L'ironie, ici, devenue mode explicatif principal d'un système philosophique, est déléguée à la « Nature », et se dévoie en tromperie générale de l'humanité1.
C'est ainsi que Philippe Hamon décrit le XIXe siècle, comme une « aire de jeu ironique généralisée2 » : une certaine vision de la Nature est le point de départ d'une écriture sans complaisance vis-à-vis de l'humain. Le propos de P. Hamon permet de rappeler le rapport avec la philosophie de Schopenhauer : la Nature est soumise à la Volonté, elle nous trompe car elle n'est qu'un leurre. L'ironie s'insinue même dans le rapport qui s'établit entre l'homme et ce qu'il croit de plus naturel, la Nature. L'ironie n'est pas, dans la période fin de siècle, qu'un mode d'écriture mais un mode généralisé qui trouve son accomplissement en stylistique dans les formes obliques d'une certaine façon d'écrire (et de dire), mais qui dépasse le cadre formel de la poésie pour être une pensée générale et particulière, une mentalité : pendant la période fin de siècle, l'ironie ne peut être envisagée qu'avec le « fumisme », la « bohème » et le « dandysme ».
Il est difficile d'envisager ces notions car elles sont en elles-mêmes complexes et qu'elles se chevauchent (« un dandy fumiste qui vivait dans la bohème parisienne » est en cela une sorte de pléonasme...). Mais nous allons essayer d'expliquer ces notions, non par souci d'exhaustivité, mais en vue de mieux cerner la figure de Rollinat.
Le fumisme est un micro-mouvement littéraire qui est, selon Daniel Grojnowski et Bernard Sarrazin3, à la base de l'humour moderne pour deux raisons : le fumisme est caractérisé par un rire à la fois « incohérent » et « ambigu », une « folie intérieure se traduisant au dehors par d'imperturbables bouffonneries » selon Émile Goudeau4 . Cette définition paraît s'appliquer parfaitement à Maurice Rollinat : nous avons fait jusqu'ici la preuve des manifestations d'une « folie intérieure » dans Les Névroses. Mais il nous reste à interroger cette idée en nous demandant s'il n'y a pas un renversement à opérer pour discerner les « imperturbables bouffonneries » moins manifestes à la première lecture. Car le fumisme (et c'est là une autre caractéristique sur laquelle Daniel Grojnowski et Bernard Sarrazin insistent) remet en question le contrat de lecture pour laisser place à la « déconcertation » et à l'« attente » : « les énoncés poéticomiques procèdent d'un sublime moderne qui outrepassent les bornes de la signification, ils obligent à concevoir l'inconcevable5 ».
De là naît « l'humour moderne », différent du rire et du comique de Rabelais ou de Molière par sa dérision : le désespoir de la génération des communards se transforme en antipathos et en dérision qui met tout en vrac. La poésie de Victor Hugo conserve encore dans le comique la distinction entre le grave et le sérieux ; le rire classique « nous excite à affirmer vivement la régularité, la raison, l'ordre naturel ou simplement habituel qu'il semble nier6 » alors que le rire moderne, le rire du fumiste, lui, déclasse, renverse les hiérarchies et « sans doute est-ce à partir du moment où le sens pose problème, où sa transparence se trouble, que le Fumisme laisse place à ce que nous dénommons l'humour moderne7 ».
Cet humour moderne fumiste se développe donc en partie par rapport aux événements historiques qui ont eu lieu en 1870-71, et se superpose à un certain style de vie, « la vie de bohème ». Pierre Bourdieu, pour analyser les causes sociologiques de cet avènement, parle d'une « véritable société dans la société8 », composés de jeunes gens nombreux « aspirant à vivre de l'art, et séparés de toutes les autres catégories sociales par l'art de vivre qu'ils sont en train d'inventer ». C'est ainsi qu'il définit :
le style de vie bohème, qui a sans doute apporté une contribution importante à l'invention du type de vie artiste, avec la fantaisie, le calembour, la blague, les chansons, la boisson et l'amour, sous toutes ses formes [...]. Faire de l'art de vivre un des beaux-arts, c'est le prédisposer à entrer dans la littérature9.
Généralement par opposition à la société bourgeoise, la bohème se veut proche du peuple, mais en reste séparée par son art de vivre qui la rapproche, paradoxalement, de l'aristocratie. Composée de jeunes gens qui se réunissent dans des lieux de référence comme les ateliers, le café puis le cabaret10, la bohème est « à la fois un genre de vie et une interprétation théâtrale, et d'elle-même et de la société contre laquelle elle réagissait11 ». Pour s'opposer à la société qu'elle prétend changer, la bohème a pour armes l'ironie et le rire. Et c'est en cela que la bohème est liée au rire fumiste. La bohème est un style du vie qui naît avec le XIXe siècle, il n'est pas spécifiquement lié à la fin de siècle. Mais après les années 1850, et surtout après la Commune, la bohème se politise et prend une importance numéraire :
Peintres sans commandes, romanciers sans éditeurs, poètes sans public sont poussés par la misère vers une vie désordonnée, un anticonformisme de comportement et d'habillement qu'ils retournent comme une protestation contre les bourgeois pour les scandaliser12.
Rire du bourgeois, rire de l'homme et rire de soi : voici, en quelques mots la dynamique qui traverse la bohème comme le fumisme.