Ce contexte de troubles politiques, et quasiment de guerre civile, permet la pénétration d'idées philosophiques développées en Allemagne, dont la composante majeure est le pessimisme.
Essentiellement sous l'influence de Schopenhauer et de Hartmann, la France du dernier tiers du XIXe siècle se colore d'un sentiment qui dépasse la mélancolie pour devenir un vrai pessimisme. Après la Commune – sans oublier le rôle que jouent les révolutions qui traversent le XIXè siècle dans le sentiment de désillusion – « Schopenhauer apparaît comme le représentant, dans l'Europe troublée, du grand principe de résignation » [1].
Schopenhauer et Hartmann sont les deux grands philosophes dont les idées vont réellement influencer la génération de poètes de l'après Commune : certains ont lu ces deux philosophes (on pense notamment à Jules Laforgue), d'autres subissent l'influence de cette métaphysique.
René-Pierre Colin parle d'une véritable « mode schopenhaueriste » qui se développe dans les années 1880 : le schopenhaueriste aime le plaisir, il fréquente les salons et les théâtres, a bon estomac, mais joue
au blasé, au désillusionné, au dégoûté. [...] Schopenhauer est devenu pour lui comme une espèce de tailleur moral, de chapelier transcendant, de bottier métaphysique. Il s'est schopenhauerisé comme on se morphinise, par genre. [...] il s'amuse avec tristesse, il cause avec mélancolie, il rit avec désespoir. [...] en général, d'ailleurs, il n'a jamais lu Schopenhauer.[2]
La mode schopenhaueriste est donc une des sources du développement de la littérature dite fin de siècle. Schopenhauer est un philosophe allemand, dont la connaissance se répand en France à partir des années 1880 puisque Le Fondement de la morale est traduit en 1879, Pensées et fragments en 1880 et Le Monde comme volonté et représentation en 1886 (ouvrage majeur qui a été écrit en 1819).
Schopenhauer, dans la lignée de Kant, marque une distinction entre :
Il est impossible de mener la connaissance jusqu'à la chose en soi, il est impossible d'avoir une vraie connaissance car le principe de Raison (temps espace causalité) ne peut pas dépasser l'apparence, la représentation.
Sous l'apparence phénoménale, sous l'illusion représentative vit et sévit la volonté, universelle, indestructible, volonté vorace, aveugle et violent vouloir-vivre. C'est une force métaphysique qui régit tout, mais qui est étrangère à la causalité. Les choses que nous percevons dans le monde ne sont que des phénomènes, et des modes de représentation de la Volonté. Ainsi, cette philosophie va à l'encontre d'une métaphysique intellectualiste puisque la connaissance est subordonnée à l'omnipotente Volonté.
Le pessimisme découle naturellement de cette façon de concevoir la réalité et le mode d'action de l'homme : la liberté n'est qu'une illusion car l'homme est subordonné lui aussi à cette Volonté. Notons que le terme allemand est « Wille » : Clément Rosset [3] propose de traduire ce terme par « Vouloir » plutôt que par « Volonté » car le vouloir englobe toutes les forces du monde, sans faire référence à une conscience, comme le sous-entendrait « Volonté. » Ce n'est pas une volonté consciente, c'est une force, un vouloir, qui décide. « L'homme ne choisit rien, il croit choisir » note René Pierre Colin.
Tout est donc Vouloir, ce qui a pour conséquence de remettre en question l'individualité : l'individu n'est rien, l'entreprise individuelle non plus. Il y a donc un renversement total des valeurs : l'intellect et la Raison, autrefois principes fondateurs de la société sont secondaires. Le rationalisme fondé sur la liberté et l'indépendance de l'intellect est remis en cause.
Il existe néanmoins deux possibilités de dépasser cette situation :
Comme l'individuation des êtres n'est qu'apparente, il existe en fait entre les êtres humains un même principe qui les constitue. Ainsi, quand je ressens une douleur, l'autre ressent la même. Donc : « l'homme qui se reconnaît dans toutes les créatures, devra considérer aussi comme siennes les souffrances intimes de tout ce qui respire, et s'approprier ainsi la douleur universelle. Nulle misère ne lui est indifférente désormais. » (Monde, IV, 68, t1 p. 606) Toute l'existence n'est que souffrance, mais cette souffrance permet de se reconnaître dans un même principe.
L'état esthétique, quant à lui, doit passer par la contemplation : la contemplation pure des Idées permet à l'être de se libérer provisoirement du joug de la volonté : l'homme devient le sujet pur de la connaissance. L'art est un des seuls moyens de s'affranchir du monde phénoménal : l'ascétisme permet d'apprendre à quitter ses illusions, de renoncer à la volonté, et d'accéder à un repos, par le renoncement volontaire. Le but final est le renoncement : le dépassement de la Volonté comme force agissante passe en effet par le détournement volontaire. Le sage par l'ascèse, « parvient alors à un état de renoncement volontaire, de résignation, de quiétude parfaite et de dépouillement absolu de tout vouloir. » (Monde, IV, 68, t1 p 607) Cela conduit à la négation du vouloir vivre.
Le terme « Inconscient » n'a pas le sens que lui donnera Freud. Il s'agit dans la Philosophie de l'inconscient d'un terme vague désignant l'opposé de la raison. C'est une grande force omniprésente dont le principe est l'anarchie de la vie, une sorte d'énergie vitale qui anime tout.
Le principe de cette métaphysique est une radicalisation de celle de Schopenhauer : le vouloir individuel, les projets de la conscience et les opérations de la raison sont disqualifiés au profit d'une force transcendante qui travaille aveuglément pour la perpétuation de la Vie. Elle soumet l'univers aux plans irrévocables d'une puissance occulte, ce qui a pour conséquence immédiate l'effondrement de la théorie du sujet, et ainsi la disparition de toute justification métaphysique de l'existence individuelle, entraînant une logique de pessimisme et de tristesse :
Je ne suis rien – Je me laisse porter – rien ne m'étonne. [4]
C'est le parfum de cette philosophie qui se dissémine dans le Paris intellectuel.