Dans ce siècle finissant, pétri des influences de Schopenhauer et de Hartmann, Maurice Rollinat a donc bien une réelle conscience de la souffrance et de la mort. Mais si Les Névroses paraissent être au premier abord une vision clairement morbide et désespérée de la vie, elles nous paraissent, avec une lecture plus précise et notamment une lecture qui ménage la mise en recueil, une vision plus complexe qui mérite d'être non seulement étudiée mais aussi nuancée.
Il s'agit en effet d'une écriture qui procède par décalage constant (d'un poème à l'autre, d'un vers à l'autre) qui agit peut-être comme mise à distance, par rapport à une tradition poétique, à une morale (judéo-chrétienne) très certainement et peut-être même par rapport à elle-même... Quelles sont les caractéristiques de cette écriture ? Quelle est l'originalité, s'il y en a une, de la poétique de Rollinat dans Les Névroses, par rapport à ses contemporains, tels que Jules Laforgue, Isidore Ducasse ou Théophile Gautier, et par rapport à Charles Baudelaire et Egdar Poe, ses principaux inspirateurs ?
Ainsi, nous allons voir que Les Névroses ne sont pas qu'un assemblage – une compilation – de poèmes, mais qu'elles peuvent être lues comme l'œuvre d'un cheminement : à la fois personnel et poétique, mais aussi vis-à-vis d'une tradition littéraire. Autrement dit, nous allons nous demander si Rollinat exploite la veine romantique, par adhésion à cette écriture, ou s'il s'agit d'une façon de mieux s'en détacher (afin de parvenir à une esthétique purement morbide et décadente). En cela, l'œuvre de Maurice Rollinat pourrait témoigner d'une évolution en profondeur voire d'une mutation – que d'autres ont aussi ressentie – dans ce moment particulier de l'histoire de l'art qu'est le passage vers un culte du morbide.
Si la critique a souvent vu dans Les Névroses une poésie déjà passée dans la décadence, dans l'esthétique fin de siècle, il nous semble qu'il faut nuancer cette vision : tout n'est pas uniquement morbide dans Les Névroses, clairement sombre, et complètement copié des Fleurs du Mal. Au contraire, il nous paraît que Les Névroses sont orientées vers le macabre au sens où elles décrivent ce passage, ce basculement radical, mais très progressif. Nous avons bien vu jusque là que Rollinat est un poète « double ». Dès lors, est-ce que ce poète double correspond à un recueil « double » ? Ou bien Les Névroses sont-elles l'œuvre du détachement d'une certaine écriture, l'œuvre qui permet à Maurice Rollinat de perdre sa mue – et de devenir le chantre d'une esthétique décadente ? Nous allons essayer de comprendre cela en nous penchant sur les modalités de l'écriture de la mort :
L'attitude envers la mort d'une époque littéraire ou d'un poète en révèle toujours l'état spirituel et l'attitude envers la vie. Tous les grands thèmes poétiques : la nature, l'amour, la beauté, le mal, le temps, en reçoivent infailliblement l'empreinte.
Hélène Cassou-Yager, La polyvalence du thème de la mort dans Les Fleurs du Mal de Baudelaire, Nizet, Paris, 1979, p. 12.
Cela va nous amener à traverser le recueil, avec ce fil conducteur qu'est la mort, et cette interrogation : comment dire la mort ? mais aussi en côtoyant des thématiques qui lui sont liées, telles que la nature, l'amour, la femme et le temps.