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Le sujet que nous allons aborder concerne la méditation des vanités dans le récit de voyage de Chateaubriand, L'Itinéraire de Paris à Jérusalem. Il s'agit d'une thématique qui, dans son essence, vise à comprendre le rapport à la mort, mais dans une perspective particulière. En effet, la vanité a une double origine, à la fois religieuse et artistique :
A cet égard, on peut rappeler que la peinture de vanité est également associée à la tendance générale du « memento mori » : rappelle toi que tu vas mourir. D'abord associé, pendant l'antiquité, à une jouissance de la vie (// carpe Diem), avec le christianisme, le « Memento mori » se charge d'une symbolique plus pascalienne : il acquiert un but moralisateur.
Pour conclure ce préambule, on peut dire que la peinture de vanité est une allégorie qui propose une méditation sur l'inutilité des plaisirs du monde face à la mort qui guette. Les objets représentés sont tous symboliques de la fragilité et de la brièveté de la vie, du temps qui passe et de la mort.
C'est dans cette perspective qu'il va nous falloir interroger l'Itinéraire de Chateaubriand.
L'Itinéraire, ou du moins le voyage premièrement effectué, pourrait être lu comme un désir de se confronter à la Mort, aux morts, pour un auteur qui arrive à une période charnière de sa vie d'auteur : il est déjà relativement âgé.
Faire ce voyage, c'est ressentir la vanité de sa petite existence, en se comparant aux grandes figures de l'éternité, mais c'est aussi l'occasion de méditer sur de la matière concrète avant de se lancer dans l'écriture de sa vie, les Mémoires d'Outre-Tombe, qui à cet égard sera un tombeau. Chateaubriand présente son Moi à la fois dans sa gloire de conquérant, de savant (et en cela il illustre la définition courante de la vanité : l'orgueil), et dans sa fragilité. Voyager revient ainsi à éprouver la vanité de la vie avant de l'écrire : le voyage peut être interprété comme l'étape d'une prise de conscience existentielle sur laquelle méditer en écrivant.
Considérons d'abord la peinture de vanité dans ses représentations fondamentales : la vanité exprime le rapport que l'Être entretient avec le Monde qui, chez Chateaubriand, est un Monde placé sous le sceau de la Mort et du passage du Temps. Ainsi, le Moi est confronté à une double représentation : soit il est édifié dans sa gloire, soit il est confronté aux éléments qui le dépassent et ainsi, représenté dans son délitement. On peut alors se demander si la confrontation du Moi aux grandes entités que sont le Temps et la Mort est l'occasion de l'édification d'un sujet en pleine gloire, ou au contraire le moyen de montrer une subjectivité qui se délite.
Le sujet et tous les éléments du monde sont placés sous l'emprise de la Fortune, considérée comme maîtresse de toute chose.
189 Ainsi ce vaste temple, auquel les Athéniens travaillèrent pendant sept siècles, que tous les rois de l'Asie voulurent achever, qu'Adrien, maître du monde, eut seul la gloire de finir [longue période avec accumulations de subordonnées => effet d'emphase : série de protases], ce temple a succombé sous l'effort du temps [apodose avec effet de chute, de retombée lyrique], et la cellule d'un solitaire est demeurée debout sur ses débris ! [...] comme si la fortune avait voulu exposer à tous les yeux [Fortune : placé en fin de paragraphe : mise en relief de l'élément décisif], sur ce magnifique piédestal, un monument de ses triomphes et de ses caprices [« triomphes et caprices » appartiennent au voc de la vanité].
A la page 138, à Sparte, autels, statues... tout a disparu sauf une statue représentant le rire :
L'autel du Rire subsistant seul au milieu de Sparte ensevelie offrirait un beau sujet de triomphe à la philosophie de Démocrite !
Seul vestige, un rire grinçant, qui se moque de la vanité de l'homme : aucun édifice n'est resté sauf celui qui signale aux hommes leur vanité. Il s'agit d'une représentation symbolique que l'on retrouvera dans la littérature fin de siècle, et notamment à travers le rire fumiste lié à l'ironie d'une situation que l'homme ne contrôle pas et dont il est la première victime.
94 Le cimetière de Coron : J'avais une consolation en regardant les tombes des Turcs : elles me rappelaient que les barbares conquérants de la Grèce avaient aussi trouvé leur dernier jour dans cette terre ravagée par eux [le même destin pour tous les hommes : c'est le message fort que véhicule la vanité et le memento mori : l'homme n'est rien, et aucun homme n'est plus glorieux qu'un autre...]. [...] on se serait volontiers arrêté dans ce cimetière, où le laurier de la Grèce, dominé par les cyprès de l'Orient, semblait rappeler la mémoire des deux peuples dont la poussière reposait dans ce lieu.
Le cimetière est représenté comme une vanité, grâce aux éléments dispersés tout au long du paragraphe, puis symbolisé par la poussière qui vient clore l'évocation et rappelle les termes de l'Écclésiaste : « tout est poussière et redeviendra poussière. »
Chateaubriand représente la petitesse de l'homme qui, même s'il fait des lois, et cherche à marquer ses actions de manière concrète, retourne toujours au Rien. Il mène ainsi une réflexion sur la place de l'homme face à ces grandes puissances que sont le Temps et la Fortune
On sait que dans les tableaux de vanité, le savoir est symbolisé par la présence de livres ou de globe terrestre, mais c'est avant tout représenter la caducité d'un savoir qui ne permet pas d'empêcher la mort. Le savoir est vain, et fait partie de ce que Pascal appelle le divertissement qui ne peut empêcher l'homme de mourir.
Ainsi, Chateaubriand évoque la situation ironique du philosophe qui en sait moins que certains animaux :
98 La Providence, afin de confondre notre vanité, a permis que les animaux connussent avant l'homme la véritable étendue du séjour de l'homme ; et tel oiseau américain attirait peut-être l'attention d'Aristote dans les fleuves de la Grèce, lorsque le philosophe ne soupçonnait même pas l'existence d'un monde nouveau.
Il s'agit d'une des rares fois où le terme vanité apparaît dans L'Itinéraire. Il s'applique directement à l'homme et à son savoir pour montrer que le savoir de l'homme n'est rien par rapport à l'oiseau. Il s'agit également d'une manière détournée pour Chateaubriand de s'infliger une leçon d'humilité.
Pourtant, cette humilité n'est pas si claire car L'Itinéraire est jalonné de longs passages d'érudition qui semblent faire état à la fois d'un désir sincère de connaissance et, pour une bonne part, de l'édification du moi.
A la page 262 (milieu du 2ème §), Chateaubriand voyage en bateau, atteint d'une terrible fièvre. Pourtant, on lui annonce que l'on va passer devant les tombeaux de Patrocle et Achille. Il se lève alors et va observer :
Je promenais mes yeux sur ce tableau, et les ramenais malgré moi à la tombe d'Achille. Je répétais ces vers du poète :"L'armée des Grecs belliqueux élève sur le rivage un monument vaste et admiré ; monument que l'on aperçoit de loin en passant sur la mer, et qui attirera les regards des générations présentes et des races futures." (Virgile)
Pourquoi parler de "gloire du moi" dans ce passage ? Car, grâce à un habile procédé de mise en abyme, le texte évoque les générations futures qui verront ce monument. Mais c'est précisément Chateaubriand qui le voit, de loin, comme précisé, de la mer : c'est ainsi comme si le texte de Virgile s'adressait directement à Chateaubriand... Il y a donc un lien fort entre le monument, le texte qui le décrit et la citation de ce texte et c'est Chateaubriand qui assure ce lien puisque c'est lui qui voit et qui récite. Il assure la coïncidence des éléments qui permettent le souvenir. C'est son Moi qui assure ce lien et qui lui permet de construire son ethos de voyageur : la vanité n'est alors pas loin de l'orgueil.
130 Je restai immobile dans une espèce de stupeur, à contempler cette scène. Un mélange d'admiration et de douleur arrêtait mes pas et ma pensée ; le silence était profond autour de moi : je voulus du moins faire parler l'écho dans des lieux où la voix humaine ne se faisait plus entendre, et je criai de toute ma force : Léonidas ! Aucune ruine ne répéta ce grand nom, et Sparte même sembla l'avoir oublié.Si des ruines où s'attachent des souvenirs illustres font bien voir la vanité de tout ici-bas, il faut pourtant convenir que les noms qui survivent à des empires et qui immortalisent des temps et des lieux sont quelque chose. Après tout, ne dédaignons pas trop la gloire : rien n'est plus beau qu'elle, si ce n'est la vertu. Le comble du bonheur serait de réunir l'une à l'autre dans cette vie ; et c'était l'objet de l'unique prière que les Spartiates adressaient aux dieux : " Ut pulchra bonis adderent ! "
Arrivé au sommet de la colline de la citadelle de Sparte, Chateaubriand développe une vision en plongée qui correspond à la posture romantique de l'homme qui surplombe, comparable à Dieu.
Le sentiment de toute puissance se construit entre la "gloire" et le sentiment du néant né d'un paysage négatif. Et c'est alors une véritable vanité qui se construit devant le voyageur, cette fois au sens de la "vacuité", du vide du silence et du rien.
186-187 Du lieu où nous étions placés, nous aurions pu voir [conditionnel passé : il faut se représenter un paysage négatif, vacuité], dans les beaux jours d'Athènes, les flottes sortir du Pirée pour combattre l'ennemi ou pour se rendre aux fêtes de Délos ; nous aurions pu entendre éclater au théâtre de Bacchus les douleurs d'Oedipe, de Philoctète et d'Hécabe ; nous aurions pu ouïr les applaudissements des citoyens aux discours de Démosthène. Mais, hélas ! aucun son ne frappait notre oreille. A peine quelques cris échappés à une populace esclave sortaient par intervalles de ces murs qui retentirent si longtemps de la voix d'un peuple libre. Je me disais, pour me consoler, ce qu'il faut se dire sans cesse : Tout passe, tout finit dans ce monde. Où sont allés les génies divins qui élevèrent le temple sur les débris duquel j'étais assis ? Ce soleil, qui peut-être éclairait les derniers soupirs de la pauvre fille de Mégare, avait vu mourir la brillante Aspasie. Ce tableau de l'Attique, ce spectacle que je contemplais, avait été contemplé par des yeux fermés depuis deux mille ans. Je passerai à mon tour : d'autres hommes aussi fugitifs que moi viendront faire les mêmes réflexions sur les mêmes ruines. Notre vie et notre coeur sont entre les mains de Dieu : laissons-le donc disposer de l'une comme de l'autre.
La mort du sujet se construit autour de la mort du paysage : c'est au sein d'une description d'un tableau, d'une nature esthétisée que Chateaubriand met en scène sa propre mort. Par ailleurs, on voit que Chateaubriand établit un lien entre le passé (ce qu'on aurais pu/dû voir), le présent (le Moi qui contemple) et l'avenir (annoncé par le passé et le présent : la mort du sujet observant). Le concept de "vanité" permet dans cet extrait de comprendre la richesse de l'image, à travers la multiplication des strates temporelles. La vanité réside dans le croisement de ses axes temporels dont le voyageur est à la fois le témoin et l'acteur. /p>
Dans Les Vanités de Chateaubriand (p.17), Agnès Verlet écrit :
La vanité figure en effet un suspens, un point limite entre le vie et sa dégénérescence, dans une composition où se manifestent au même instant l'anticipation et la rétrospection. Le concept de vanité ainsi analysé est infiniment plus riche que celui de la mort pour rendre compte d'une écriture traversée par le temps : il condense la conscience du temps, la réalité de la vie et l'épreuve anticipée de la mort, à partir de l'expérience sensible de la durée, de la progressive dégradation de ce qui est.
On retrouve cette idée de suspens, de vanité comme point et lieu limite aux pages 250-251 : il fait escale dans une maison où l'hôte vient de mourir, et pourtant, on le fait dormir sur la natte du mort :
D'autres dormiront à leur tour sur mon dernier lit, et ne penseront pas plus à moi que je ne pensais au Turc qui m'avait cédé sa place : "On jette un peu de terre sur la tête, et en voilà pour jamais [Pascal]."
La perspective de la mort, même si elle est envisagée à travers le spectre de la vanité, n'est pas moins une question ontologique angoissante qui place le sujet dans un sentiment de déréliction qui conduit à une poétique de la mélancolie.
Cette poétique est visible à travers la thématique des ruines, liée au sentiment de nostalgie et de déception que Chateaubriand éprouve face à elles. Comme l'écrit JP Richard, dans Paysage de Chateaubriand:
Leur sens est de nous dire l’égarement du sens ; leur réalité se fonde sur l’évidence d’un manque de réalité.
Les ruines participent de la thématique de la fragmentation du monde :
JP Richard : l’objet s’effrite irrémédiablement dans le non-être.
La ruine « signe tout à la fois d’une érosion externe et d’un délitement intime » : ce lien entre délitement externe et interne/intime apparaît notamment dans un très beau passage du texte, lors du départ d'Athènes :
213-214 Au plus beau coucher du soleil avait succédé la plus belle nuit. Le firmament répété dans les vagues avait l'air de reposer au fond de la mer. L'étoile du soir, ma compagne assidue pendant mon voyage, était prête à disparaître sous l'horizon ; on ne l'apercevait plus que par de longs rayons qu'elle laissait de temps en temps descendre sur les flots, comme une lumière qui s'éteint. Par intervalles, des brises passagères troublaient dans la mer l'image du ciel, agitaient les constellations, et venaient expirer parmi les colonnes du temple avec un faible murmure.
Toutefois, ce spectacle était triste lorsque je venais à songer que je le contemplais du milieu des ruines. Autour de moi étaient des tombeaux, le silence, la destruction, la mort, ou quelques matelots grecs qui dormaient sans soucis et sans songes sur les débris de la Grèce. J'allais quitter pour jamais cette terre sacrée : l'esprit rempli de sa grandeur passée et de son abaissement actuel, je me retraçais le tableau qui venait d'affliger mes yeux.
La mélancolie naît de plusieurs facteurs : d'abord, avec l'étoile du soir quittant son champ de vision et disparaissant de l'horizon : l'horizon peut être considéré comme un point de perspective qui permet la création. Dans ce passage, il disparaît et devient alors une entrave à la création. Par ailleurs, l'image de l'horizon qui disparaît est renforcée par la lumière qui s'éteint : la lumière est un élément du tableau de vanité (exemple de la bougie) : la lumière peut s'éteindre et n'est pas un repère stable. Par ailleurs, s'établit un lien entre la grandeur passée de l'empire et la décadence actuelle : la mélancolie et la vanité ont partie liée, dans tout l'Itinéraire, avec la vision d'une déchéance politique
L'ensemble de ces représentations de l'homme au sein de grandes puissances qui le dépassent conduit Chateaubriand à un certain nombre d'interrogations sur :
La représentation du monde et de l'être en vanité marque la caducité du raisonnement : l'être se trouve face à une aporie : comment se penser face aux monuments qui se délitent ? comment exister alors que tout disparaît ? Chateaubriand va trouver le dépassement de cette aporie, tout d'abord dans la religion.
C'est là que réside l'intérêt de notre sujet : la méditation fait partie intégrante de la vanité. Or, la méditation possède un caractère religieux (comme l'indique la définition du dictionnaire, il s'agit d'un "exercice spirituel préparant à la contemplation : la méditation est une « préparation »". La méditation des vanités possède un point d'ancrage à la fois ontologique, philosophique, religieux et artistique.
C'est pourquoi je propose une deuxième partie consacrée au pouvoir de la méditation comme aspiration à l'au-delà qui permet de dépasser l'aporie d'un sujet mortel et pris dans sa finitude.
Dans L'Itinéraire, dans la partie consacrée à Jérusalem, Chateaubriand suit le chemin qu'a fait le Christ, la « Voie douloureuse », à partir de la page 351. Puis à la p.354 (3ème§) :
Si ceux qui lisent la Passion dans l'Evangile sont frappés d'une sainte tristesse et d'une admiration profonde, qu'est-ce donc que d'en suivre les scènes au pied de la montagne de Sion, à la vue du Temple et dans les murs mêmes de Jérusalem !
Le voyage permet d'éprouver les événements. Suivre le chemin du Christ a une valeur rituelle et initiatique. C'est une reproduction à une autre échelle, du pèlerinage lui-même qui vise à éprouver sa foi et à suivre les traces du Christ. Cela traduit l'aspiration au divin.
Lorsqu'il se retrouve chez les Bénédictins (p.281), Chateaubriand entend réciter des prières, et notamment le "De Profundis Clamavi" :
On dit en commun le Benedicite, précédé du De profundis ; souvenir de la mort que le christianisme mêle à tous les actes de la vie pour les rendre plus graves [il s'agit d'une belle définition de la vanité et plus précisément du memento mori], comme les anciens le mêlaient à leurs banquets pour rendre leurs plaisirs plus piquants. On me servit, sur une petite table propre et isolée, de la volaille, du poisson, d'excellents fruits, tels que des grenades, des pastèques, des raisins et des dattes dans leur primeur ; j'avais à discrétion le vin de Chypre et le café du Levant [tableau de vanité : nature morte avec des fruits et volaille en abondance] Tandis que j'étais comblé de biens, les Pères mangeaient un peu de poisson sans sel et sans huile. Ils étaient gais avec modestie, familiers avec politesse ; point de questions inutiles, point de vaine curiosité.
Ainsi, Chateaubriand représente un tableau de vanité autour de l'opposition abondance/restriction, qu'il place sous le signe du « De profundis », psaume de la Pénitence qui signifie "du fond de l'abîme j'ai crié".
L'extrême limite, l'extrême représentation de l'aspiration aux profondeurs est le tombeau : ils abondent dans l'Itinéraire, et notamment celui de Jésus. Le tombeau est à la fois le vertige de la mort, l’obsession du négatif et l’enracinement, la solidité d’un repère, d’une mémoire.
A la page 308, deux vanités s'enchaînent : d'abord, il évoque Sainte Paule et sainte Eustochie, deux grandes dames romaines qui quittèrent les délices de Rome pour venir vivre et mourir à Béthléem. Le fait de quitter la civilisation et les plaisirs pour embrasser la religion s'inscrit dans la thématique de la vanité. Puis, l'épitaphe des deux saintes permet de décliner cette thématique, puisque l'épitaphe est une vanité scripturale : gravée dans la pierre, elle rappelle à jamais ce qui n'est plus.
Transition : Saint Jérôme, ainsi qu'une série de portraits dans l'Itinéraire, sont des modèles, des idoles auxquelles le voyageur, et l'être humain qu'il est, peuvent se raccrocher. Chateaubriand constitue, en contre point de l'image de la Fortune et de la déréliction, un modèle religieux stable.
La notion de contre point est importante, par exemple aux pages 448-449, Chateaubriand décrit la désolation devant Jérusalem mal gouvernée et en ruines (Description de désolation : la ville n'est que poussière, sans lumière...) mais l'espoir renaît, en contre-point, grâce aux religieux :
Parmi les ruines de Jérusalem, deux espèces de peuples indépendants trouvent dans leur foi de quoi surmonter tant d'horreurs et de misères. Là vivent des religieux chrétiens que rien ne peut forcer à abandonner le tombeau de Jésus-Christ, ni spoliations, ni mauvais traitements, ni menaces de la mort. Leurs cantiques retentissent nuit et jour autour du Saint-Sépulcre.
Egalement à la p. 283 : contemplation de la mer / tempête -> parle en latin aux pères : [traduction : voilà à quoi ressemble le monde pour les moines : même lorsque la mer gronde, la surface des eaux leur semble toujours calme. Tout est tranquille pour les âmes sereines]
=> l'image de la tempête est récurrente dans l'Itinéraire, comme métaphore des entraves au voyage ou, comme ici, déchaînement des éléments. Mais souvent y est associée l'espoir d'un au-delà et d'une résolution de la situation.
La grotte est le lieu de retrait symbole de la paix de l'âme : cf. 314 : vanité en deux parties : on voit des « grottes qu'habitèrent jadis les premiers anachorètes. » Lexique de l'innocence, de la douceur...
Puis, s'enchaîne une vanité : dans un monastère : on voit « trois ou quatre mille têtes de morts, qui sont celles des religieux massacrés par les infidèles. »
Par ailleurs, la grotte est aussi associée à la nativité : 307 : lieu de la nativité, dans une sorte de grotte magnifique... puis quand il en sort :
Ajoutons qu'un contraste extraordinaire rend encore ces choses plus frappantes ; car en sortant de la grotte, où vous avez retrouvé la richesse, les arts, la religion des peuples civilisés, vous êtes transportés dans une solitude profonde, au milieu des masures arabes, parmi des sauvages demi-nus et des musulmans sans foi. Ces lieux sont pourtant ceux-là mêmes où s'opérèrent tant de merveilles ; mais cette terre sainte n'ose plus faire éclater au dehors son allégresse, et les souvenirs de sa gloire sont renfermés dans son sein.
Ce passage peut être interprété comme une vanité si on lit la suite :
Nous descendîmes de la grotte de la Nativité dans la chapelle souterraine où la tradition place la sépulture des Innocents [...] La chapelle des Innocents nous conduisit à la grotte de saint Jérôme : on y voit le sépulcre de ce docteur de l'Eglise, celui de saint Eusèbe et les tombeaux de sainte Paule et de sainte Eustochie. Saint Jérôme passa la plus grande partie de sa vie dans cette grotte. C'est de là qu'il vit la chute de l'empire romain ; ce fut là qu'il reçut ces patriciens fugitifs qui, après avoir possédé les palais de la terre, s'estimèrent heureux de partager la cellule d'un cénobite. La paix du saint et les troubles du monde font un merveilleux effet dans les lettres du savant interprète de l'Ecriture.
L'homme est soumis à la toute puissance de Dieu : la Fortune de l'homme est dans les mains de Dieu
483 : en bateau pour le retour : tempête.. -> impuissance de l'homme -> grandeur de Dieu :
« Il y avait déjà dix-sept jours que nous étions en mer. Pour occuper mon temps, je copiais et mettais en ordre les notes de ce voyage et les descriptions des Martyrs. La nuit je me promenais sur le pont avec le second capitaine, Dinelli. Les nuits passées au milieu des vagues, sur un vaisseau battu de la tempête, ne sont point stériles pour l'âme, car les nobles pensées naissent des grands spectacles. Les étoiles qui se montrent fugitives entre les nuages brisés, les flots étincelants autour de vous, les coups de la lame qui font sortir un bruit sourd des flancs du navire, le gémissement du vent dans les mâts, tout vous annonce que vous êtes hors de la puissance de l'homme et que vous ne dépendez plus que de la volonté de Dieu. L'incertitude de votre avenir donne aux objets leur véritable prix, et la terre contemplée du milieu d'une mer orageuse ressemble à la vie considérée par un homme qui va mourir.
La dernière phrase est le point d'aboutissement de la réflexion : ce point d'aboutissement est la vanité, le memento mori : incertitude de l'homme // la mort. Tout le paragraphe prépare cette réflexion et ce qui prépare l'interrogation sur le memento mori est constitué d'une mise en scène de l'écrivain : « les nobles pensées naissent des grands spectacles », « je copiais et mettais en ordre des notes » : croisement des thématiques et enchaînement fondu qui donne à voir l'image de l'écrivain dans la tempête et soumis à la volonté de Dieu. L'intérêt du passage réside dans le fait que la puissance de Dieu et la vanité des actions de l'homme s'insèrent après le thème de l'écriture. Il y a mise en correspondance de deux figures créatrices : Dieu et l'écrivain qui s'affrontent.
il se représente en méditant : 349 : méditation des vanités : correspond à notre sujet : il médite et se représente en train de méditer. Description du Saint Sépulcre de plusieurs pages qui racontent les révolutions, les guerres, etc... puis p.350 :
Les lecteurs chrétiens demanderont peut-être à présent quels furent les sentiments que j'éprouvai en entrant dans ce lieu redoutable ; je ne puis réellement le dire. Tant de choses se présentaient à la fois à mon esprit, que je ne m'arrêtais à aucune idée particulière. Je restai près d'une demi-heure à genoux dans la petite chambre du Saint-Sépulcre, les regards attachés sur la pierre sans pouvoir les en arracher. L'un des deux religieux qui me conduisaient demeurait prosterné auprès de moi, le front sur le marbre ; l'autre, l'Evangile à la main, me lisait à la lueur des lampes les passages relatifs au saint tombeau. Entre chaque verset il récitait une prière : [...] Tout ce que je puis assurer, c'est qu'à la vue de ce sépulcre triomphant je ne sentis que ma faiblesse ; et quand mon guide s'écria avec saint Paul : Ubi est, Mors, victoria tua ? Ubi est, Mors, stimulus tuus ? [Mort, où est ta victoire ? Mort, où est ton aiguillon ?] je prêtai l'oreille, comme si la Mort allait répondre qu'elle était vaincue et enchaînée dans ce monument.
Puis : atmosphère propice au recueillement de l'âme : odeurs (encens), chants religieux... : atmosphère qui flattent les sens (vanité)
le Moi est une partie constituante de la vanité en tant qu'il médite :
114 : « Je me laissai entraîner à ces réflexions que chacun peut faire, et moi plus qu'un autre, sur les vicissitudes des destinées humaines. Que de lieux avaient déjà vu mon sommeil paisible ou troublé ! Que de fois, à la clarté des mêmes étoiles, dans les forêts de l'Amérique, sur les chemins de l'Allemagne, dans les bruyères de l'Angleterre, dans les champs de l'Italie, au milieu de la mer, je m'étais livré à ces mêmes pensées touchant les agitations de la vie ? »
Le Moi, s'il se trouve écrasé par l'immensité des manifestations de Dieu (les tempêtes, les monuments religieux...), trouve tout de même un repère en Dieu, un motif qui le relie à la transcendance et qui l'empêche de sombrer dans le désespoir. Les religieux – du passé ou du présent – sont des idoles, des repères pour Chateaubriand voyageur, Chateaubriand chrétien et Chateaubriand écrivain.
S'il fait ce voyage en pèlerin, Chateaubriand n'en demeure pas moins un esthète qui tente de sublimer la vanité de la vie par l'écriture. C'est à partir du sentiment du néant né de la vanité du monde – et de la méditation qu'il en fait – qu'il construit son œuvre. Ce sera mon troisième point : la peinture de vanité ou le dépassement par l'esthétique. Face aux monuments qui se décomposent, Chateaubriand compose son Itinéraire et édifie son œuvre.
Chateaubriand ne fait pas que contempler le paysage vanité : il crée une vanité. Une vision, un regard.
186-187 : Je pris en descendant de la citadelle un morceau de marbre du Parthénon ; j'avais aussi recueilli un fragment de la pierre du tombeau d'Agamemnon ; et depuis j'ai toujours dérobé quelque chose aux monuments sur lesquels j'ai passé. Ce ne sont pas d'aussi beaux souvenirs de mes voyages que ceux qu'ont emportés M. de Choiseul et lord Elgin, mais ils me suffisent. Je conserve aussi soigneusement de petites marques d'amitié que j'ai reçues de mes hôtes, entre autres un étui d'os que me donna le père Munoz à Jaffa. Quand je revois ces bagatelles, je me retrace sur-le-champ mes courses et mes aventures. Je me dis : " J'étais là, telle chose m'advint. " Ulysse retourna chez lui avec de grands coffres pleins des riches dons que lui avaient faits les Phéaciens ; je suis rentré dans mes foyers avec une douzaine de pierres de Sparte, d'Athènes, d'Argos, de Corinthe, trois ou quatre petites têtes en terre cuite que je tiens de M. Fauvel, des chapelets, une bouteille d'eau du Jourdain, une autre de la mer Morte, quelques roseaux du Nil, un martre de Carthage et un plâtre moulé de l'Alhambra.
Le voyageur compose son tableau de vanité avec des objets de voyage qu'ils rapportent.
éléments du tableau pictural de la vanité : 291 : : plaine fertile mais « grâce au despotisme musulman, ce sol n'offre de toutes parts que des chardons, des herbes sèches et flétries. » // critique politique (déjà évoquée au début)
Tout devient vanité : mais dans un sens esthétique : le monde est une représentation en vanité :
89 crânes humains
Nous allâmes loger au bourg des Grecs. Chemin faisant j'admirai des tombeaux turcs qu'ombrageaient de grands cyprès au pied desquels la mer venait se briser. J'aperçus parmi ces tombeaux des femmes enveloppées de voiles blancs, et semblables à des ombres [fugacité] : ce fut la seule chose qui me rappela un peu la patrie des Muses. Le cimetière des chrétiens touche à celui des musulmans : il est délabré, sans pierres sépulcrales et sans arbres ; des melons d'eau qui végètent çà et là sur ces tombes abandonnées ressemblent, par leur forme et leur pâleur, à des crânes humains qu'on ne s'est pas donné la peine d'ensevelir.
« Vision » au sens d'une « apparition » : l'œil est influencé par l'imaginaire : la méditation tourne à la vision presque fantastique. Confirmé par une allusion p.360 : il a l'impression que « les morts vont se lever » : presque une danse des morts...
196-197 méditation des vanités sur le chemin
Il y avait déjà une heure qu'il faisait nuit quand nous songeâmes à retourner à Athènes : le ciel était brillant d'étoiles, et l'air d'une douceur, d'une transparence et d'une pureté incomparables ; nos chevaux allaient au petit pas, et nous étions tombés dans le silence. Le chemin que nous parcourions était vraisemblablement l'ancien chemin de l'Académie, que bordaient les tombeaux des citoyens morts pour la patrie et ceux des plus grands hommes de la Grèce : là reposaient Thrasybule, Périclès, Chabrias, Timothée, Harmodius et Aristogiton. Ce fut une noble idée de rassembler dans un même champ la cendre de ces personnages fameux qui vécurent dans différents siècles, [métatexte : Chateaubriand fait la même chose en ressuscitant les auteurs en les citant] et qui, comme les membres d'une famille illustre longtemps dispersée, étaient venus se reposer au giron de leur mère commune. Quelle variété de génie, de grandeur et de courage ! Quelle diversité de moeurs et de vertus on apercevait là d'un coup d'oeil ! Et ces vertus tempérées par la mort, comme ces vins généreux que l'on mêle, dit Platon, avec une divinité sobre, n'offusquaient plus les regards des vivants.
Rassembler les cendres = phénomène inverse de la vanité qui représente des cendres.
symbole absolue de la vanité : édifier les pyramides = moyen de lutter contre la mort, atteindre l'immortalité (païenne) ET bâtir une vanité qui rappelle au voyageur sa petitesse et la mort
466 : découverte des Pyramides
Bientôt, dans l'espace vide que laissait l'écartement de ces deux chaînes de montagnes, nous découvrîmes le sommet des Pyramides : nous en étions à plus de dix lieues. Pendant le reste de notre navigation, qui dura encore près de huit heures, je demeurai sur le pont à contempler ces tombeaux ; ils paraissaient s'agrandir et monter dans le ciel à mesure que nous approchions. Le Nil, qui était alors comme une petit mer ; le mélange des sables du désert et de la plus fraîche verdure ; les palmiers, les sycomores, les dômes, les mosquées et les minarets du Caire ; les pyramides lointaines de Sacarah, d'où le fleuve semblait sortir comme de ses immenses réservoirs ; tout cela formait un tableau qui n'a point son égal sur la terre. "Mais quelque effort que fassent les hommes, dit Bossuet, leur néant paraît partout : ces pyramides étaient des tombeaux ! encore les rois qui les ont bâties n'ont-ils pas eu le pouvoir d'y être inhumés, et ils n'ont pas joui de leur sépulcre."J'avoue pourtant qu'au premier aspect des Pyramides, je n'ai senti que de l'admiration. Je sais que la philosophie peut gémir ou sourire en songeant que le plus grand monument sorti de la main des hommes est un tombeau ; mais pourquoi ne voir dans la pyramide de Chéops qu'un amas de pierres et un squelette ? Ce n'est point par le sentiment de son néant que l'homme a élevé un tel sépulcre, c'est par l'instinct de son immortalité : ce sépulcre n'est point la borne qui annonce la fin d'une carrière d'un jour, c'est la borne qui marque l'entrée d'une vie sans terme ; c'est une espèce de porte éternelle bâtie sur les confins de l'éternité.
petitesse de l'homme : 475-476 : vers pour l'Égypte : Egypte vénérable, où du fond du cercueil
Ta grandeur colossale insulte à nos chimères, [...] O grandeur des mortels ! O temps impitoyable ! Les destins sont comblés : dans leur course immuable, Les siècles ont détruit cet éclat passager Que la superbe Egypte offrit à l'étranger
264 : il cite l'Enéide :
Je m'étonne que les voyageurs, en parlant de la plaine de Troie, négligent presque toujours les souvenirs de L'Enéide. Troie a pourtant fait la gloire de Virgile comme elle a fait celle d'Homère. C'est une rare destinée pour un pays d'avoir inspiré les plus beaux chants des deux plus grands poètes du monde. Tandis que je voyais fuir les rivages d'Ilion, je cherchais à me rappeler les vers qui peignent si bien la flotte grecque sortant de Ténédos et s'avançant, per silentia lunae , à ces bords solitaires qui passaient tour à tour sous mes yeux. Bientôt des cris affreux succédaient au silence de la nuit, et les flammes du palais de Priam éclairaient cette mer où notre vaisseau voguait paisiblement. (Hypotypose)
citation
109 Heureux si les Turcs en place employaient au bien des peuples qu'ils gouvernent cette simplicité de moeurs et de justice ! Mais ce sont des tyrans que la soif de l'or dévore, et qui versent sans remords le sang innocent pour la satisfaire. Je retournai à la maison de mon hôte, précédé de mon janissaire et suivi de Joseph, qui avait oublié sa disgrâce. Je passai auprès de quelques ruines dont la construction me parut antique : je me réveillai alors de l'espèce de distraction où m'avaient jeté les dernières scènes avec les deux officiers turcs, le drogman et le pacha ; je me retrouvai tout à coup dans les campagnes des Tégéates : et j'étais un Franc en habit court et en grand chapeau ; et je venais de recevoir l'audience d'un Tartare en robe longue et en turban au milieu de la Grèce ! Eheu ! fugaces labuntur anni ! (= Horace : Hélàs ! Fugitives coulent les années)
discours morcelé de Chateaubriand : 506 : le discours d'Annibal à son retour :
"Voyez ce que j'ai été, et connaissez par mon exemple l'inconstance du sort. Celui qui vous parle en suppliant est ce même Annibal qui, campé entre le Tibre et le Téveron, prêt à donner l'assaut à Rome, délibérait sur ce qu'il ferait de votre patrie. J'ai porté l'épouvante dans les champs de vos pères, et je suis réduit à vous prier d'épargner de tels malheurs à mon pays. Rien n'est plus incertain que le succès des armes : un moment peut vous ravir votre gloire et vos espérances. Consentir à la paix, c'est rester vous-même l'arbitre de vos destinées ; combattre, c'est remettre votre sort entre les mains des dieux. "puis, la bataille a quand même lieu...etc
509 : mort d'Annibal : « Scipion éprouva comme Annibal les peines attachées à la gloire. Il finit ses jours à Literne, dans un exil volontaire. On a remarqué qu'Annibal, Philopoemen et Scipion moururent à peu près dans le même temps, tous trois victimes de l'ingratitude de leur pays. L'Africain fit graver sur son tombeau cette inscription si connue : Ingrate patrie, Tu n'auras pas mes os. Mais, après tout, la proscription et l'exil, qui peuvent faire oublier des noms vulgaires, attirent les yeux sur des noms illustres : la vertu heureuse nous éblouit ; elle charme nos regards lorsqu'elle est persécutée. »
L'écriture comme morcellement : esthétique de l'éclatement, de la rupture, usage de la citation
On insistera en conclusion sur le fait que l'oeuvre de Chateaubriand permet un dépassement par l'esthétique : l'écriture permet de transfigurer la finitude en une peinture de la finitude. Le voyageur construit ainsi son ethos, et devient dans ces scènes un élément fondateur d'une peinture de vanité qu'il peint lui-même : il est au sein du tableau. Ainsi, la peinture de vanité est « l'épreuve anticipée de la mort » (Agnès Verlet). Les textes traversent les images et les images les textes, tous deux s'enrichissent mutuellement : c'est dire une fois encore le pouvoir et la puissance de l'image chateaubrianesque.
L'écriture de Chateaubriand ne fait pas œuvre de pathétique, même si elle est composée de lyrisme et de mélancolie : le voyage est l'occasion d'une interrogation et non d'un désespoir. Le Voyage de Chateaubriand semble s'éloigner de la vanité, c'est-à-dire des plaisirs futiles et vains (comme en atteste cette citation des Martyrs : « Qu'attendois-je pour retourner au bercail ? Les dégoûts avoient commencé à m'avertir de la vanité des plaisirs ») et se rapprocher des origines, d'une stabilité.