Lettres et Arts Histoire Littéraire Moyen-Âge et 16ème siècle Histoire Littéraire 17 et 18èmes siècles Histoire Littéraire 19 à 21èmes siècles Littératures étrangères et francophones Maurice Rollinat Arts Techniques Anthologie Mythologie
Élodie Gaden (août 2008)

Etude littéraire du Salon de 1759

Alors que des expositions ont lieu dans le Salon carré du Louvre depuis 1725, c'est en 1759 que Grimm charge Diderot de rendre compte du Salon, afin d'alimenter une revue copiée à la main, La Correspondance littéraire, dirigée par Grimm. En 1759, La Correspondance littéraire en est encore à ses débuts et ne compte qu’une quinzaine d’abonnés, principalement les têtes couronnées d'Europe, désireuses de connaître l'art français.

Depuis 1753, c’était Grimm qui se chargeait de la critique d’art pour la revue. En 1757, Grimm consacre au Sacrifice d’Iphigénie de Carle Vanloo un article où il met en scène sa discussion avec Diderot. En septembre 1759, Diderot promet à Grimm d’aller au Salon : « s’il m’inspire quelque chose qui puisse vous servir, vous l’aurez. Cela n’entre-t-il pas dans le plan de vos feuilles ? » Diderot prendra donc le relais de Grimm, mais toujours sous la forme d’une collaboration, d’un dialogue avec son ami : les Salons de Diderot prennent à chaque fois la forme d’une lettre adressée à Grimm, et Grimm y insère pour ses lecteurs de nombreux commentaires. Les Salons, et particulièrement le premier, répondent à une commande de Grimm, il s'agit donc d'honorer un contrat. Diderot sait qu'il doit fournir des éléments de réflexion qui seront ensuite modifiés. C'est ainsi que l'on peut expliquer le caractère inabouti de ce salon. Il existe notamment plusieurs variantes de ce salon : dans certaines, Grimm supprime les éléments de connivence écrits par Diderot. Mais l'édition de Jacques Chouillet reproduit l'original autographe (il ne s'agit donc pas de la version lue par les abonnés).

Le Salon de 1759 a plusieurs particularités : d'abord, c'est le salon le plus court par rapport aux deux suivants. Sur les cent quarante six tableaux présents à l'exposition, seuls quarante-cinq et trois sculptures sont cités par Diderot et cela tient sur une petite quinzaine de pages. Les Salons suivants présenteront également à peu près le même nombre d'œuvres mais elles seront la source d'analyses beaucoup plus longues et de digressions sur l'art. 1759 semble donc présenter peu d'intérêt : ce n'est pas le salon le plus étudié, le plus lu et le plus cité par la critique qui le boude pour les Salons de 1763 et de 1767.

Ensuite, c'est le premier salon écrit par Diderot : il faudra donc nous interroger sur sa valeur inaugurale : dans quelle mesure marque-t-il l'entrée de Diderot dans l'écriture de salonnier ?

Ainsi, l'intérêt réside dans le statut à accorder à ce salon. Selon Jacques Chouillet, il ne faudrait pas s'y tromper et faire de Diderot un homme naïf en fait d'art car il a déjà écrit en 1751 sa Lettre sur sourds et muets et il a composé l'article « Composition » de L'Encyclopédie. Ce salon serait selon le critique « moins le point de départ que le dénouement d'une longue période d'initiation ». S'agit-il du dénouement de la pensée esthétique de Diderot ? Ou bien s'agit-il d'un point de départ ? On se demandera donc s'il faut considérer ce salon comme une esquisse, une ébauche comme le serait celle d'un tableau, grâce à laquelle Diderot se ferait la main et se ferait les yeux. Il faut envisager la réflexion selon une double perspective : d'abord en considérant l'œuvre d'un auteur en train de se former (formation des idées esthétiques d'un philosophe), ensuite en considérant la formation d'un genre en cours, celui de la critique d'art.

L'invention d'un genre et d'un style : celui d'un épistolier

Si l'éditeur de la Correspondance de Diderot, George Roth, a choisi d'éditer le salon de 1759 comme une lettre et, en revanche, de ne pas intégrer les salons suivants, c'est qu'il considère ce salon comme relevant de l'épistolaire. Ce choix éditorial doit nous permettre de nous interroger sur le statut générique de ce texte.

Fonction épistolaire du Salon de 1759

Des éléments inscrivent le texte dans une relation de correspondance avec Grimm (et non pas encore avec les lecteurs du journal) : il s'agit d'un échange privé dans lequel le « je » qui écrit un discours critique se confond avec le « je » de l'ami.

Le texte est encadré par un incipit et un excipit qui placent la situation d'énonciation de façon claire : « voici à peu près ce que vous m'avez demandé. Je souhaite que vous en puissiez tiré partie. Beaucoup de tableaux, mon ami... ». Une relation s'établit entre deux personnes et les raisons de l'échange sont explicites : il s'agit de réponse à une demande de service. Le salon s'achève ainsi : « Tâchez de réchauffer cela et de me tenir quitte », « gardez vous bien de mettre mon nom à ce papier ». Cette lettre est un compte rendu qui appelle des transformations de Grimm.

Au sein du texte, des éléments traduisent cette dimension épistolaire : « Enfin nous l'avons vu, ce fameux tableau de Jason et Médée » de Van Loo (p.91). L'expression laconique indique que Diderot fait référence à un événement connu de Grimm. A la page 98, il préférerait que le tableau de Chardin soit « dans le cabinet de Grimm » que dans celui du vilain Trublet. A la page 100, « si vous êtes curieux, vous verrez à votre retour les tableaux de Drouai ». A la page 102, Diderot exprime son admiration pour le Buste de Le Moine : « je suis tenté d'aller chez vous et de jeter par les fenêtres ce bloc de terre mort qui y est ». Une connivence bien visible entre Diderot et Grimm structure cet échange : taquinerie, références à des personnes connus (le baron, Sophie, le vilain Trublet). Cette posture énonciative explique la liberté d'écriture.

Une méthode de compte-rendus ?

Comment Diderot s'y prend-il pour présenter chaque tableau ? Quelle approche guide le Salon ?

Diderot ne prend pas grand soin à étoffer des liaisons entre les présentations. Son écriture est relativement abrupte et sèche, sans accroche rhétorique : « C'est un portrait du maréchal d'Etrée... ». Si les déictiques et les présentatifs (« c'est », « il y a ») contribuent à mettre les œuvres sous les yeux, il reste une sécheresse et un manque de descriptions : on ne voit pas autant que dans les salons suivants dans lesquels Diderot développe un réel plaisir à décrire en détails les effets de lumière, les techniques, les compositions des œuvres.

Comment voit-on les tableaux ? Pour décrire, il n'y a pas de procédé systématique. Par exemple à la page 90, il décrit avec précision le tableau de Van Loo, Madame de Pompadour qu'il n'aime pourtant pas : « un visage précieux, une bouche pincée, de petites mains d'un enfant de treize ans, un grand panier en éventail, une robe de satin à fleurs » ; alors que p.97, il se contente de quelques indications (nom du peintre – titres des œuvres – apologie) pour les œuvres de Chardin qu'il admire, mais sans en faire plus de description. Quant aux Marines de Vernet (p.99), il en réalise une description d'ensemble et en tire une essence jusqu'à la théorie générale qui puisse se rapporter à toutes ses peintures mais ne s'attarde pas à un détail rigoureux.

Ainsi, on assiste à une traversée du Salon : Diderot ne classe pas selon une hiérarchie définie mais fait une traversée, une promenade au gré de ses désirs et de ses goûts. Quand il n'aime pas, il le signale et passe : « Vous savez avec quelle dédaigneuse inadvertance on passe sur les compositions médiocres » confesse-t-il à Grimm (p.97) à propos des compositions de Challe dont il n'a pas de souvenirs. Il indique ainsi lui-même sa méthode, une méthode sans scrupule.

Un certain effet de catalogue ou de liste se dégage de certaines pages, notamment aux pages 100-101 où il n'explique pas pourquoi les œuvres de Greuze ne sont pas bonnes.

Subjectivité de l'amateur d'art ? ou objectivité du critique ?

Ainsi, le problème se pose en ces termes : le Salon est-il l'œuvre objective d'un critique ou celle, subjective, d'un amateur d'art et soumise à ses « caprices » ?

Les analyses techniques sont assez rares pour qu'on puisse en faire le relevé : des termes de spécialistes (« papilloter » (p.90), « costume » (p.93)), une critique de la peinture en cire (p.99) à propos de la mauvaise Résurrection de Bachelier (« tous ces chercheurs de méthodes nouvelles n'ont point de génie »).

On note en revanche la prédominance des marques de la première personne dans le premier paragraphe du Salon. L'écriture est le reflet d'une opinion et le « je » s'affiche avec ostentation et ne se cache pas derrière un désir d'objectivité journalistique.

Ainsi, par rétrolecture, pour le lecteur qui connaît les Salons à venir, celui de 1759 apparaît comme le développement d'une lettre qui s'apparente à un modeste compte-rendu de l'amateur d'art en dilettante. Pourtant, Diderot est Diderot et imprègne son écriture d'une dimension critique déjà présente.

La naissance d'un langage et d'un discours critiques ?

Le début du Salon apparaît comme un véritable pacte de lecture : « J'aime à louer. Je suis heureux quand j'admire. Je ne demandais pas mieux que d'être heureux et d'admirer... ». Le registre épidictique se situe au cœur du texte (à la fois éloge et blâme). Le salon est le lieu de l'appréciation de Diderot.

Dialogisme et horizon d'attente

Diderot se charge de faire le compte-rendu d'œuvres d'art que ni Grimm ni les futurs lecteurs de la Correspondance ne pourront voir. Sa parole doit se faire dialogue afin de transmettre l'essence de ce qu'il voit et le salonnier joue avec cela en particulier par un procédé de rétention d'information. Il cite le titre d'un tableau et fait imaginer au lecteur ce que le titre du tableau implique puis rompt cette envolée en décrivant ce qui a été peint. Par exemple p.94 : « voici une Vestale de Natier, et vous allez imaginer de la jeunesse, de l'innocence, de la candeur [...] Rien de tout cela, mais à la place, une coiffure de tête élégante... ». Ainsi, Diderot joue avec l'horizon d'attente du lecteur et cultive la dimension déceptive dans ses comptes-rendus : p.91 : « enfin nous l'avons vu, ce fameux tableau [...] O mon ami, la mauvaise chose ! » Les effets d'emphase sont rompus par une retombée de la tension.

C'est que Diderot place au cœur de la dimension épistolaire le jeu et la connivence impliqués par l'ironie, l'humour et d'autres procédés de distanciation énonciative.

Un style critique

Diderot affûte déjà la lame de critique dont les Salons suivants seront plus encore constitués. Déjà, on lit les prémisses d'une écriture sans concession que l'on peut considérer comme un procédé typique de l'écriture diderotienne.

Mais on ne saurait réduire le discours de Diderot à des procédés de critique ou de déconstruction. Diderot travaille sur l'analogie qui est, comme l'ironie, jeu sur l'écart, mais en inscrivant le désir de Diderot et son imaginaire.

L''analogie

Elle sera systématisée dans les prochains salons mais, déjà présente en 1759 sous la forme d'une esquisse, elle laisse entrevoir de belles futures pages. L'analogie n'est pas encore celle qui consiste en rêveries ou en poésie de l'imaginaire comme il en sera le cas en 1761 et 1763 mais c'est sous la forme d'aspects plus pratiques qu'elle est exploitée. Diderot écrit par analogie ce que le peintre aurait dû peindre : à propos des bras de la baigneuse p.92, « pourquoi ne les avoir pas étendus ? » ; « la figure serait mieux approprier... » ; « il fallait lever au ciel des bras désespérés ». « Si la foule qui s'ouvre devant l'homme fier qui passe, s'inclinait ou se prosternait [...]. Mais le peintre a fait le contraire. Un seul fléchit le genou et l'on cherche en vain le personnage intéressant ».

Dans un seul passage, Diderot se projette en tant que peintre : p.96, commentant le tableau de La Grenée, il écrit : « si j'avais eu à peindre la descente de Venus dans les forges de Lemnos, on aurait vu les forges en feu sous des masses de roches [...] ». Puis, à partir d'un libre commentaire de l'Enéide (« le sujet était de poésie et d'imagination, et j'aurais d'en montrer »), il imagine un autre tableau (« il semble que le lien de la scène devait être un paysage écarté, silencieux... »).

Les bases d'une théorie de l'art

Dans le Salon de 1759, Diderot jette les bases d'une théorie de l'art qu'il développera dans les salons suivants.

Nature et vérité

Le premier principe édicté par Diderot est de savoir regarder la nature : « S'il y a peu de gens qui sachent regarder un tableau, y a t-il bien des peintres qui sachent regarder la nature ? » (p.93). Jeaurat, pour réaliser ses Chartreux en méditation n'a pas su regarder la nature et observer les éléments fondateurs comme le silence, la justice divine... impliqués par le sujet. Le travail du peintre, comme celui du critique est avant tout d'observer pour faire moins vrai que vraisemblable, conformément à la théorie aristotélicienne de l'art.

Il s'agit ainsi de respecter le sujet : la Vestale de Natier par exemple devient une femme du monde, avec une belle coiffure (p.94). La composition n'est plus en accord avec le vraisemblable, de même que les visages « de plâtre » de Drouais sont faux : « cela n'est pas dans la nature ».

En revanche, l'œuvre de Chardin est frappante de réalité : « c'est toujours la nature et la vérité même. Vous prendriez les bouteilles par le goulot si vous aviez soif, les pêches et les raisins éveillent l'appétit et appellent la main » (p.97).

Ce souci de vraisemblance va de pair avec une réflexion sur l'Idée : bien peindre c'est avant tout avoir trouvé la grande idée capable de guider la composition : « ces gens-ci croient qu'il n'y a qu'à arranger des figures. Ils ne savent pas que le premier point, le point important, c'est de trouver une grande idée. Qu'il faut se promener, méditer, laisser là les pinceaux et demeurer en repos jusqu'à ce que la grande idée soit trouvée » (p.95-96). Diderot ne fait pas qu'esquisser une théorie abstraite de l'art, il explique les étapes de la création et le Salon peut à bien des moments se lire comme un manuel presque pédagogique à l'intention du peintre apprenti.

L'émotion

Diderot se situe dans la lignée de Roger de Piles qui à la fin du XVIIème siècle considérait que la véritable peinture produit un effet. Diderot conclura le Salon de 1763 par cette formule : « j'ai senti et j'ai dit comme je sentais ». Starobinski a bien montré que plusieurs effets extrêmes sont à l'origine du jugement de goût chez Diderot : la volupté, la terreur et le pathétique. Mais à l'inverse, les œuvres qui ne produisent pas d'effet sont condamnées.

Ainsi, en 1759, « l'Annonciation de Restout est traitée de manière sèche, roide et froide, elle est sans effet » (p.91) ou encore la Médée de Van Loo (p.92) est une « Médée de coulisse » : « point de désordre, point de terreur. On regarde, on est ébloui et l'on reste froid [...] sans effet. Ce peintre ne pense ni ne sent ». Un lien étroit est établi entre la pensée du sujet artistique et la sensation. Diderot touche à l'essence de l'art qui est de provoquer un sentiment au spectateur.

Conclusion

S'il fallait donc conclure sur l'analyse du Salon de 1759, on rappellerait que l'interrogation principale touchait le statut générique du salon. Diderot a déjà une connaissance précise de l'art, il développe ici une pensée esthétique formée et cohérente, une pensée de l'art personnelle (à divers endroits du texte il se situe à l'encontre des jugements de goût de l'époque : notamment concernant la nature morte). En cela, ce salon constitue le point d'aboutissement de la réflexion esthétique d'un philosophe. Mais concernant l'écriture et le style du Salon, on considérera celui de 1759 comme les débuts d'une poétique à venir, comme l'esquisse d'une langue de l'art : il marque encore « une relative timidité de jugement » (J. Chouillet) alors que par la suite, il développera une plus grande liberté critique et une verve satirique. Il s'agit donc encore d'un compte-rendu quand 1763 sera un véritable exercice de style marquée du sceau de la jubilation et de la dramatisation de l'écriture. Le salonnier, encore dilettante en 59, accédera au statut de créateur et de poète dans les Salons suivants.