C’est dans la Rhétorique qu’Aristote analyse les effets des discours sur l’auditeur. Ce n’est pas l’objet principal de la poétique. Le poète compose d’abord une œuvre de langage. (logos ou muthos) avant de se préoccuper des effets sur le spectateur. Le rhéteur veut inspirer des passions à son auditoire. « La persuasion est produite par la disposition des auditeurs quand le discours les amène à éprouver une passion. » R.I2. La tragédie ne met pas en avant le désir de produire des passions, bien qu’elle en produise comme effets secondaires. Aristote « ce qui concerne la pensée, laissons-le dans la rhétorique : cela relève plus proprement de cette étude. Relève de la pensée, tout ce qui doit être produit par la parole ; on y distingue comme parties : démontrer, réfuter, produire des émotions violentes (comme la pitié, la frayeur, la colère et autres de ce genre, et aussi l’effet d’amplification et les effets de réduction. » P19. La frayeur et la pitié produites dans la tragédie ne doivent pas être mises au premier plan dans son analyse. Elles relèvent plus de la rhétorique que de l’art tragique lui-même. Nous les analyserons donc comme effets de la tragédie.
En effet, Aristote prête peu d’attention à l’aspect proprement théâtral de la tragédie qui pourrait créer les passions dans le public: « Quant au spectacle qui exerce la plus grande séduction, il est totalement étranger à l’art et n’a rien à voir avec la poétique car la tragédie réalise sa finalité même sans concours et sans acteurs. De plus, pour l’exécution technique du spectacle, l’art du fabriquant d’accessoires est plus décisif que celui des poètes. »6. Le statut du spectacle qui articule l’auteur et son public est flou dans la poétique. La tragédie ne change pas de nature si elle est lue ou représentée sur scène et Aristote n’a pas une grande estime pour le jeu des acteurs ou le travail de mise en scène. Aristote ne le considère pas comme essentiel. « la tragédie réalise sa finalité même sans concours et sans acteurs. ». Mais il est aussi une des parties de la tragédie. Le spectateur est aussi implicitement présent lorsqu’Aristote définit la bonne longueur d’une tragédie : la bonne longueur d’une œuvre c’est « ce qu’on doit pouvoir embrasser d’un seul regard du début à la fin. ».
le poète doit aussi « se mettre les choses sous les yeux. ». Au chapitre 26 Aristote compare les mérités de l’épopée et de la tragédie et les ressources du spectacle sont un des éléments qui font la supériorité de la tragédie. Il n’est pas insensible au fait qu’il y a un spectateur. Mais ce n’est pas au premier plan dans sa réflexion sur la tragédie. Le plaisir n’est donc pas suscité directement par la volonté qu’aurait l’auteur de faire ressentir des passions au spectateur. Ce n’est pas l’identification, l’émerveillement qui sont premiers (sinon la théorie d’Aristote ne vaudrait que pour les arts du spectacle).
Le plaisir lié à la tragédie est un plaisir lié à la contemplation des images en général. Les images en sont pas des simulacres, elles sont source de plaisir lorsque nous les contemplons. Pourquoi avons-nous plaisir à regarder les images de choses qui nous répugnent se demande Aristote? « Dès l’enfance, les hommes ont, inscrite dans leur nature, à la fois une tendance à représenter – et l’homme se différencie des autres animaux parce qu’il est particulièrement enclin à représenter et qu’il a recours à la représentation dans ses premiers apprentissages- et une tendance à trouver du plaisir aux représentations. Nous en avons une preuve dans l’expérience pratique : nous avons plaisir à regarder les images les plus soignées des choses dont la vue nous est pénible dans la réalité, par exemples les formes d’animaux parfaitement ignobles ou de cadavres. La raison en est qu’apprendre est un plaisir non seulement pour les philosophes mais également pour les autres hommes…. ; en effet, si l’on aime à voir des images , c’est qu’en les regardant on apprend à connaître et on conclut ce qu’est chaque chose comme lorsque l’on dit : celui-là, c’est lui. ». P.4
L’homme a recours aux représentations : il n’est pas attaché à la sensation présente, il a de la mémoire et de l’imagination : il reproduit de images, des représentations, en l’absence des objets. C’est ainsi qu’il peut passer de la sensation à l’expérience et de l’expérience à la connaissance. Et c’est une activité qui correspond à une faculté humaine, dont la réalisation entraîne donc un plaisir.
Aristote écrit dans l’Ethique à Eudème : « Si l’on considère le fait de vivre dans son activité et dans sa fin, il est évident qu’il consiste à sentir et à connaître, de telle sorte que la vie en commun consiste à partager sensation et connaissance. Mais le fait de sentir en lui-même et le fait de connaître en lui-même sont très désirables pour chacun en particulier ; aussi le désir de vivre est-il implanté chez tous, c’est que le fait de vivre doit être posé comme une sorte de connaissance. »
Dans le Livre A 1 de la Métaphysique Aristote fait l’éloge du désir de savoir. L’animal est réduit aux images et aux souvenirs. Les hommes s’élèvent jusqu’à l’art du raisonnement. Le souvenir se consolide dans l’expérience, l’expérience devient techné par le jugement encore pris dans la pratique, la science dépasse la technique par la connaissance de la cause. La science est fruit du loisir et de l’étonnement. « Tous les hommes désirent naturellement savoir ; ce qui le montre, c’est le plaisir causé par les sensations, car, en dehors même de leur utilité , elles nous plaisent par elles-mêmes et plus que toutes les autres, les sensations visuelles. … La cause en est que la vue est, de tous nos sens, celui qui nous fait acquérir le plus de connaissances et nous découvre une foule de différences. »
Apprendre, c’est reconnaître des formes. Ce sont des universaux que nous saisissons. Et la mise en intrigue fonctionne selon le lien antécédent-conséquent, un lien qui doit être selon le vraisemblable. Le vraisemblable ce n’est pas le vrai, c’est ce qu’on homme qui a une expérience de la vie estime être possible et attend comme probable. Le vraisemblable suppose une pensée, une prévision qui n’est pas appuyée sur une connaissance certaine (une éclipse n’est pas vraisemblable mais certaine) mais sur des conjecture probables dans le domaine du contingent : la proposition « il y aura une bataille navale demain » n’est ni vraie ni fausse, comme les énoncés portant sur les futurs contingents mais l’une ou l’autre des hypothèses peut être plus ou moins probables suivant le caractère des protagonistes. L’art met l’accent sur la vraisemblance : d’Achille que l’on sait colérique, on s’attend un certain comportement. L’art relève du domaine du possible opposé à l’effectif (qui n’est pas toujours ce qu’on pourrait raisonnablement attendre !) et du général opposé particulier. Aristote oppose ainsi l’histoire et la poésie « La différence entre le chroniqueur et le poète ne vient pas de ce que l’un s’exprime en vers et l’autre en prose ; mais la différence est que l’un dit ce qui a eu lieu, l’autre ce qui pourrait avoir lieu ; c’est pour cette raison que la poésie est plus philosophique et plus noble que la chronique : la poésie traite plutôt du général, la chronique du particulier. ». Aristote oppose ce qui a lieu réellement et ce qui pourrait avoir lieu dans l’ordre du vraisemblable et du nécessaire. « Le général, c’est ce qu’un certain type d’hommes fait ou dit vraisemblablement ou nécessairement. ». L’intrigue doit donc être typique. C’est de là que naît le plaisir. C’est un plaisir plus intellectuel que sensible. « Penser un lien de causalité entre des évènements singuliers, c’est déjà les universaliser. » commente Ricoeur.
Aristote affirme : « le possible est persuasif. » et c’est cette représentation du possible persuasif qui nous fait plaisir : arrive dans la tragédie ce à quoi un homme raisonnable et bien censé pouvait s’attendre.
Le plaisir de la reconnaissance vient donc de la logique de l’intrigue. L’art ne doit pas surprendre ni avoir pour sujet l’irrationnel. C’est la notion de persuasif qui domine comme dans la Rhétorique. « Il faut préférer ce qui est impossible mais vraisemblable à ce qui est possible mais non persuasif. ». Le persuasif c’est un élément du vraisemblable. L’opinion est le guide, il ne faut pas la heurter contrairement à ce qu’en disait Platon. L’art va dans le sens l’opinion. Il est d’emblée populaire, il doit se faire comprendre du public. Dans la poésie : « le plus important, c’est de savoir faire les métaphores… Bien faire les métaphores, c’est voir le semblable. » 22. Il faut partir de ce qui est connu pour faire des métaphores.
A propos de la poésie épique Aristote écrit : « Il est bien clair que comme dans la tragédie, les histoires doivent être construites en forme de drame et être centrées sur une action une qui forme un tout et va jusqu’à son terme, avec un commencement, un milieu et une fin, pour que, semblables à un être vivant un et qui forme un tout, elles produisent le plaisir qui leur est propre. » P23 P. Et Aristote glorifie Homère « divinement inspiré » quand il choisit un événement précis dans la guerre de Troie.
Bien que répondant à des critères logiques, la tragédie n’est pas soumise par Aristote à une analyse normative. Il travaille sur les formes réelles des arts « Pour le mètre, c’est le mètre héroïque qui, à l’expérience, s’est imposé. ». 24
Les arts se constitue eux-mêmes. C’est Homère qui fixe les règles de la poésie épique : « par dessus tout, Homère a appris aux autres la façon dont on doit dire des mensonges, c’est-à-dire l’usage du faux raisonnement. » P. 24. On est dans le domaine du vraisemblable, pas dans celui du vrai, du langage persuasif et Aristote laisse entendre qu’Homère avait une parfaite maîtrise de son art puisqu’il a pu l’enseigner (On voit toute la différence avec Platon qui dans l’Apologie de Socrate nous présente des artistes incapables d’enseigner ce qu’ils font).
L’artiste n’est pas soumis à la vérité de son objet, il se contente du vraisemblable qui est moins précis que le vrai : « Il est en effet moins grave d’ignorer que la biche n’a pas de cornes que de manquer en la peignant, l’art de la représentation. » P25. C’est une faute accidentelle par rapport à la zoologie, ce n’est pas une faute poétique. Chaque art a ses propres règles, sa propre finalité. Il réussit quand il atteint sa propre fin : non la persuasion politique ou judiciaire comme la rhétorique mais l’agrément.
Il y a donc un plaisir de la connaissance dans l’art. Comme le dit Danto « Le fait que ce n’est pas vrai doit contribuer de manière évidente au plaisir que les spectacles mimétiques procurent au spectateur » (L’Assujettissement philosophique de l’art : on contemple avec plaisir la représentation d’un lion qui nous ferait fuir à toutes jambes s’il était réel ! Il faut donc que l’on sache qu’il s’agit d’une imitation, que l’objet n’est pas le réel. Il comporte donc forcément une dimension cognitive : il faut disposer d’un concept du réel opposé à celui de l’imaginaire ou du mimétique. Mais le plaisir de la philosophie est supérieur, pourquoi alors avons-nous aussi besoin de l’art ?
Le plaisir de la théorie est un plaisir lié à la saisie des premières causes et des premiers principes. C’est un plaisir impersonnel.
Le plaisir de l’art est un plaisir lié aux passions, c’est-à-dire un plaisir « du composé », de l’individu qui a un corps et qui vit dans un monde contingent.
Aristote va donc orienter son analyse du plaisir esthétique en regard des passions humaines. C’est l’analyse de la catharsis qui naît du spectacle tragique.
Aristote nous dit de la catharsis : « en représentant la pitié et la frayeur, elle réalise une épuration de ce genre d’action. ». La catharsis est opérée par l’intrigue puisque c’est de l’intrigue que naît le plaisir esthétique et elle vient comme une conséquence de ce plaisir.
Ce qui montre d’ailleurs que le fait de savoir qu’il s’agit d’une représentation n’introduit pas pour Aristote une distance psychique infranchissable entre le spectateur et ce qui est représenté.
Ces émotions, pitié et frayeur, supposent une identification. Elles sont incompatibles avec le répugnant, le monstrueux. L’intrigue est construite sur la noblesse ou la bassesse des caractères, le bonheur ou le malheur des évènements. « la pitié s’adresse à l’homme qui n’a pas mérité son malheur, l’autre-la frayeur- au malheur d’un semblable. ». Il y a un sens de l’humain dans ces passions, de la fragilité de l’existence, sens qui est partageable par tout homme. La tragédie « doit représenter des faits qui éveillent la frayeur et la pitié. » 13. Elle éveille un « sens de l’humain » puisqu’elle naît à propos d’« un homme qui sans atteindre à l’excellence dans l’ordre de la vertu et de la justice, doit, non au vice et à la méchanceté mais à quelque faute, de tomber dans le malheur- un homme parmi ceux qui jouissent d’un grand renom et d’un grand bonheur, tels Œdipe. ». Nous vivons en représentation les passions qui sont celles de l’homme soumis au bonheur puis au malheur (donc on passe d’un extrême à l’autre de la condition humaine). Le fait de les vivre en représentation nous libère du fait de délibérer sur ce qu’il faut faire, nous pouvons simplement contempler. Nous n’avons pas à rationaliser nos passions puisque nous ne devons pas agir mais nous pouvons les vivre à titre théorique. Il y a donc une épuration : au sens où les passions sont vue comme ce que l’on subit, elles sont contemplées et non vécues (quand on les vit, il est difficile de les connaître). Le coléreux qui voit la représentation de la colère va se rendre compte qu’elle est hors de la juste mesure, tandis que le coléreux en colère se laisse porter par sa passion. C’est en ce sens qu’il y a épuration des passions dans la tragédie. Ce qui joue c’est la frayeur et la pitié car c’est ce par quoi nous nous identifions au héros : ce n’est donc pas simplement une connaissance théorique, il faut un intérêt humain.
Aristote donne cette définition synthétique : « La tragédie est la représentation d’une action noble, menée jusqu’à son terme et ayant une certaine étendue, au moyen d‘un langage relevé d’assaisonnements d’espèce variées, utilisés séparément selon les parties de l’œuvre. La représentation est mise en œuvre par les personnages du drame et n’a pas recours à la narration ; et, en représentant la pitié et la frayeur, elle réalise une épuration de ce genre d’émotion. » 6.
Ricoeur commente : « Le muthos tragique tournant autour des renversements de fortune, et exclusivement du bonheur vers le malheur, est une exploration des voies par lesquelles l’action jette les hommes de valeur, contre toute attente, dans le malheur. Il sert de contrepoint à l’éthique qui enseigne comment l’action, par l’exercice des vertus, conduit au bonheur. »
Ricoeur définit la catharsis : « la transformation en plaisir de la peine inhérente à ces émotions. ». Elle transforme en plaisir de savoir la peine de subir un destin. La frayeur et la pitié sont comprises comme un enchaînement vraisemblable.
Est-ce alors un plaisir purement intellectuel qui est pris dans l’art ? La mimésis fait de l’artiste celui qui représente le vraisemblable. N’est-ce pas nier le pouvoir de son imagination de sortir du vraisemblable ? Danto se demande dans La transfiguration du Banal « Les femmes de Picasso qui sont dépeintes de manière incohérente avec les deux yeux du même coté de la tête sont-elles de bonnes imitations de créatures féminines dont l’existence exige une révision de nos notions physionomiques, ou s’agit-il de mauvaises imitations de femmes normales ? ». Il est évident que la théorie mimétique nous conduit à poser des questions qui n’ont pas de sens par rapport à l’intention de signifier de l’artiste.
Mais l’accent que met Aristote sur le domaine du vraisemblable est tout de même intéressant car lorsqu’il sort de ce domaine, l’art en devient-il pas l’expression d’une pure idiosyncrasie individuelle dont on comprend mal en quoi elle devrait nous intéresser si nous ne partageons pas les mêmes névroses que son créateur ? Le plaisir cognitif pris aux œuvres n’est donc pas à écarter parce que de nature cognitive.