateaux de la Veuve : « Oiseau et Silex », « Châtiment de l'eau matinale », « Perle de l'Equipage », « Vague Pleine de Poissons », « Haut Soleil. » On peut penser que ces noms sont ironiques. Borgès se montre aussi méfiant vis-à-vis du topos de l'égalitarisme de la vie de pirate, lorsqu'il évoque : « chaque homme avait droit au vote, // et titre égal aux provisions fraîches et liqueurs fortes. » L'association paradoxale entre le droit de vote et les liqueurs fortes vient démythifier la notion d'égalitarisme. Il semblerait aussi que Borgès se montre critique à l'égard de Schwob : alors que Schwob écrivait : « Si un homme voulait boire plus tard, il buvait sur le pont, dans la nuit, à ciel ouvert. (...) la compagnie ne recevrait ni femme ni jeune garçon. »Borgès fait un mélange des deux éléments (les femmes et le pont): « tout commerce avec les femmes enlevées dans les villages est interdit sur le pont. » La réécriture est claire ici et Borgès accentue ainsi la portée critique vis-à-vis de la vie de pirate.
Schwob et Borgès s'emploient en fait à démythifier le pirate en tant que topos pour donner plus d'importance au paradoxe qu'il représente. Schwob exploite chez son personnage une faille d'ordre psychologique, alors même que la représentation commune n'accorde pas de dimension psychologique au pirate. Il met en avant l'aspect double du personnage : « dans ses pires tueries, il s'écriait : « moi qui suit doux et bon comme un agneau nouveau-né. » » Le même homme, même s'il est pirate, peut contenir en lui à la fois la cruauté et la tendresse, bien représentée par l'agneau. De même, sur le pavillon de soie sont inscrites une tête de mort et une tête de chevreau. Cette alliance contient en elle tout le paradoxe du personnage, du pirate, mais aussi de l'homme en général. En effet, Schwob avait développé la théorie dite du « coeur double » directement inspirée de la catharsis aristotélicienne. L'homme posséderait selon lui à la fois terreur et pitié. La vie de pirate est un bon moyen de décrire de façon concrète cette alliance du bon et du mauvais au sein d'un même homme. L'aspect de la méchanceté, le topos du pirate la véhicule bien. Schwob quant à lui insiste sur l'autre face du pirate, sa tendresse, pour créer un personnage entier et par là même, énigmatique. Il semble que Borgès s'engage dans la même voie avec la vie de la Veuve Ching. Dès le début, il met l'accent sur le paradoxe de la femme pirate : « et pourtant il y eut des femmes corsaires » et plus loin, à propos de Mary Read : « il fallait être, comme elle, un homme courageux. » Dans la femme pirate, la part de masculinité côtoie la féminité. Deux individus de sexes différents paraissent cohabiter dans le même corps. La Veuve Ching peut se montrer cruelle, en tant que pirate, dans le chapitre « les rives épouvantées. » Les actes sont barbares et dignes de la tradition de la piraterie. Pourtant, le lecteur ne perçoit pas uniquement cette image de terreur. La fin de la nouvelle est en effet tout à fait mystérieuse et vient contrebalancer la terreur du personnage. La femme se retire du monde de la piraterie, et on se sait pas vraiment pourquoi. Ce je ne sais quoi qui la pousse à changer de vie constitue une sorte de sagesse qui est de l'ordre de l'ineffable. Ce n'est plus l'hybris, la démesure de l'homme pirate, mais la sagesse de la femme qui prend le dessus et oriente la fin de la nouvelle. Il faut s'en remettre à son destin, c'est ce que semble nous enseigner le geste de la Veuve Ching.
Finalement, on voit que les deux nouvelles sont moins axées sur le pirate que sur l'individu et ses mystères. En ce qui concerne le Capitaine Kid, c'est l'épisode de l'homme au baquet sanglant qui sert à dire la complexité humaine. En effet, Moor est tué parce qu'il pose la question de trop qui remet en question Kid : « Capitaine, cria-t-il, pourquoi tuez-vous ces hommes? » Moor vient remettre en question la brutalité gratuite, habituelle et jusque là incontestée du pirate. Il est une sorte de surmoi qui vient remettre en cause les pulsions immodérées, ici, les pulsions de mort. Mais le Capitaine n'accepte pas cette remarque et tue Moor à son tour. On peut interpréter ce geste en terme psychanalytique pour comprendre que le Capitaine enfouit en lui le refoulé. Il n'assume par l'interpéllation de Moor, et préfère enfouir le problème qu'il évoque. Mais la culpabilité va ensuite s'exprimer par ses angoisses. Elle s'exprime dès l'assassinat par l'image du sang : « Le Capitaine Kid fit laver le baquet, auquel les cheveux s'étaient collés, avec du sang caillé. » L'image du sang qui ne peut partir symbolise très bien la culpabilité. On trouve ce symbole déjà chez Shakespeare, dans Macbeth. Lady Macbeth est obsédé par l'image du meurtre et elle se lave constamment les mains pour tenter d'effacer la culpabilité : « Here's the smell of the blood still : all the perfumes of Arabia will not sweeten this little hand. » (Macbeth, V, 1 : « Ici est toujours l'odeur du sang : tous les parfums de l'Arabie n'adouciraient pas cette petite main. ») Cette obsession la suivra jusqu'à la mort, de même que Kid, jusqu'à la potence, est obsédé par l'homme au baquet sanglant. Avant la mort, l'obsession se fait sentir dans ses rêves, dans sa paranoïa qui le pousse à enterrer ses trésors en différents lieux. Et quand Schwob écrit: « Le capitaine déclara que ses cachettes resteraient éternellement inconnues à cause de « l'homme au baquet sanglant » » il semble qu'il veuille signifier que les cachettes de Kid sont la part d'ombre de l'homme, la part d'inconscient, la part de mystère auquel l'individu lui-même ne peut que difficilement accéder. Le trésor du pirate sert de métaphore pour exprimer les mystères de l'être humain. Qu'en est-t-il chez Borgès? La fin de la nouvelle, « Le dragon et la renarde » est très obscure. Le point de vue est externe donc le lecteur n'a pas accès aux pensées de la Veuve Ching. On sait uniquement qu'« elle méditait. » Il y a une totale impossibilité pour le narrateur comme pour le lecteur de pénétrer les pensées du personnage. Même l'imagination ne parvient pas à notre secours. La fin peut s'expliquer par le fait que la Veuve s'en remet à son destin. Pourtant, même cela n'est pas explicité. Peut-être cet hermétisme final est-il un aveu de Borgès sur les limites de la biographie, même de la biographie imaginaire? Borgès s'en remet - sans l'avouer cependant - à une autre forme d'écriture, celle qui fonctionne par symbole, qui n'est pas basée sur le même langage, pour laisser place au mystère entier. Dans un ouvrage consacré à la littérature chinoise, Jacques Pimpaneau explique que le langage chinois procède par le symbole, par la périphrase, mais ne passe pas par un exposé clair et direct des énoncés. Ce type de langage indirect est le seul qui convienne pour avouer l'impossibilité de tout dire à propos d'un être humain. Ainsi, par l'image, le symbole et la fable, l'hermétisme est assuré, et rend compte de l'hermétisme de l'individu et de l'incapacité de rendre compte du mystère des êtres.
À partir d'un matériau réel, de la vie d'une personne dont l'existence est attestée, Schwob et Borgès opèrent des choix qu'ils restituent et autour desquels ils brodent tout un imaginaire pour livrer « des images plus fortes que les images réelles » (Schwob, in Spicilège). C'est dans cette tension entre réel et imaginaire que l'écriture du paradoxe peut naître. Le lecteur ne sait pas exactement quelle est la part de vrai et quelle est la part d'invention. Mais la synthèse de ces deux directions pourtant opposées crée la biographie imaginaire et met en avant le paradoxe de l'individu. Schwob et Borgès ont exploité les bizarreries de Kid et de la Veuve Ching au point de pousser le bizarre jusqu'au paradoxe. Ils nous montrent comment douceur et cruauté cohabitent au sein d'un même individu, et seul le choix d'écrire la vie imaginaire d'un pirate pouvait rendre ce paradoxe. Ce n'est pas le méchant de la littérature enfantine que nous lisons, mais bien plus un être humain, avec ses complexités, son coeur double. Ce n'est pas l'histoire d'un(e) infâme que nous lisons, c'est la réintégration du pirate dans le champ humain et sensible.
La démarche de Schwob et Borgès d'écrire des biographies imaginaires est pétrie d'humanisme, comme l'indique par ailleurs bien cette phrase de Schwob dans sa préface : « Les idées des grands hommes sont le patrimoine commun de l'humanité : chacun d'eux ne posséda réellement que ses bizarreries. Le livre qui décrirait un homme en toutes ses anomalies serait une œuvre d'art comme une estampe japonaise où on voit éternellement l'image d'une petite chenille aperçue une fois à une heure particulière du jour. »