A partir du §43, Kant s’attache à définir l’art et les beaux-arts. Kant s’efforce de comprendre l’art dans sa spécificité et non comme une espèce de connaissance. L’art est d’abord distingué de la nature, puis de la science et du métier.
L’art est distingué de la nature du point de vue de la causalité. Il est une production de la liberté, au contraire, la nature produit de façon mécanique. Dans l’œuvre d’art,
la cause productrice de l’objet a pensé une fin à laquelle l’objet doit sa forme.
On doit opposer liberté et mécanisme.
Il faut aussi distinguer l’art de la science : le savoir faire de l’art est différent du savoir de la science. On peut connaître quelque chose sans être capable de le produire. « Seul ce qu’on ne possède pas l’habileté de faire même si on le connaît de la manière la plus parfaite relève de l’art. ». L’art n’est pas une espèce inférieure de savoir, il est autre chose.
Il faut aussi distinguer l’art du métier. Kant le fait en utilisant la distinction entre le jeu et le travail. Le jeu est « une activité en elle-même agréable ». au contraire, le travail est « une activité en elle-même désagréable. » même si pour les arts il existe aussi une certaine contrainte.
Dans ces définitions, l’art est distingué de la nature : « En droit, on ne devait appeler art que la production par la liberté, c’est-à-dire par un libre arbitre. ». C’est ce qui distingue une œuvre d’art d’un effet de la nature. L’art est donc intentionnel. Mais dans ce cas, que devient la finalité sans fin ? Cette intentionnalité ne doit pas être le caractère dominant de l’œuvre (sinon, on porte un jugement de connaissance et non un jugement esthétique : l’œuvre d’art n’est pas l’application d’une techné pour Kant car c’est un jugement de type cognitif qu’on porte ainsi sur l’objet). Dans l’œuvre d’art, l’aspect technique doit s’effacer : « En face d’un produit des beaux arts, on doit prendre conscience que c’est là une production de l’art et non de la nature ; mais dans la forme de ce produit, la finalité doit sembler aussi libre de toute contrainte par des règles arbitraires que s’il s’agissait d’un produit de la simple nature. » §45. L’art semble un produit de la nature et non de la techné. « La nature était belle lorsqu’en même temps elle avait l’apparence de l’art ; et l’art ne peut être dit beau que lorsque nous sommes conscients qu’il s’agit d’art et que celui-ci nous apparaît cependant en tant que nature. » §45. Un peu plus loin : « La finalité dans les produits des beaux-arts bien qu’elle soit intentionnelle, ne doit pas paraître intentionnelle ; c’est-à-dire que l’art doit avoir l’apparence de la nature bien que l’on ait conscience qu’il s’agit d’art. ».
C’est pourquoi le principe de l’art est le génie. « Le génie est la disposition innée de l’esprit par laquelle la nature donne les règles à l’art. ». Kant définit le génie par 4 critères :
« un talent qui consiste à produire ce dont on ne saurait donner aucune règle déterminée. ». Ce n’est donc pas une techné acquise par l’habitude. Du coup, le travail du génie est toujours original. Mais cette originalité n’est pas n’importe quoi.
Les œuvres du génie doivent être exemplaires. Elles servent de règles pour le jugement des autres, bien que le génie ne connaisse pas cette règle.
Le génie ne peut expliquer comment il produit ce qu’il fait : « Il n’est en son pouvoir ni de concevoir à volonté ou suivant un plan de telles idées ni de les communiquer aux autres dans des préceptes qui les mettraient à même de réaliser des produits semblables. »
Par le génie, la nature ne prescrit pas de règles à la science mais à l’art.
Dans le génie, art et nature sont indissociables. C’est une présence naturelle du génie dans l’esprit qui est à l’origine de l’art. L’intention géniale n’est pas une conscience claire. Cette nature dans le génie est régulatrice, elle donne des règles à l’art. La nature obéit à des lois, pas à des règles. La règle suppose une prise de conscience. Mais la nature à l’œuvre dans le génie n’est pas une nature naturelle (mécanique, répétitive), sinon, le génie ne ferait que se répéter lui-même, la loi ne changeant pas. C’est une nature artistique. Cet esprit qui abrite le génie est jeu. Il produit en fonction de règles indéterminées qui ne peuvent se dériver d’un concept. Toute œuvre d’art est originale, imprévisible, indéfinissable. L’œuvre d’art ne peut ni s’expliquer ni se décrire. Il n’y a pas de génie en science mais seulement dans l’art. « On peut bien apprendre tout ce que Newton a exposé dans son œuvre immortelle …. Si puissant qu’ait dû être le cerveau nécessaire pour ces découvertes ; en revanche, on ne peut apprendre à composer des poèmes d’une manière pleine d’esprit, si précis que puissent être tous les préceptes pour l’art poétique et si excellents qu’en soient les modèles. » §47.
Puisque le génie est la capacité à créer des beaux objets, il faut une faculté un peu différente pour en juger. « Une beauté naturelle est une belle chose, la beauté artistique est la belle représentation d‘une chose. »§48. L’objet d’art suppose toujours une finalité. Il faut donc toujours « tenir compte en même temps de la perfection de la chose ». Mais dans ce cas, ce n’est plus un jugement de goût pur. On a ainsi une dissociation du génie et du jugement de goût. « Dans une œuvre qui prétend être une œuvre d’art, on peut percevoir du génie sans goût comme dans une autre on trouvera du goût sans génie. ».
Comment porter un vrai jugement de goût sur les œuvres d’art en tant qu’elles sont des produits du génie ?
Kant va expliquer ce que sont les idées esthétiques qui vont servir à penser les œuvres d’art dans leur spécificité.
Pour Kant, les idées renvoient à la raison, capacité des principes. L’Idée est ce qui règle le fonctionnement des concepts, elle joue un rôle régulateur (ex : l’idée de nature, de totalité…). Les idées peuvent être infondées (l’idée de Dieu, monde, immortalité de l’âme ) si on les prend pour des concepts. Les idées ne correspondent à aucune intuition sensible. Les idées régulatrices ne sont cependant pas infondées quand elles restent simplement régulatrices. J’ai donc une idée qui ne correspond pas à une intuition dans le jugement téléologique.
Dans l’esthétique, c’est l’inverse, j’ai une intuition (d’un objet sensible) qui est telle qu’aucun concept ne pourra jamais la contenir. Elle dépasse tout concept déterminé par excès de richesse, de signification. On range sous l’idée de beauté une telle intuition. Dans ce sens, la beauté c’est un excès de détermination qui rend impossible de concept et non plus l’absence de détermination. S’il n’y a pas de concept, c’est qu’il y a trop pour être concentré dans un concept dans l’objet beau. La beauté déborde tout savoir possible.
Un poème peut lorsqu’il a une âme réveiller en nous une foule d’idées qui sont celles qui donnent un sens à notre vie (liberté, bonheur…). Kant dit que de la même façon qu’une femme peut être belle et intelligente mais sans âme, c’est-à-dire qu’elle ne fait pas rêver.
Définition de l’idée esthétique : l’expression est au premier abord étrange car bien que n’étant pas un concept, une idée a tout de même une cohérence logique interne (les idées sont de la raison). Or, l’adjectif d’esthétique suppose une immédiateté, un rapport au sentiment. « Par l’expression Idée esthétique, j’entends cette représentation de l’imagination qui donne beaucoup à penser sans qu’aucune pensée déterminée, c’est-à-dire de concept, puisse lui être adéquate et que par conséquent aucune langue ne peut complètement exprimer et rendre intelligible. ». Lorsque nous sommes en contact avec des œuvres, l’imagination va remonter à l’idée de la raison qui est dans l’œuvre (par exemple une représentation de la mort, de l’amour….). L’œuvre va être le stimulant qui permet de réfléchir à ce qui ne peut être connu par concept ni exprimé en suscitant une foule de sensations et de représentations secondaires. On retrouve ici le libre jeu de l’entendement et de l’imagination : l’imagination au lieu d’être soumise aux règles de l’entendement comme dans la connaissance va développer librement ses représentations sans les enfermer dans un concept. Mais dans le même temps, on aura bien conscience que toutes ces représentions, sensations secondaires sont liées sous une même unité qui est l’idée esthétique. Le génie a donc cette capacité « d’exprimer et de rendre universellement communicable ce qui est indicible dans l’état d’âme lors d’une certaine représentation. ». Ce n’est donc pas le contenu de la représentation qui est fondamental, c’est l’état d’âme qui l’accompagne. Le génie se voit donc surtout dans l’expression des idées esthétiques. L’art est donc expression plus que représentation pour Kant, Croce dira que l’art est avant tout « lyrisme ».
La théorie kantienne du génie vient donc répondre au problème épineux des rapports de la beauté naturelle et de la beauté artistique.
Du point de vue de la production : le génie produit comme une nature libre.
Du point de vue du jugement de goût : on peut porter sur les œuvres du génie des jugements de goût purs bien que ses productions soient intentionnelles. Et le jugement de goût sert même de limite au génie qui pourrait trop aller dans le sens de l’originalité et produire des choses de mauvais goût qui ne permettent plus le libre jeu de l’imagination et de l’entendement.
La beauté naturelle sert de paradigme à la beauté artistique non parce qu’il faut lire en Kant une conception préromantique de la nature-artiste mais parce qu’il faut fonder la possibilité d’un jugement esthétique pur portant sur les œuvres d’art et montrer que l’art n’est pas le lieu de jugements simplement cognitifs.
La beauté est donc « l’expression d’Idées esthétiques. »
Kant va donc diviser les arts suivant leur façon de communiquer : « le mot, le geste, le ton ». On aura donc les arts de la parole, les arts figuratifs, les arts « du beau jeu des sensations » qui sont la musique et l’art des couleurs (abstraction faite de la forme du dessin).