Pour présenter les aspects majeurs de la poésie de Rimbaud, nous avons décidé de faire l'explication détaillée d'un de ses poèmes, "Les Poètes de sept ans." Cet article permet de replacer Rimbaud dans son rapport plus ou moins subversif avec le Romantisme, pour comprendre ce qu'il apporte à la modernité en poésie.
Poésies, « Les Poètes de sept ans » - Lettre à Paul Demeny du 10 juin 1871
À M. P. Demeny
Et la Mère, fermant le livre du devoir,
S'en allait satisfaite et très fière, sans voir,
Dans les yeux bleus et sous le front plein d'éminences
L'âme de son enfant livrée aux répugnances.Tout le jour il suait d'obéissance ; très
Intelligent ; pourtant des tics noirs, quelques traits,
Semblaient prouver en lui d'âcres hypocrisies.
Dans l'ombre des couloirs aux tentures moisies,
En passant il tirait la langue, les deux poings
À l'aine, et dans ses yeux fermés voyait des points.
Une porte s'ouvrait sur le soir : à la lampe
On le voyait, là-haut, qui râlait sur la rampe,
Sous un golfe de jour pendant du toit. L'été
Surtout, vaincu, stupide, il était entêté
À se renfermer dans la fraîcheur des latrines :
Il pensait là, tranquille et livrant ses narines.Quand, lavé des odeurs du jour, le jardinet
Derrière la maison, en hiver, s'illunait,
Gisant au pied d'un mur, enterré dans la marne
Et pour des visions écrasant son œil darne,
Il écoutait grouiller les galeux espaliers.
Pitié ! Ces enfants seuls étaient ses familiers
Qui, chétifs, fronts nus, œil déteignant sur la joue,
Cachant de maigres doigts jaunes et noirs de boue
Sous des habits puant la foire et tout vieillots,
Conversaient avec la douceur des idiots !
Et si, l'ayant surpris à des pitiés immondes,
Sa mère s'effrayait ; les tendresses, profondes,
De l'enfant se jetaient sur cet étonnement.
C'était bon. Elle avait le bleu regard, - qui ment !À sept ans, il faisait des romans, sur la vie
Du grand désert, où luit la Liberté ravie,
Forêts, soleils, rives, savanes ! - Il s'aidait
De journaux illustrés où, rouge, il regardait
Des Espagnoles rire et des Italiennes.
Quand venait, l'œil brun, folle, en robes d'indiennes,
À Huit ans, - la fille des ouvriers d'à côté,
La petite brutale, et qu'elle avait sauté,
Dans un coin, sur son dos, en secouant ses tresses,
Et qu'il était sous elle, il lui mordait les fesses,
Car elle ne portait jamais de pantalons ;
- Et, par elle meurtri des poings et des talons,
Remportait les saveurs de sa peau dans sa chambre.Il craignait les blafards dimanches de décembre,
Où, pommadé, sur un guéridon d'acajou,
Il lisait une Bible à la tranche vert-chou ;
Des rêves l'oppressaient chaque nuit dans l'alcôve.
Il n'aimait pas Dieu ; mais les hommes, qu'au soir fauve,
Noirs, en blouse, il voyait rentrer dans le faubourg
Où les crieurs, en trois roulements de tambour,
Font autour des édits rire et gronder les foules.
- Il rêvait la prairie amoureuse, où des houles
Lumineuses, parfums sains, pubescences d'or,
Font leur remuement calme et prennent leur essor !Et comme il savourait surtout les sombres choses,
Quand, dans la chambre nue aux persiennes closes,
Haute et bleue, âcrement prise d'humidité,
Il lisait son roman sans cesse médité,
Plein de lourds ciels ocreux et de forêts noyées,
De fleurs de chair aux bois sidérals déployées,
Vertige, écroulements, déroutes et pitié !
- Tandis que se faisait la rumeur du quartier,
En bas, - seul, et couché sur des pièces de toile
Écrue, et pressentant violemment la voile !26 mai 1871
« Les poètes de sept ans » font partie d'une lettre qu'Arthur Rimbaud écrit à Paul Demeny le 10 juin 1871, le poème étant lui-même daté du 26 mai 1871. Dans cette lettre, le jeune Arthur prie Demeny - poète à Douay qui publie à Paris - « de brûler tous les vers qu['il] fu[t] assez sot pour [lui] donner » précédemment. Il semblerait que Rimbaud, par la présente lettre, en reniant ses anciens écrits, fasse place à une nouvelle poésie, à un style différent, qui se manifesterait dans « Les poètes de sept ans. » Cette remise en question est à rattacher au contexte politique du moment : après la guerre contre la Prusse, la Commune de Paris s'organise, pour reprendre l'Alsace-Lorraine et défendre les intérêts nationaux, battus en brèche par la capitulation et le nouveau régime bourgeois de Thiers. Arthur Rimbaud se rend à Paris (la légende veut qu'il ait participé à la Commune, en rédigeant des articles de journalisme). Mais ce qui est plus remarquable encore, c'est de comprendre comment s'articule révolution intérieure du jeune poète et révolutions politiques et sociales.
C'est justement le propos du poème « Les poètes de sept ans » : le Rimbaud de 1870 est mort avec la Commune, il a fait place à un autre Rimbaud, un poète plus affirmé, peut-être plus virulent. Ce poème semble être donc un poème de transition vers une poésie dans laquelle Rimbaud va s'affirmer et construire une poétique propre.
Nous allons essayer de comprendre comment par la déconstruction et la rupture formelles, il « déconstruit » tout un monde - politique, social, religieux et esthétique - et esquisse déjà son intuition d'une nouvelle poétique. Comment se manifeste ce que Pierre Brunel dans son introduction à l'édition Livre de Poche appelle « cette mutation spectaculaire qui vient de s'opérer en Rimbaud en mai 1871 » ?
Pour cela nous verrons d'abord comment Rimbaud peint un tableau satirique de la bourgeoisie et de la religion. Puis dans quelle mesure il présente, en contre point de ces figures tutélaires (bourgeoisie, religion et romantisme) le corporel et le sexuel, grâce à une esthétique réaliste. Enfin, nous nous demanderons si, au delà de cette destruction totale il n'y a pas reconstruction d'un sens, d'une poétique rimbaldienne, voire d'un horizon fabuleux.
En présentant son poème par la succession de différents tableaux constituants la société, Arthur Rimbaud parvient à nous donner un aperçu intéressant des aspects sociaux politiques et religieux qu'il va s'appliquer à démystifier.
Le poème présente la bourgeoisie bien pensante du dernier tiers du XIXème siècle, associée au régime de Napoléon III puis à la République de Thiers. Dès le premier vers, la Mère est associée à cette bourgeoisie :
Et la Mère (...) s'en allait satisfaite et très fière.
Le verbe de mouvement « s'en allait » introduit une certaine théâtralité. Il s'agit d'un verbe pronominal, qui implique donc une notion d'auto satisfaction, renforcée par l'adverbe intensif dans « très fière. » La Mère est dès le début caricaturée, montrée comme une sorte de paon qui ne cherche que l'auto-satisfaction.
Cette bourgeoisie bien pensante est mise en parallèle avec la « populace », désigné dans le texte par les « idiots » (vers 26). Comme le rappelle Yves Bonnefoy, Rimbaud a certainement employé ce terme en rapport avec son étymologie, "idiotus" qui implique en latin l'idée de l'inéduqué, que Rimbaud napproche de la notion de pauvreté. Les « idiots » (on imagine que ce mot doit être utilisé dans son sens moderne et péjoratif par les bourgeois pour désigner les gens du peuple) sont pour Rimbaud les gens sans éducation, en raison de leur condition sociale, de leur pauvreté. A ces « idiots » « puant la foire », s'opposent les bourgeois et l'hygiénisme qui s'est développé au XIXème siècle.
L'hygiénisme est un mode de pensée qui considère que les maladies ne sont pas le fait de microbes, ou de virus mais la conséquence d'un mode de vie inadéquat. Cela donne lieu à une assimilation entre les maladies de la population pauvre et leur mode de vie. Steve Murphy, dans son ouvrage Rimbaud ou l'apprentissage de la subversion indique que la « pommade » évoquée au vers 45, (« Où, pommadé sur un guéridon d'acajou... ») est le symbole de l'obsession hygiéniste bourgeois. La pommade permet de cacher l'odeur réelle du corps : tentative de refoulement du corporel qui vaut aussi bien à l'échelle individuelle qu'à l'échelle de la société.
Rimbaud impose la conception inverse, qui consiste à faire ressurgir le refoulé et à mettre en évidence le corporel dans les vers suivants :
(...) il était entêté
A se renfermer dans la fraîcheur des latrines :
Il pensait là, tranquille et livrant ses narines.
La coupe à l'hémistiche tombe après "dans" et place ainsi l'accent sur cette préposition, qui place le sujet de façon concrète - dans - et non de façon allusive ou détournée. Alors que les latrines sont pour les bourgeois un moyen de se démarquer des pauvres, Rimbaud en fait ici un usage détourné puisqu'il s'agit de mettre en avant les odeurs corporelles, au lieu de les cacher. De plus, les latrines sont l'ultime refuge pour le poète car c'est là que s'arrête la surveillance des ses aînés et le regard de la mère. Steve Murphy indique très justement que « les latrines peuvent devenir comme un îlot de plaisirs somatiques non refoulés - de la volupté - centre d'une topographie menaçante. » Il s'agit justement de voir quelles sont ces figures menaçantes pour le poète.
Il s'agit en premier lieu de la Mère qui, comme un élément autobiographique, vient faire figure d'autorité. Déjà dans la lettre adressée à Demeny, il évoque sa mère sur le mode négatif, comme une autorité tutélaire dont il dépend mais de laquelle il voudrait s'affranchir. Dans le poème, la diérèse au premier vers Mè/re indique bien une figure insistante et contraire à l'image maternelle telle qu'on pourrait la trouver dans le christianisme avec Marie. Tout le premier paragraphe, ainsi que le cinquième (vers 44 : « dimanches de décembre ») sont jalonnés de la sonorité -en, peu mélodieuse, qui associe la mère à une figure peu maternelle. Le jeune poète doit revêtir un masque, pour se préserver du regard inquisiteur de la mère, comme l'indique l'expression « âcres hypocrisies » : le terme « hypocrisies » rappellent le théâtre antique et les masques que portaient les acteurs. La relation est ainsi basée sur le mensonge, comme dans les vers 28 à 30 :
Sa mère s'effrayait ; les tendresses, profondes,
De l'enfant se jetaient sur cet étonnement.
C'était bon. Elle avait le bleu regard, - qui ment!
La virgule entre "tendresses" et "profondes" impose une respiration du vers qui n'est pas usuelle et nécessaire. Elle impose un style haché, qui va dans le sens de l'ironie et met en doute le terme "profondes". La phrase « c'était bon » paraît trop banale et assertive pour être sincère. Il s'agit d'une antiphrase qui renforce l'ironie. De plus, l'usage du tiret typographique induit un décalage, une pause dans le vers qui, comme une pointe, ironique, détruit tout.
Cette mère est en relation étroite avec une autre figure tutélaire qui est la religion. L'expression « une Bible à la tranche vert-chou » remet en cause l'autorité religieuse : par association métonymique, la couleur « vert-chou » désigne ce que l'enfant associe à l'intérieur du livre. Ainsi, la couleur vert-chou confère à la Bible certaines connotations satiriques : en ce qui concerne le chou, on peut peut-être y voir un rapprochement avec la notion de flatulences, notion que Rimbaud développe dans d'autres poèmes (exemple : « le Sonnet du trou du cul » dans l'Album Zutique). On peut aussi prendre garde à la sonorité -ch qui paraît être associée directement à la fausse dévotion, que Rimbaud développe aussi dans sa reprise du Tartuffe de Molière. De plus, la Bible est ainsi mise en relation avec la nourriture et ce procédé de déplacement met en doute le concept de nourriture divine et sacrée.
Cette Bible à la tranche vert-chou est opposée dans le poème aux romans que le jeune poète fait « sur la vie. » Les romans sur la vie ont un ancrage plus réel, alors que la Bible est l'ouvrage de la répression du plaisir. C'est ainsi que le jeune poète « n'aimait pas Dieu; » (vers 48). La phrase assertive est associée à l'emploi de l'imparfait, dont l'aspect inaccompli et non sécant pose le fait dans la durée : cela accentue le blasphème.
En effet, on peut parler de blasphème - du moins de refus frontal (voir notamment l'emploi du substantif « front » au vers 3 et de l'adjectif « entêté » au vers 14) d'un système qui favorise la bourgeoisie et la pratique religieuse. Ce refus est entièrement contenu dans l'expression paradoxale « il suait d'obéissance » : "suait" implique un refus de la part du corps et nie totalement le terme "obéissance".
Dans la lettre du 15 mai 1871, Rimbaud évoquait déjà les « horribles travailleurs » non de façon péjorative, mais au contraire laudative. Dans « Les Poètes de sept ans », au vers 49, sont évoqués « (...) les hommes, qu'au soir fauve, / Noirs, en blouse, il voyait rentrer dans le faubourg. » La noirceur a ici une valeur positive car elle matérialise l'idée sociale que Rimbaud se fait du travail, en tant que vertu positive. Rimbaud réhabilite la noirceur, que l'hygiénisme bourgeois tend à refouler. Le jeune poète voit ces travailleurs rentrer en masse et il y a une claire opposition entre ces travailleurs constitués en masse et le jeune poète qui est seul, mais qui aspire à être un travailleur.
Rimbaud considère l'activité du poète comme un travail. La création n'est pas possible grâce à la transcendance divine comme on la retrouve chez les romantiques. Chez Rimbaud, on trouve une conception de la création beaucoup plus ancré dans le réel, calquée sur la vie sociale du travailleur. Ainsi, le poème fait le même sort au prolétariat et au jeune poète, comme l'a analysé Steve Murphy : tous subissent la répression de l'Église et de la bourgeoisie. Dans les vers 48 et suivants, l'anticléricalisme est manifeste : « Il n'aimait pas Dieu ; mais les hommes, qu'au soir fauve, / (...) », l'ironie à l'égard de la religion est mordante. Le point virgule après Dieu est très important car il relie les deux propositions, permet de les mettre en continuité tout en évitant les deux points, qui seraient trop explicites. Les accents du vers portent sur "pas" et sur "Dieu" : les valeurs cléricales sont complètement niées par l'accent. Puis il y a ellipse du verbe dans la deuxième partie du vers (qui devrait être : « mais il aime les hommes »). L'ellipse joue sur l'implicite et accentue le déséquilibre entre les valeurs religieuses et l'homosexualité.
Face à cette oppression subie par le corps et par l'esprit, imposée par les figures et les discours de l'Autorité que nous venons d'expliquer, le jeune poète répond par un certain réalisme.
Pour contrer la surveillance et l'endoctrinement religieux, le jeune poète développe une vision poétique orientée vers une forme de réalisme qui réhausse la valeur poétique du scatologique et du sexuel.
Le poète de sept ans est associé dans le poème à la solitude. Il ne peut que vivre en solitaire, puisque sa mère le prive de côtoyer les enfants pauvres, qui sont pourtant les seuls qui lui sont familiers. Cette privation permet de développer une aptitude au rêve et à la rêverie. Il s'agit de rêve fait « chaque nuit dans l'alcôve » (vers 47) et non de rêverie romantique éveillée pendant la journée. Dans « il rêvait la prairie amoureuse » (vers 52), l'emploi transitif du verbe rêver implique un accès immédiat au rêve, une capacité à se plonger dans le rêve sans truchement. Le rêve n'est plus associé chez Rimbaud à la transcendance comme chez les romantiques. Le poète se fait voyant : il est le sujet actif qui rêve, il n'est pas traversé par le rêve. Cette capacité au rêve est peut-être accentuée par le fait que le poète est jeune, ce qui expliquerait le titre du poème, qui décrit les pulsions scripturales du jeune poète. La capacité à se laisser aller à ses sensations seraient une qualité intrinsèque à la jeunesse. On retrouve cette idée dans « Et comme il savourait surtout les sombres choses » (vers 87) : le choix d'un imparfait traduit mieux encore l'aspect inaccompli et la durée du plaisir, qui contraste avec la vie austère et sans plaisir prôné par la religion pratiquée alors. De plus, "sombres choses" est un euphémisme qui permet de désigner de façon détournée les péchés, en indiquant uniquement le chromatisme sombre et le terme "choses" dont le sémantisme est très vague.
La thématique du rêve s'accompagne d'une écriture qui valorise l'entre-deux, qui vise à sortir des chemins traditionnels. « Dans l'ombre des couloirs » (vers 8), « sur la rampe » (vers 12) : Rimbaud choisit de décrire les lieux interdits, les entre-deux. Nous devinons l'interdit à travers le tour impersonnel « on le voyait » (vers 12). On imagine la mère surprenant l'enfant, mais détournant le regard, ne pouvant supporter de voir son enfant s'adonner à ces répugnances. « On le voyait, là-haut (...) » indique une vision en contre plongée, censée magnifier la vue. Mais ici, il y a un décalage entre cette posture du regardant et l'image censée être magnifiée, si on admet bien - comme nous le verrons plus loin - que l'enfant se masturbe. Ce décalage est tout à fait ironique et ridiculise bien plus la mère, qui détourne le regard, que le jeune.
Le troisième paragraphe (« Quand, lavé des odeurs du jour, le jardinet (...) ») est intéressant sur le plan de la construction : en effet, il y a éloignement maximal entre le sujet (« jardinet » au vers 17) et le verbe (« s'illunait » au vers suivant). Placés à la rime, ils sont mis en évidence et témoignent ainsi d'un goût pour l'écart avec le néologisme « illunait » qui signale le temps où la Lune paraît, c'est-à-dire le début de la nuit. Enfin, les « déroutes » signalées au vers 61 indiquent aussi bien cette idée de vagabondage. Les déroutes, comme les couloirs, sont des routes hors des chemins canoniques, que le poète emprunte aussi pour un vagabondage littéraire et poétique et échapper au regard inquisiteur de la mère.
Mais le jeune poète va plus loin que la rêverie ou les entre-deux. Par un réalisme et une obsession scatologique, il s'oppose à l'idéalisme romantique. Un réseau de mots à connotation romantique balise le poème, pour mieux les pervertir et les vider de leur sens. L'âme de l'enfant, dès le début du poème apparaît, mais associée dans le vers aux "répugnances". La notion d'âme vierge et pure est complètement anéantie par les répugnances. L'été, en tant que saison, est un topos romantique. Mais il est mis en rapport avec la fraîcheur des latrines.
La disposition des rimes des vers 13 à 16 indique une alternance entre été - entêté - latrines - narines. Les mots à la rime constituent des paires : il y a d'un côté association naturelle entre entêté et narines, en tant qu'éléments relevant du corps, et de l'autre côté, se trouvent mis en relation été et latrines. Le réalisme induit par "latrines" associé à "l'été" démystifie le topos romantique des saisons inspiratrices que l'on retrouve chez les romantiques, par exemple dans le poème « Demain, dès l'aube à l'heure où blanchit la campagne » de Victor Hugo. Déjà dans le poème qui sera nommé ensuite « Sensation », Rimbaud s'employait à pervertir les topoï romantiques en inscrivant « Par les beaux soirs d'été (...) » en contre-pied des « hivers » chez Victor Hugo. Ici l'été est associé à un élément concret, et ce réalisme heurte les idéaux romantiques.
La vision au sens romantique, c'est-à-dire la transcendance divine, l'accès à une réalité métaphysique, qui dépasse le commun des mortels, est transformée en une vision plus ancrée dans la réalité, aux vers 19-20 :
Gisant au pied d'un mur, enterré dans la marne
Et pour des visions écrasant son œil darne.
"Enterré" ne suggère pas une vision cosmique mais souterraine. La ligne d'horizon se déplace vers le sol, le poète est sous terre, et non aux côtés de Dieu pour guider le peuple comme le conçoit Hugo. Sans compter la suite de cette vision : « Il écoutait grouiller les galeux espaliers. » L'antéposition de l'adjectif valorise le terme "galeux" et insiste sur la maladie, la difformité : le laid est une composante de l'inspiration du poète. Plus loin, au vers 59, « Plein de lourds ciels ocreux et de forêts noyées » le paysage romantique est détourné : les ciels sont "lourds et ocreux" (les sonorités en -r et -cr sont l'inverse des cieux et des nuages qui glissent dans la poésie romantique), les forêts se noient. Le paysage d'inspiration romantique périclite devant les yeux du lecteur, presque de façon concrète. A cela s'ajoute la thématique de la sexualité. « les deux poings à l'aisne » (vers 9-10) peuvent être interprétés comme les signes de la masturbation. Plus loin, « il lui mordait les fesses » indiquent aussi la volonté de Rimbaud d'inclure en poésie le corporel, et le sexuel.
Rimbaud s'emploie à détruire les figures d'autorité (aussi bien autorité maternelle, religieuse que esthétique, littéraire) : il fait rentrer le laid, le corporel, voire le sexuel en poésie. Il ne s'agit pas simplement d'une volonté de choquer les lecteurs ou les autorités qu'il défie : il s'agit bien plus de casser un modèle pour en reconstruire un autre et d'accepter le corporel et le sexuel comme sources d'inspiration.
Dans ce poème, nous venons de voir que Rimbaud s'applique à détruire tout modèle religieux, social (bourgeois) et esthétique (le romantisme tout particulièrement). Mais il y a aussi manifestement l'esquisse d'une poétique propre, rimbaldienne, qui émerge en parallèle.
La poétique de Rimbaud est basée sur l'adéquation entre l'épanouissement corporel et l'épanouissement poétique. Le poème est traversé par un fil conducteur qui nous mène de la sexualité à la « littérature » : au vers 37, est évoquée la fille des ouvriers, avec qui le jeune poète a des relations intimes (« il lui mordait les fesses » vers 40). Puis il « remportait les saveurs de sa peau dans sa chambre » (vers 43). Et c'est dans cette même chambre qu'il lit son roman, aux vers 56 à 58. L'univers de création et d'inspiration de jeune poète est entièrement contaminé par la sexualité. Il n'y a pas de frontières étanches entre ces domaines. D'ailleurs, les premières inspirations du jeune poète proviennent de revues érotiques :
Il s'aidait
De journaux illustrés où, rouge, il regardait
Des Espagnoles rire et des Italiennes.(vers 33 et suivants).
L'inspiration est puisée dans la sensualité, et non dans la métaphysique comme chez les poètes romantiques. Les revues dont il est question sont facteur d'éveil à la fois de la sexualité et de la plume du jeune. Plus tard, on retrouvera la même thématique, dans un poème intitulé « Les Remembrances du vieillard idiot » : « Je me confesse de l'aveu des jeunes crimes. » Ce sont ces « jeunes crimes » qui ont participé à l'acte de création. Il y a bien correspondance chez Rimbaud entre la vision poétique et l'épanouissement sexuel. Il s'agit d'une même opération qui consiste à .
Rimbaud crée une poétique au niveau formel, à l'échelle du vers. Le poème est écrit en alexandrins, vers de douze syllabes, tout à fait canonique, soumis à des règles de métrique et d'accentuation normalisées. Mais Rimbaud, s'il utilise l'alexandrin, prend certaines libertés vis-à-vis des règles de métrique. En effet, on note d'abord que la coupe, qui se fait traditionnellement à l'hémistiche après la sixième syllabe, est parfois, chez Rimbaud, placée de façon incongrue. Prenons par exemple le vers 9 : « En passant il tirait la langue, les deux poings. » La coupe se fait après "tirait", et sépare ainsi les éléments "il tirait" et "la langue" qui pourtant forment un ensemble cohérent (sujet - verbe - compléments). Rimbaud impose une pause respiratoire au milieu même d'un morceau de phrase qui constitue un ensemble. Si on continue à étudier cette phrase, on s'aperçoit qu'il y a un enjambement après « les deux poings » sur le vers 10 : « les deux poings / A l'aisne. » Le vers est disloqué, et ce procédé est récurrent dans le poème. Ainsi, aux vers 5-6, ou 31-32 : « A sept ans, il faisait des romans, sur la vie / Du grand désert. » Les vers sont disloqués et un nouveau rythme s'impose dans la métrique : le primat n'est plus donné au mètre pair comme l'alexandrin, mais fait place à des rythmes impairs et on ne peut à ce sujet manquer de rapprocher cela de l'Art Poétique que Paul Verlaine composera dès 1874, soit trois ans seulement après le poème que nous étudions et dans lequel Verlaine prône l'Impair : « De la musique avant toute chose, / Et pour cela préfère l'Impair / Plus vague et plus soluble dans l'air, / Sans rien en lui qui pèse ou qui pose. »
Les enjambements nous conduisent aussi sur la voie de la prose. En effet, le fait de prolonger le vers sur le suivant implique une plus grande fluidité de la parole, qui se rapproche plus de la prose poétique, ou du poème en prose. Comme l'indique Jean-Pierre Bobillot, ces enjambements « prépare le passage au non-mètre. » Ce sont des anticipations de ce qui deviendra ensuite un fait majeur dans la poésie et dans celle de Rimbaud. Car c'est bien cela que Rimbaud revendique : la liberté : que la « Liberté ravie » citée dans ce poème (vers 32) devienne une vraie Liberté, dans les domaines que nous avons évoqués précédemment : religieux, politique, esthétique. C'est en passant par la liberté de la création que Rimbaud exprime cette revendication plus vaste de liberté. Rimbaud mine de l'intérieur le vers - l'alexandrin - et tout ce qu'il implique comme carcans sociaux et esthétiques. Jean-Pierre Bobillot conclue un des chapitres de son ouvrage Le meurtre d'Orphée sur le fait que le poème se trouve
entre dissonances locales, qui pourraient évoluer vers une nouvelle norme ; et dissonance absolue, qui ne peut que tendre ou viser à la liquidation de la norme existante voire de toute norme.
Nous allons justement tenter de comprendre comment ce poème « évolue vers une nouvelle norme. »
Rimbaud, s'il détruit ou dé-construit les règles d'une esthétique qui l'a précédé, n'en re-construit pas moins une poétique. Cette poétique rimbaldienne tient d'abord en l'importance du néologisme. « S'illunait » est un mort forgé par Rimbaud pour exprimer son idée du moment où la Lune commence à poindre. La capacité créatrice est renouvelée, il faut « trouver une langue » comme il l'écrivait dans sa précédente lettre du 15 mai à Paul Demeny. « Sidérals », s'il n'est pas la forme correcte pour exprimer un pluriel, n'en est pas moins poétique. Le vers 60, « De fleurs de chair aux bois sidérals déployées » implique une ouverture maximale du sens : les métaphores « fleurs de chair » et « bois sidérals » motivent le langage par des associations inattendues et mobilisent l'imaginaire.
La fin du poème voit s'esquisser un nouvel horizon poétique :
Il rêvait la prairie amoureuse, où des houles
Lumineuses, parfums sains, pubescences d'or,
Font leur remuement calme et prennent leur essor.
Dans les groupes nominaux "parfums sains" et "remuement calme", les adjectifs sont postposés, et induisent une cadence mineure, qui n'est pas la cadence habituelle du langage. Ainsi, "sains" et "calme" sont valorisés, ce qui renforce l'oxymore dans "remuement calme". Par ces associations oxymoriques et ces cadences mineures, un horizon nouveau se dessine, un horizon fabuleux, au sens où l'entend Michel Collot, un horizon qui appelle un imaginaire. Cet imaginaire est lié à l'évocation métaphorique de la mer : « houles Lumineuses » (vers 52), « haute et bleue » (vers 57), « pressentant violemment la voile » (vers 64) sont autant de signes annonciateurs du « Bateau Ivre. » L'allitération en -l dans Hou/les lumineuses ainsi que la diérèse suggèrent concrètement la vague, la mer, créent un rythme qui s'empare du lecteur et de son imagination. Ces houles qui « prennent leur essor » (vers 54) sont peut-être une façon de désigner le poète lui-même : un poète qui prend son essor, qui s'émancipe de toute tutelle et déplace l'horizon, esquisse son horizon fabuleux. Comparons ces houles aux forces du poète qui, une fois délivrées, dans et par le rêve, peuvent acquérir toute leur force.
Avec ce poème, Arthur Rimbaud réalise un véritable tour de force. Il y dénonce de façon âpre une réalité sociale, politique et religieuse. Par une écriture ironique, par un réalisme scatologique, il développe une vision particulière, à travers le prisme du corporel et de la sexualité, et se démarque de façon magistrale d'une écriture romantique trop idéaliste. Ce poème contient en lui les éléments programmatiques de la poétique de Rimbaud. Il est une application concrète de l'idée selon laquelle il faut « trouver une langue. » Ne pas s'en remettre à une poétique devenue banale, mais plutôt rompre les liens logiques. Après la mort de la Commune, un certain Rimbaud se fait jour et avec lui une certaine idée du poème.