Nous allons nous attacher aux exemples d'œuvres qu'Heidegger utilise pour mieux comprendre son approche de l'art.
Dans l'Origine de l'œuvre d'Art, l'analyse du temple grec est centrale, le temple est choisi car il n'est pas une œuvre figurative, il ne témoigne donc que de lui-même , il installe sa présence : « Un bâtiment, un temple grec n'est à l'image de rien, il est là, simplement, debout dans l'entaille de la vallée. Il referme en l'entourant la statue du dieu et c'est dans cette retraire qu'à travers le péristyle il laisse sa présence étendre à tout l'enclos sacré. ». Concrètement, nous ne savons pas grand chose de ce temple, sinon sa verticalité et le fait qu'il contient une statue de Dieu. Heidegger enchaîne « C'est précisément l'œuvre-temple qui dispose et ramène autour d'elle l'unité des voies et des rapports, dans lesquels naissance et mort, malheur et prospérité, victoire et défaite, endurance et ruine donnent à l'être humain la figure de sa destinée. » Rien qui ne concerne l'architecture, ni même la fonction sociale de l'édifice. L'œuvre d'art ouvre et installe un monde qui est celui du sens en général. Heidegger ne nous dit rien de la façon dont la conception grecque de la vie se traduit de façon précise dans les traits architecturaux du temple (on peut comparer avec Hegel : lorsque Hegel analyse l'art Hollandais, il insiste sur les techniques, le clair-obscur, les contenus, les natures mortes, il est attentif au détail des œuvres : la représentation des animaux). Du temple, Heidegger nous dit : « Sur le roc, le temple repose sa constance..... Sa sûre émergence rend ainsi visible l'espace invisible de l'air. » . C'est la terre, au sens des éléments concrets, qui est mise en évidence par le monde que le temple fait venir à l'être « installant un monde, l'œuvre fait venir la terre. ». La terre c'est le matériau de l'oeuvre mais dans l'œuvre, le matériau ne s'efface pas derrière la fonction comme dans un objet technique. Dans l'œuvre au contraire, le matériau vient à l'éclat du paraître, le temple fait ressortir la pesanteur de la pierre, le tableau met en évidence l'éclat des couleurs... L'œuvre révèle non seulement le matériau mais la terre tout entière au sens grec de la physis : le croître. « Sur le roc, le temple repose sa constance. Ce « reposer sur » fait ressortir l'obscur de son support brut et qui pourtant n'est là pour rien. L'éclat et la lumière de la pierre font ressortir la clarté du jour, l'immensité du ciel, les ténèbres de la nuit. Sa mûre émergence rend ainsi visible l'espace invisible de l'air..... la terre devient dans l'œuvre et pour celle-ci, le fondement sur lequel elle repose, fondement qui, parce qu'il se referme essentiellement, demeure un abîme. ». Le temple est donc ce qui installe un monde et fait venir la terre.
Les deux éléments, monde et terre, ne sont pas juxtaposés, ils se complètent parfaitement. Leur imbrication est ce qui fait venir l'être à l'apparaître (puisque dans la technique, l'être est voilé). « Installant un monde et laissant venir la terre, l'œuvre est l'effectivité du combat où est conquise l'éclosion de l'étant dans sa totalité, c'est-à-dire la vérité. ». Le temple est donc un monde qui fait venir la terre : un sens qui révèle la présence de la pierre dans sa solidité. Mais entre le sens et la terre, il y a le travail architectural sur lequel Heidegger ne s'arrête pas : pourquoi ce sens se manifeste-t-il dans ce matériau précis ?
L'interprétation du tableau de Van Gogh est encore plus parlante. Heidegger prend l'exemple d'un produit, une paire de chaussures représentée dans un tableau de Van Gogh. « un produit connu : une paire de souliers de paysan ». Le tableau représente une paire de chaussures de paysanne, un objet qui est défini par son usage. Le tableau révèle l'être produit du produit comme distendu entre la terre à laquelle il appartient et le monde de la paysanne : « la paysanne est confiée par ce produit à l'appel silencieux de la terre grâce au sol qu'offre le produit, à sa solidité, elle est soudée à son monde ». Le tableau révèle ainsi que l'être du produit ne se trouve pas dans son utilité qui « a fait croire que l'origine du produit réside dans la simple fabrication , laquelle impose à une matière une forme. » mais dans sa solidité, dans l'évidence de sa présence. Cette vérité est venue au jour « non pas au moyen de la description ou de l'explication d'une paire de chaussures réellement présentes ; non pas par un rapport sur le processus de fabrication des souliers ; non pas par l'observation de la manière dont, ici ou là, on utilise réellement des chaussures. Nous n'avons rien fait que nous mettre en présence du tableau de Van Gogh . C'est lui qui a parlé. La proximité de l'œuvre nous soudain transportés ailleurs que là où nous avons coutume d'être. L'œuvre d'art nous a fait savoir ce qu'est en vérité une paire de souliers. .... L'œuvre n'a nullement servi, comme il pourrait le sembler d'abord, à mieux illustrer ce qu'est un produit. C'est bien plus l'être produit du produit qui arrive, seulement par l'œuvre et seulement dans l'œuvre, à son paraître. ».
L'œuvre révèle l'être du produit. Elle révèle aussi le monde de la paysanne : « par-dessous les semelles s'étend la solitude du chemin de campagne qui se perd dans le soir. A travers ces chaussures passe l'appel silencieux de la terre, son don tacite du grain mûrissant, son secret refus d'elle-même dans l'aride jachère du champ hivernal. ». C'est la nature comme physis qui est sous-jacente. Pourquoi ces visions plutôt que d'autres ? Heidegger ne s'appuie sur aucun trait pictural pour justifier son interprétation, sinon sur sa conception plutôt réactionnaire de la vie paysanne. Il nous dit que c'est le tableau qui a parlé mais le sens est toujours une interprétation, c'est nous qui le faisons parler. Ici pour Heidegger c'est un dévoilement de l'être qui est à l'œuvre. Mais est-il directement lisible dans l'œuvre elle-même ?
« Dans la peinture de Van Gogh, la vérité advient. Cela ne veut pas dire qu'un étant quelconque y est dépeint en toute exactitude, mais, que dans le devenir manifeste de l'être produit des souliers, l'étant dans sa totalité, monde et terre en leur jeu réciproque, parviennent à l'éclosion. ». La beauté est dans toute œuvre qui révèle l'être : « La beauté est un mode d'éclosion de la vérité. ».
L'analyse des traits picturaux, des techniques, disparaît derrière l'affirmation de la fonction ontologique de l'œuvre.
L'interprétation des poésies de Hölderlin est tout aussi significative. Hölderlin est pour Heidegger le poète par excellence parce qu'il réfléchit sur l'essence de la poésie et voit dans la poésie le verbe révélateur de l'être. Heidegger interprète les vers : « Mais à nous il revient, sous les orages du dieu O poètes, de tenir à tête découverte. » (Comme au jour de Fête).
La poésie n'est pas le reflet de la sensibilité du poète, elle n'est pas la traduction d'une époque. Le poète se tient « sous les orages du dieu » : il affronte la puissance de l'être, il est appelé par le dieu et en répercute les signes. Il va « tendre au peuple le don céleste » (Hölderlin). Le poète nomme les choses et par son dire, les fait accéder à l'être. « C'est seulement lorsque le poète dit la parole essentielle que l'étant se trouve par cette nomination nommé à ce qu'il est, et est ainsi connu comme étant. La poésie est fondation de l'être par la parole. » commente Heidegger. La poésie fonde l'être que le langage non-poétique masque.
Hölderlin (En bleu adorable) « Riche en mérite mais poétiquement pourtant, l'homme habite sur cette terre. ». L'homme est riche en mérite par son activité, mais c'est fondamentalement par la poésie qu'il entre en contact avec l'être. Par la poésie l'homme se tient « en la présence des dieux et est atteint par la proximité essentielle des choses. » commente Heidegger. Le commentaire tend toujours à rapporter le sens de la poésie à la philosophie de Heidegger sans tenir compte de la poésie elle-même. Certes, Heidegger explique bien qu'il ne veut pas être un critique littéraire, mais dans ce cas, en quoi est-il nécessaire de faire appel à des œuvres pour illustrer ses thèses philosophiques ? Si l'œuvre est porteuse d'une philosophie, c'est tout autant la philosophie qui est appelée à prendre un forme artistique, poétique, pour Heidegger.